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Après une digression d’un chapitre concernant toutes les anticipations qui ne cherche ni à être une aide à la décision ni à expliquer le devenir global des sociétés, mais se contente de décrire concrètement une petite partie de la réalité future - que ce soit le mode de vie ou la façon de faire la guerre, B. Cazes retourne aux images de l’avenir sous-tendues par une certaine philosophie, « continuiste » ou « discontinuiste », du changement historique.

Cette partie constitue le cœur du livre. Bernard Cazes distingue ainsi dans cette section trois grandes façons d’envisager l’avenir : de façon tendancielle, de façon modérément discontinue ou de façon radicalement discontinue.

Le premier cas recouvre ce que l’on appelle l’évolutionnisme

social. Ici, que ce soit chez Turgot, Rostow, Saint-Simon, Auguste Comte ou encore bien sûr Marx, l’avenir des sociétés est le produit de lois, qu’il s’agit simplement de découvrir et sur lesquelles les contingences historiques et l’imprévisibilité des actions humaines n’ont in fine pas de prise. Une cause uniforme engendre un changement continu, linéaire et ascendant - et donc prévisible. Pourtant, ce moteur de l’histoire n’est bien entendu pas le même selon les auteurs ; et B. Cazes ne manque pas de critiquer ces visions qui voudraient parvenir à expliquer la diversité des sociétés humaines au moyen d’une cause unique.

Cette logique continuiste n’en reste pas moins aujourd’hui encore fortement prégnante dans les esprits. Pourtant, différents auteurs, que ce soit sous une forme littéraire ou non, ont cherché à envisager l’hypothèse de changements discontinus par lesquels l’avenir s’inscrit en rupture du présent.

Avec les auteurs représentatifs de ce que B. Cazes appelle le « discontinuisme modéré », c’est le caractère linéaire du cheminement de l’histoire qui est remis en question, soit parce que le mouvement de l’histoire est considéré comme le résultat de nombreux hasards, qu’une « erreur d’aiguillage » aurait pu modifier complètement, soit parce que l’histoire est vue comme foncièrement cyclique, soit enfin parce que le progrès - qui reste envisagé comme possible - ne pourra se faire à l’avenir qu’en instaurant une rupture avec les tendances et comportements antérieures.

L’auteur montre que ces trois catégories et leurs déclinaisons sont présentes tant dans des écrits romanesques que dans des textes académiques. C’est à cet égard l’un des attraits du livre que de mettre en balance habilement œuvres littéraires et essais, et ainsi de montrer notamment que l’intérêt pour le futur est une constante de l’humanité, non réservé à des professionnels utilisant des méthodes scientifiques.

Les erreurs d’aiguillage ont sur un plan romanesques été ainsi fortement représentées, notamment en science- fiction. Elles se rencontrent fréquemment au sujet d’événements historiques marquants, tels que le destin de l’Invincible Armada, le comportement de Louis XVI face à la Révolution, ou encore l’attitude de Napoléon peu avant sa chute. Si un tel procédé romanesque est généralement peu considéré par les historiens, ce mode de pensée existe également pourtant dans certains essais.

Le thème de l’histoire cyclique, romancée ou non, est le second type d’attitude que B. Cazes classifie comme remettant en cause le caractère linéaire du progrès. On le trouve notamment chez J. Verne et Anatole France, ainsi que dans des œuvres plus modernes de science-

Territoires du Futur, N°10 Mai-Juin 2009

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Bibliographie

fiction. Des philosophies de l’histoire ont également été construites sur ce modèle, la plus connue aujourd’hui, depuis le ralentissement post-Trente Glorieuses, étant sans doute la thèse de Kondratieff décrivant les oscillations cycliques que connaissent les économies. Mais au-delà de ces évolutions d’ordre économique, et de moyen terme, d’autres auteurs ont identifié des cycles englobant toute la société et sur des périodes beaucoup plus longues. C’est notamment le cas de Spengler, pour qui chaque culture passe, sur environ un millénaire, par quatre phases avant de mourir et de laisser sa place à une autre culture qui connaitra les mêmes cycles, ainsi que de Sorokin, qui voit, dans l’histoire humaine, trois types de culture possibles se succédant indéfiniment et dans un ordre toujours identiques: la culture spiritualiste, basée sur la foi ; la culture sensualiste, basée sur les sens; et la culture idéaliste, synthèse des deux précédentes, basée sur la raison.

Enfin, toujours en réaction à l’évolutionnisme social, un troisième type de « discontinuisme modéré » est identifié dans l’ouvrage. Il s’agit de tous les textes remettant en cause le progrès poursuivi dans les périodes précédentes, que ce soit parce que le progrès futur de l’humanité ne viendra pas de lui-même et exige une intervention humaine (« le progrès dirigé »), ou parce que le perfectionnement futur de la condition humaine nécessite une redéfinition même de ce qui était jusqu’alors appelé progrès (« le rétro-progrès »). Le progrès dirigé prend tout particulièrement la forme des utopies, notamment celle d’inspiration socialiste, qui imagine des sociétés régies par des principes opposés à ceux en cours jusqu’alors. Le dit « rétro-progrès » consiste lui à imaginer un avenir dont l’amélioration découle d’une rupture vis-à-vis des conceptions traditionnelles du progrès. Certaines utopies socialistes ou anarchistes s’inscrivent dans ce cadre, mais c’est là encore en science-fiction que l’on trouve les versions les plus intéressantes selon B. Cazes, avec des textes décrivant essentiellement un monde retrouvant le bonheur en refusant la civilisation industrielle. Dans l’histoire des idées, ce courant est pour l’essentiel représenté par Fourier, qui avance le caractère provisoire de la civilisation, avant que l’humanité ne refasse tout le chemin historique à rebours pour se retrouver dans l’Eden originel.

Cette vision d’un futur autre que linéaire et progressif, d’une discontinuité dans l’évolution de l’histoire humaine, est repris et approfondi par un ensemble d’auteur qui voient eux tout progrès futur comme impossible. Ce sont pour l’auteur les tenants de la « discontinuité radicale ». B. Cazes note par ailleurs que ce pessimisme procède généralement de deux types

de raisons, existant conjointement ou non: soit la contemporanéité à l’auteur d’événements sombres qui font entrevoir un futur peu porteur, soit en réaction à une utopie passée. Cette réaction face aux adeptes du « progrès dirigé » ou à ceux de l’évolutionnisme social se rencontre tout particulièrement en littérature, avec des œuvres de science-fiction emblématiques, notamment 1984 de G. Orwell, ou encore Meilleur des Mondes de A. Huxley, attirant l’attention sur les effets pervers des constructions intellectuelles trop bien huilées.

Dans l’histoire des idées, l’idée d’un futur sombre est également bien représentée, avec le thème de la décadence, qui, outre la phase descendante temporaire des visions cyclique du temps, abordées précédemment, peut être de trois types : partielle, lorsqu’elle n’affecte qu’un aspect de la vie humaine ou une aire géographique limité ; remédiable, lorsque, lorsque ses causes sont susceptibles d’être éliminées ; et enfin définitive et inévitable. Cette dernière est rare dans sa forme pure pour B. Cazes, qui mentionne essentiellement Gobineau et ses thèses sur la fin nécessaire des civilisations sous l’impact du croisement des races. Dans la catégorie des décadences remédiables pour l’auteur qui en émet l’idée, on trouve notamment Malthus, qui, pour contrer la menace que constitue l’augmentation exponentielle de la population, propose l’abstinence sexuelle. Pour des raisons politiques de prégnance de la social-démocratie, qui empêcherait la dynamique entre bourgeoisie et prolétariat d’arriver à son terme souhaitable, le socialiste français Sorel considère quant à lui que la civilisation est menacée de déclin, à moins que guerres ou totalitarismes n’interviennent. La décadence partielle ne touche que la vie économique chez J.S. Mill, et épargne l’essentiel - la qualité de vie sur terre, tandis que chez Prévost-Paradol, journaliste politique du Second Empire, c’est l’essentiel, pour lui le dynamisme politique, qui va être atteint de décadence. L’affirmation de décadences partielles de type géographique semble elle tout particulièrement concerner les nations latines.

Quel que soit sa nature, de nombreuses raisons à la décadence sont exprimées. Du côté des causes endogènes, on trouve les structures démographiques (quantité et qualité des hommes), les structures économiques, et enfin les comportements sociaux, avec notamment le problème de l’affaiblissement du lien social. Du côté des causes exogènes, la possibilité d’une défaite militaire tient une place prépondérante. Dans ce cadre, l’exemple de la chute de l’Empire Romain est un exemple favori des écrivains. Certains auteurs envisagent cependant également que la décadence puisse venir, extérieurement, d’une dégradation du milieu naturel.

Bibliographie

La prospective comme outil d’aide à