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Afin de bien saisir l’ensemble des tenants et aboutissants de ces échanges transatlantiques fructueux entre les deux musées, il nous faut d’abord nous interroger sur les motivations et les relations institutionnelles préalables entre ces deux institutions qui ont rendu ces échanges possibles.

1. La politique d’échanges de la Smithsonian Institution

a. Une politique primordiale

La pratique d’échanges que va activement mener la Smithsonian Institution trouve ses fondements dans l’énonciation même de la vocation de l’institution, créée pour « l’accroissement et la diffusion du savoir parmi les hommes ». Cette volonté de diffusion des connaissances scientifiques amène en premier lieu l’institution à publier les recherches menées sous sa direction, puis logiquement à distribuer les spécimens qu’elle reçoit dans le cadre de ces mêmes recherches. Avec l’arrivée des premières collections ethnographiques d’importance en 1858, Henry entreprend donc de distribuer le plus largement possible les objets qui s’accumulent à Washington. Henry soutient d’autant plus cette politique qu’il refuse catégoriquement la charge financière et humaine représentée par un véritable lieu de conservation des collections.

261 Un échange muséal « « permet à deux personnes ou institutions d’accroître leurs biens par l’arrivée de nouvelles

pièces, tout en se délestant d’une partie des leurs », Galliard, 2009 :31.

116 Le principe d’échange qu’Henry énonce est strict : après leur étude, les « duplicatas », les doublons de pièces appartenant aux collections, devront être redistribués en « lots complets » aux autres institutions de conservation nationales et étrangères. En retour, des collections utiles à la recherche et à la comparaison avec les collections étasuniennes devront être fournies à la Smithsonian. Cette dernière aura également pour charge de distribuer les spécimens reçus auprès des autres institutions du pays (ARSI, 1862 :41). Les rapports annuels de la Smithsonian fournissent d’importants renseignements chiffrés sur le volume des échanges réguliers pratiqués par l’institution. En 1858, date à laquelle arrivent les collections Wilkes, neuf cent treize paquets (soit cinquante-six caisses) sont envoyés à l’étranger à destination de cinq cent vingt-cinq destinataires différents (ARSI, 1859 :46). En échange, la Smithsonian Institution reçoit elle-même quatre mille quatre cent vingt-cinq paquets: pour Henry, cette politique d’envois à l’étranger d’objets et de publications est un véritable succès, d’autant plus que la Smithsonian est la seule institution des Etats-Unis à posséder les moyens d’une telle action à l’international (ARSI, 1859 :36). Les échanges ne vont effectivement cesser de s’accroître au fil des ans. En 1883, alors que la Smithsonian débute sa longue correspondance avec le Trocadéro, quatre cent quatre-vingt- treize caisses sont envoyées à l’étranger, sur les quatre continents, contre deux cent trente-deux caisses reçues. Ce nombre impressionnant n’a cessé d’augmenter depuis 1876 (ARSI, 1885 : 94 et 96) et continuera de le faire jusqu’en 1899 (ARSI, 1901 : 48-53). Parmi l’ensemble des nations étrangères correspondantes de la Smithsonian, la France est un acteur majeur.

b. La France, correspondante de longue date

Par sa politique d’échanges scientifiques, la Smithsonian Institution est évidemment très présente en Europe, où elle envoie notamment des objets au National Museet de Copenhague, au Horniman Museum, au Rijskmuseum de Leyde ou encore au British Museum à Londres, sur une large période s’étendant des années 1880 à 1950 (Galliard, 2014 : 243-244). La France n’est pas en reste en terme d’échanges intellectuels et matériels (objets et publications). Joseph Henry correspond en effet avec le ministre de l’Instruction publique dès 1869, alors qu’il propose à celui-ci l’échange de moulages de squelettes humains contre des copies « des plus rares spécimens » issus des collections de la Smithsonian Institution263. Ces contacts se poursuivent au

fil des années, Henry s’investissant dans la vie scientifique française. En avril 1873, le ministre envoie un vase de porcelaine de Sèvres à l’américain en remerciement pour sa participation à la

263 J. Henry, lettre au ministre de l’Instruction publique, 08/05/1869, RU 33, Box 6, Reel 21, vol. 14, p.312, Archives SI,

117 Commission internationale du Mêtre264. Ses contacts avec le ministère permettent à la

Smithsonian d’obtenir certaines publications introuvables aux Etats-Unis mais nécessaires aux recherches menées par ses scientifiques. En 1874, Baird demande ainsi au ministère si une copie du « codex parisien »265 ne pourrait être envoyée à Washington D.C., où des chercheurs

souhaitent étudier l’écriture pictographique maya266. Afin de s’assurer de la réussite d’une

demande de publication qu’il effectue en 1882 auprès du ministère, Spencer Baird n’hésite pas à promouvoir son institution en mettant en exergue la place prépondérante qu’elle et son National Museum occupent sur la scène scientifique américaine, voire internationale :

« La prétention de la Smithsonian est bien plus forte que celle d'aucun autre établissement des E-U, puisque sa bibliothèque fait partie de la Bibliothèque Nationale du Congrès.[…] Ce musée [le National Museum] de renom emploie plus de cent personnes en tant que conservateurs, assistants, etc., et représente la plus grande part de l'ensemble de la recherche scientifique que l'on peut trouver dans les autres musées publics des Etats-Unis.[…] je peux vous affirmer qu’aucun autre musée en Amérique ne possède une aussi belle collection d’animaux et de plantes du Mexique que la nôtre, et ceux-ci requièrent donc le plus complet matériel littéraire nécessaire à leur étude. »267

Le ministère joue également un rôle de relais pour Henry puis Baird lorsqu’il s’agit de diffuser plus largement les publications de la Smithsonian sur le territoire français. A la suite d’un premier envoi d’ouvrages scientifiques de la part des Français, Baird précise ainsi à son interlocuteur :

« En addition aux volumes composant les séries destinées au gouvernement français, il y aura [dans le chargement envoyé] un grand nombre d’ouvrages pour les diverses sociétés savantes et hommes scientifiques de France »268.

Une liste non datée conservée au sein du même dossier d’archives269 recense le nombre

impressionnant de cent quarante-neuf destinataires français différents concernés par l’envoi de

264 Ministre de l’Instruction publique, lettre à J. Henry, 21/04/1873, RU 33, Box 12, Reel 52, vol. 33, p.199, Archives SI. 265 Baird parle probablement ici du codex de Paris (actuellement conservé à la Bibliothèque Nationale), seul codex maya

préhispanique conservé dans la capitale.

266 S.F. Baird, Lettre au ministre de l’Instruction publique, des cultes et des Beaux-arts, 04/03/1874, RU 33, Box 14,

Reel 59, vol. 38, p.293, Archives SI.

267« The claim of the Smithsonian is much more potent than that of any other establishment in the United States, since

its library is part of the National library at the Capitol. […] This museum is very exclusive, having more than one hundred persons as curators, assistants, etc, and representing a larger amount of scientific investigation than is to be found in all the other public museums of the United States.[…] I can affirm you that no museum in America has so good a collection of the animals and plants of Mexico as has it, and ally which require the fullest literary material for their examination. » Spencer Baird, Lettre au ministre de l’Instruction publique, des cultes et des Beaux-arts, [p.3-4], 04/01/1882, RU 33, Box 37, Reel 145, vol. 116, p. 291, Archives SI.

268 « In addition to the volumes composing the series for the french government, there will be large numbers of books

for the various learned societies and for scientific men of France ». S. F. Baird, lettre au Baron de Watteville, chargé des échanges internationaux au Ministère de l’Instruction Publique, 21/11/1878, RU 33, Box 23, Reel 99, vol. 73, p. 294, Archives SI.

269 Liste, « Contents of 9 cases 1669-1677 of scientific exchanges sent by the Smithsonian Institution », RU 33, Box 32,

Reel 128, vol. 102, p.234 (MP1), Archives SI. Cette section des archives conserve des documents datés d’entre le 01/10/1880 et le 17/11/1880.

118 neuf caisses « d’échanges scientifiques ». Parmi ces destinataires, on trouve des sociétés savantes de province (Société des Sciences et Lettres de Blois, Sociétés des sciences physiques et naturelles de Bordeaux), des individus (Jacques de Morgan, Viollet-le-Duc), des institutions (Muséum de Lyon, Institut de France) et des revues scientifiques (Revue Internationale des Sciences, Revue des Cours littéraires). L’étendue des correspondances scientifiques entre la Smithsonian et la France est donc extrêmement importante, et ce dès les années 1870 : le Musée d’Ethnographie du Trocadéro est un correspondant parmi d’autres.

Dans son étude des collections du Sud-Ouest conservées en France, Eloïse Galliard a également retrouvé différents envois de la Smithsonian Institution à des musées de province, des années 1880 à 1900. La Smithsonian envoie par exemple des pièces de Californie au Musée d’Histoire Naturelle de Nice en 1883 et une collection d’objets des four corners au musée d’Annecy en 1887 alors qu’elle entretient depuis les années 1870 une étroite correspondance avec la Société Florimontane de la ville (Galliard, 2014 :338-339). Le Musée d’Ethnographie du Trocadéro va lui devenir un partenaire majeur de l’institution américaine de part la spécificité de ses collections et de son domaine de recherche.

2. Le Musée d’Ethnographie du Trocadéro, un jeune musée en développement

a. Le Trocadéro en 1882

Le premier courrier attestant des échanges entre la Smithsonian Institution et le Musée d’Ethnographie du Trocadéro dans le dernier tiers du XIXème siècle, conservé en France, est une

lettre de Charles Rau à Ernest-Théodore Hamy datée du 9 janvier 1882 (cf annexe 5.1.).

Cette lettre nous indique que c’est Hamy lui-même qui initie les premiers contacts dès la fin de l’année 1881 entre le jeune musée qu’il dirige et l’institution américaine. Le Musée d’Ethnographie du Trocadéro officiellement institué à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1878 est alors très récent et a ouvert pour la première fois ses portes au public le 12 avril 1882 (Dias, 1991 : 175). Ses collections ne peuvent à ce moment rivaliser avec les autres grandes collections ethnographiques européennes. Cela concerne notamment les collections américaines. Les collections du Musée américain moribond du Louvre n’ont effectivement pas encore été transférées au Trocadéro et ne le seront qu’en 1887 (Dias, 1991 : 178), soit cinq ans après l’engagement des échanges avec la Smithsonian. Cette démarche de la part d’Hamy témoigne donc de la politique d’acquisition très active qu’il met en place dès sa prise de fonctions au Trocadéro afin de développer quantitativement et qualitativement ses collections. A l’image de la Smithsonian, ce sont les dons et les échanges qui sont les principaux modes d’enrichissement des

119 collections puisque le musée du Trocadéro ne dispose pour ses achats que d’un budget dérisoire de cent à deux cents francs par an (Dias, 1991 :198). Cette politique d’échange est permise par les nombreux congrès et rencontres internationales qui se multiplient à partir de la seconde moitié du XIXème siècle autour des différentes disciplines des sciences humaines (archéologie,

anthropologie, géographie, etc.). C’est à ces occasions qu’Ernest-Théodore Hamy rencontre des collectionneurs et des érudits des pays occidentaux qui vont contribuer au développement du musée270. Les collections américaines, qui comptent environ dix mille objets en 1882, vont ainsi

s’accroître de mille cinq cent quatre-vingt-quinze objets un an plus tard. Ces collections sont données par des particuliers (Abel Grouillon, Gabriel de Günzbourg ou encore Victor Schoelcher) mais aussi par la Smithsonian Institution (Hamy, 1885 :461). De 1883, date du premier envoi d’objets au Trocadéro, à 1899, date du dernier envoi au XIXème siècle, plus de mille

objets archéologiques et ethnographiques américains vont être reçus par le Trocadéro271.

S’il ne s’agit pas là du premier échange entre le musée français et un musée étranger, celui- ci ayant eu lieu en 1881 avec le National Museet de Copenhague, son ampleur est, elle, inégalée. Elle reflète bien l’importance primordiale que revêt la Smithsonian aux yeux d’Ernest-Théodore Hamy et son rôle de modèle institutionnel qu’elle occupe au sein milieu scientifique français.

b. Une vision française des collections américaines

La Smithsonian Institution bénéficie évidemment d’une assise scientifique de longue date lorsqu’Hamy la contacte. Fondée en 1846, augmentée en 1879 du BAE, elle rayonne jusqu’en Europe :

« Les deux centres [le Peabody Museum et la Smithsonian Institution] groupent autour d’eux une multitude de travailleurs et rivalisent dans l’envoi, tous les ans, de missions richement rétribuées qui sont chargées d’explorer successivement toutes les régions du pays, d’y pratiquer des fouilles, d’y recueillir tous les objets intéressants les Indiens et d’en noter les coutumes, les croyances, les danses, les langues. » 272

Dans son article publié au sein de L’Anthropologie, revue codirigée par Hamy, Paul Topinard continue de manière admirative sur la Smithsonian Institution: « Cette puissante institution est de celles dont il importe de bien connaître le mécanisme et qu’il nous faudrait prendre pour modèle en France. Elle fait le plus grand honneur au génie américain » (Topinard,

270 Communication personnelle de Gwénaële Guigon, 20/08/2014.

271 Nos recherches dans les archives de la Smithsonian Institution nous ont permis de comptabiliser l’envoi de mille

vingt-six spécimens de la Smithsonian au Trocadéro entre 1883 et 1899, tels qu’ils sont recensés dans les listes et fiches de distributions conservées (RU 120, Box 16, Archives SI).

120 1893 :305). Hamy, lui-même américaniste de cœur, n’ignore pas les richesses contenues dans les collections de l’institution. Attachant une grande d’importance aux collections américaines de son musée, plus riches que toutes les autres, il a pour devoir de se lier avec la Smithsonian dont les collections sont pour lui à la tête de l’archéologie nord-américaine de l’époque (Hamy, 1883 : 469). La date qu’il choisit pour débuter sa correspondance avec elle, la fin de l’année 1881, n’est peut-être pas due au hasard puisque c’est cette même année qu’est construit le nouveau bâtiment devant abriter le National Museum modernisé. Cet évènement a très certainement connu un grand retentissement dans le milieu muséal à l’époque, engageant Hamy à effectuer ses premières démarches auprès de l’institution qui lui sert de modèle pour l’organisation de son propre musée. Au-delà de la structure institutionnelle même, c’est la pratique de collecte professionnalisante incarnée par la Smithsonian qui frappe Hamy et qui rend les échanges avec l’institution incontournables273. La position du Trocadéro va ensuite s’affermir au fil de la période où ont lieu

ces échanges transatlantiques grâce au fort accroissement des collections et de la réputation publique et scientifique de l’établissement. Lorsque qu’Hamy demande au conservateur Holmes une série de moulages en 1898, il décrit ainsi la nouvelle envergure internationale atteinte par le musée du Trocadéro :

« Le Musée d’Ethnographie du Trocadéro avec ses énormes collections américaines est un des centres d’instruction de notre capitale les plus familiers à nos visiteurs et amis d’au-delà de l’Atlantique. » (cf annexe 5.5.)

La période d’échanges qui nous concerne marque donc l’affermissement du Musée d’Ethnographie du Trocadéro sur la scène scientifique internationale et la confirmation de l’envergure impressionnante atteinte par la Smithsonian Institution.