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C’est en 1863 que Swan tourne son attention vers les objets amérindiens :

« J’ai noté dans l’article de M. Gibbs publié dans le rapport de la Smithsonian relatif à la collecte de curiosités indiennes le fait que toutes ces collections présentent de l’intérêt. Il y a peu d’Indiens parmi ceux que j’ai pu observer qui possèdent autant de ce type d’articles que le peuple Makah. Tout ce qui concerne leurs pêches aux baleines et aux poissons, leurs canoës, lances, harpons, cordes et lignes, hameçons, couteaux, nattes, paniers, couvertures en laine de chien, couvertures en écorce, vaisselle en bois, outils, etc. sont tous des objets d’intérêt, et une collection de ceux-ci accompagnés d’une description de leur mode de fabrication et de leurs usages ne pourrait qu’être attrayante au sein de votre collection. »225

L’instituteur va ainsi commencer à réunir des collections autochtones dans un contexte global de colonisation du territoire : en collectant l’Autre, il dresse un portrait des terres nouvellement occupées et contrôlées (Erikson, 2002 :44).

a. Des procédés de collecte multiples

Swan développe des méthodes d’obtention d’objets amérindiens très diversifiées : échanges et achats de pièces auprès des Autochtones, appel à des agents intermédiaires, achats auprès de collectionneurs et commandes d’objets, toutes ces possibilités sont exploitées et évoluent au fil de son activité.

Ces années passées à la réserve de Neah Bay, de 1862 à 1866, permettent à Swan d’entretenir très vite d’étroites relations avec les Makah pour lesquels il éprouve un réel intérêt, auquel les Amérindiens répondent par une confiance peu habituelle pour l’époque (Cole, 1981 :15). Cela n’empêche par Swan de manquer parfois de jugement quant à cette population qu’il côtoie pourtant au quotidien : il n’hésite ainsi pas à aller fouiller les tombes makah afin d’obtenir des spécimens. En 1863, il tue et naturalise une chouette tout en sachant que pour les Makah, cet animal est la réincarnation d’une personne noyée : pour lui, ces croyances ne sont que des superstitions qu’il dédaigne afin qu’elles n’entravent pas sa collecte (Erikson, 2002 : 46 et 48). Accaparé par ses diverses fonctions (instituteur, recenseur et occasionnellement médecin), Swan s’appuie fortement sur les Makah qui lui procurent artefacts et spécimens naturels, notamment les enfants qu’il côtoie à l’école. Ces derniers lui amènent des nids d’oiseau et de petits paniers emplis

225« I noticed in Mr. Gibbs paper in the report of the Smithsonian Institution relative to the collection of Indian

curiosities the fact that all such collections will be of interest. There are few Indians that have come under my observation who have more of such articles than the Makah people. Everything pertaining to their fisheries both of whale and smaller fish, their canoes, spears, harpoons, ropes and lines, fish hooks, knives, mats, baskets, dog hair blankets, wooden ware, tools, etc. are all objects of interest, and a collection of these with description of their manufacture and uses could not fail of being attractive objects in your collection. » J.G. Swan, lettre à S.F. Baird, citée in Erikson, 2002 :42.

90 de sable et de coquillages que Swan envoie tels quels à la Smithsonian226. Ces collectes ne se font

pas sans difficultés : les anciens s’opposent à ces collectes de coquillages, pour des raisons inconnues, tandis que Swan déplore le peu de talent des makah à lui préparer des peaux d’oiseaux avant leur envoi dans l’Est (Erikson, 2002 :46-47). Après son départ de la réserve, il doit faire face à de nouveaux obstacles. Port Townsend est loin d’être aussi favorable à la collecte que Neah Bay. Les Clallam présentent pour lui peu d’objets d’intérêt, car ils ont adopté la culture matérielle euro-américaine (Cole, 1981 : 15). Swan doit dès lors passer par des canaux différents pour réunir ses collections makah, n’étant pas lui-même sur le terrain. Le 30 octobre 1884, alors qu’il est chargé de réunir des collections pour l’Exposition Universelle de la Nouvelle-Orléans, il écrit ainsi à Baird :

« Le Capitaine Hooper est rentré hier de Neah Bay sur l’US. Rev. Steamer Rush, et m’a apporté un bel assortiment de matériel de chasse à la baleine et au phoque et de matériel pêche […]. Le Capitaine Hooper a aussi gentiment remorqué un grand canoë dans lequel se trouvait l’Indien qui a constitué la collection avec sa famille, et m’a aidé à faire l’inventaire de l’ensemble qui a coûté 185$ […].»227

Cette lettre nous apprend que Swan n’hésite alors plus à passer par des intermédiaires pour constituer ses collections. Ce courrier nous montre de plus que les Makah sont de véritables agents actifs de ce système: les objets ne s’échangent plus mais se vendent au prix fort. Cela rend la collecte plus difficile pour Swan : en 1883, alors qu’il rassemble une collection pour l’exposition de Londres, il doit faire face à des prix exorbitants et à des objets qui se raréfient face à l’afflux des collectionneurs étrangers et des touristes sur la côte l’été (Cole, 1981 :39). Par ailleurs, certains objets anciens ne peuvent être achetés, comme les ensembles de chasse aux cétacés ayant été utilisés avec succès (Erikson, 2002 :49). Pour faire face à cela, Swan préfère commander certaines pièces qu’il désire aux Makah, qui lui fabriquent puis lui vendent. Le 23 mars 1885, il explique ainsi comment il a obtenu pour vingt dollars des arcs et des flèches228 d’un Makah nommé

Tahahowtl ou Byron :

« […] Ces arcs et flèches m’ont été apportés depuis Cap Flattery par l’Indien qui les a fabriqués. Il m’a dit qu’il était dans les montagnes du cap deux jours avant qu’il ne puisse trouver le

226 On peut se demander si nos paniers 71.1885.78.322-326, 336 et 497, entrés en 1869 à la Smithsonian et dont les

inventaires du Trocadéro notent qu’ils ont été faits par des enfants, n’auraient pas initialement servis à transporter sable et coquillages.

227 « Captain Hooper returned from Neah Bay yesterday with the U.S. Rev. Steamer Rush, and brought me a fine

assortment of whaling, sealing and fishing gear... Capt. Hooper also kindly towed up a large canoe in which was the Indian who made the collection with his family and he has assisted me in making an inventory of the lot which cost $185.00. […]». J.G. Swan, lettre à S.F. Baird, partiellement retranscrite in N°15152, «Accession History», communication NMNH.

228 En font partie notre arc n°71.1885.78.435 et nos flèches n°71.1885.78.422, 423, 433 et 434. Cf annexe 4.19., objets

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bois d’if. Les arcs sont d’une grande taille et ont été faits pour être envoyés expressément à la Smithsonian Institution. »229

Les Makah sont dans certains cas très prompts à répondre aux demandes de Swan, pour des raisons qu’il explique dans une lettre datée du 30 mai 1884:

« […] Les Indiens Makah m’ont promis un meilleur assortiment de matériel de chasse à la baleine, au phoque et de pêche que je n’en ai jamais eu. Ils semblent enfin comprendre que je veux envoyer leurs confections à Washington, et non les garder pour moi-même.»230

Interagissant quotidiennement avec les agents indiens et autres Euro-américains présents dans les réserves, les Makah avaient tout à fait conscience de l’avantage d’être visibles et représentés par leurs objets dans la capitale. C’est d’ailleurs un portrait complet de cette communauté que veut constituer Swan au fil de ses collectes.

b. Des collections qui se veulent diversifiées et complètes

La longue énumération d’objets présente dans la lettre de Swan à Baird en 1863 nous indique que l’instituteur envisage de rassembler des collections matérielles illustratives de l’ensemble des traits culturels de la communauté Makah. Le matériel de pêche et de chasse à la baleine est dominant car il correspond à l’expression matérielle majeure de cette population maritime dont l’économie et la subsistance reposent sur ces activités. Au sein de notre propre corpus, pas moins de quinze pièces sont liées aux activités de pêche ou de chasse du phoque et des cétacés : hameçons, flotteurs, armature de harpon et son étui, lignes, massue à poisson ou encore tube en cuir destiné à extraire l’huile du corps des cétacés en font partie. Les autres expressions matérielles makah n’y sont pas moins elles aussi présentes, alors que notre corpus ne constitue qu’une infime partie des collections originelles : les objets domestiques (cuillère n° 71.1885.78.21, couverture n° 71.1885.78.306), les outils (coin n° 71.1885.78.72), le matériel de chasse (arc n° 71.1885.78.435) ou encore les objets ornementaux ou sacrés (coquilles de dentalium et masque n° 71.1885.78.48 et 310) ont fait partie de larges collections diversifiées envoyées à Washington par Swan. Les collections rassemblées de 1875 à 1876 pour l’exposition de Philadelphie sont ainsi culturellement et typologiquement exhaustives pour les populations Makah, Nootka, Bella Bella et Tlingit, malgré une sous-représentation des Kwakiutl et des Salish

229« These bows and arrows were brought to me yesterday from Cape Flattery by the Indian who made them. He told

me he was in the mountains at the cape two days before he found the yew. The bows are of extra length and were made to order expressly for the Smithsonian Institution », J.G. Swan, lettre du 09/06/1885, partiellement retranscrite in N° 16163, «Accession History», communication NMNH.

230 « The Makah Indians have promised me a better assortment of whaling, sealing and fishing gear than I have had.

They seem to understand at last that I want their manufacture to be sent to Washington, and not to keep for myself », J.G. Swan, lettre du 30/05/1884, partiellement retranscrite in N°15477, «Accession History», communication NMNH.

92 (Cole, 1981 : 17). Même en 1882-1883, alors que Swan doit collecter en priorité du matériel de pêche et de chasse maritime, il rassemble également d’autres pièces. Il répond en cela aux désirs de Baird qui lui demande le 21 novembre 1882 d’obtenir « tout ce que vous pouvez des autres illustrations de l’ethnologie et de l’archéologie du nord-ouest » (Cole, 1981 : 39). La vision globale que Swan possède plus particulièrement pour la culture matérielle makah s’exprime au sein de

The indians of Cape Flattery, at the entrance to the strait of Fuca, Washington Territory, ouvrage publié en

1870, à la demande de Baird. Swan y décrit largement les objets makah, leur mode de fabrication et leur contexte d’usage. Le matériel de pêche et de chasse, les instruments de cuisine, la vannerie, les vêtements, les ornements et les masques y sont tous présentés (Swan, 1870).

Swan pense être le seul à pouvoir effectuer des collectes systématiques sur l’ensemble de la côte Nord-Ouest, et il critique abondamment les collectes d’objets et de vocabulaires effectués ponctuellement par des explorateurs qui n’ont jamais été en contact avec les Autochtones sur la longue durée (Erikson, 2002 : 50). Le mode de formation des collections de la Smithsonian, qui repose sur des dons effectués par des correspondants bénévoles à la suite de voyages plus ou moins réguliers dans l’Ouest le désole et ne peut selon lui qu’entraîner des erreurs de dénomination ou même d’identification des pièces collectées (Cole, 1981 :17). Toutefois Swan lui-même n’était pas toujours très connaisseur de toutes les populations rencontrées, à l’exception de celles de Neah Bay et de Port Townsend, et commettait ses propres erreurs (Cole, 1981 :31). Par ailleurs, les scientifiques contemporains ont critiqué certaines de ses pratiques, parmi lesquelles sont goût pour le « bel objet ».

c. Une collection biaisée par des goûts personnels ?

Swan n’est pas un ethnographe professionnel mais un collecteur autodidacte qui possède un regard personnel sur les pièces amérindiennes. Les spécimens qu’il collecte se doivent d’être matériellement parfaits :

« J’ajoute ci-joint la facture n°3 des confections indiennes […] Il y a une très large caisse contenant un canoë de 15 pieds du meilleur modèle et de la plus belle facture que j’ai jamais vus.»231

Cette lettre adressée à Baird témoigne du goût de Swan pour les objets esthétiques et plaisants à l’œil, objets qu’il va même jusqu’à ne pas acquérir s’ils ne lui conviennent pas. En 1862, il refuse un crâne d’ours que lui amènent les Makah car une dent, prélevée pour guérir rituellement le chasseur blessé par l’animal, est manquante. Le spécimen incomplet est rejeté par

231 «I enclose herewith Invoice No. 3. of Indian manufacture...There is one very large case containing a 15 foot

canoe of the best model and finest workmanship I have ever seen.» J.G. Swan, lettre à S.F. Baird, 30/10/1884, partiellement retranscrite in n° 15152, « Accession History », communication NMNH.

93 Swan: la matérialité de l’objet, sa complétude, son aspect général semblent donc importer plus aux yeux du collecteur que son contexte de production et d’utilisation, ici rituel (Erikson, 2002 :47). Cela n’étonne pas quand on sait que Swan doutait de l’intérêt de certaines recherches ethnologiques menées à Washington. Il considérait ainsi l’étude des systèmes de parenté autochtones comme inutile (Erikson, 2002 :47 et 50). Swan ne dénigre pas complètement les objets anciens qui témoignent de pratiques rituelles autochtones, comme les sculptures en argilite haïda qu’il obtient en 1875-1876. Il n’hésite toutefois pas à acheter auprès de la même nation de la bijouterie en or et en argent non traditionnelle mais nouvellement produite pour la vente, à la valeur scientifique moindre. Cela attire les critiques (Cole, 1981 :32). Baird se voit ainsi obligé de s’enquérir auprès de son correspondant de « l’authenticité » des pièces réunies pour l’exposition de la Nouvelle-Orléans. Un aspect trop neuf est reproché aux objets qui semblent avoir été spécialement créés pour la Smithsonian. Cela remet en cause leur caractère d’objets ethnographiques ayant été réellement utilisés par leurs producteurs. Swan se défend en arguant que les objets usagés, comme les harpons, sont bien trop chers :

« Comme les Indiens sont constamment en train de fabriquer tout type de matériel qu’ils utilisent ensuite, je préfère, quand je le peux, obtenir les plus beaux spécimens plutôt que d’acquérir un lot de vieilles choses à un prix accru »232.

Les techniques de collecte de Swan sont certes critiquables aujourd’hui comme hier, puisqu’elles furent dessinées par ses préférences personnelles et non soutenues par une étude approfondie de l’ensemble des manifestations de la culture Makah, matérielles comme immatérielles. Swan n’était de plus pas exempt de préjugés sur ces dernières, comme tant d’autres à l’époque, et ses collectes nous paraissent donc aujourd’hui profondément biaisées. Mais la sélectivité est la base même de la collecte, rendant par la même toute stricte exhaustivité impossible. L’intérêt historique mais aussi ethnographique des collections de Swan demeure donc indéniable. Si Swan reçoit une reconnaissance contemporaine somme toute mineure pour son travail, un autre collecteur de notre corpus marque lui les esprits et fait entrer l’ethnographie dans une phase de véritable professionnalisation : John Wesley Powell.

232 « As the Indians are constantly making all kinds of gear they use, I prefer, when I can, to get the best looking

specimens rather than take a lot of old stuff at an enhanced price », J.G. Swan, lettre à S.F. Baird, 21/07/1884, citée in Cole, 1981 :46.

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