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Le Allgemeines Landrecht für die Preussischen Staaten de 1794

5. Les notions de faute et de risque

a. La notion de faute

Comme le jusnaturalisme des XVIIe et XVIIIe siècles49, le ALR accorde à la faute une place de choix. Omniprésente dans les 138 paragraphes consacrés à la responsabilité civile, la faute prend même des formes particulièrement nuancées. Le législateur ne se contenta pas de la mentionner comme une des conditions pour la réparation, mais en distingua systématiquement plusieurs degrés. Bien que son utilisation par le législateur soit mieux structurée que celle de l’illicéité, la faute apparaît tantôt sous une forme rigidement systé-matisée, tantôt avec une terminologie descriptive ou simplement de manière allusive50.

Les quatre degrés de faute distingués explicitement sont dol, faute grave51, faute moyenne52 et faute légère53. Dans le titre consacré à la respon-sabilité civile, ces termes reviennent, nous le verrons par rapport au calcul du dommage, à plusieurs reprises. L’idée de degrés de faute n’est évidemment pas nouvelle. Non seulement les jurisconsultes romains54, mais également les

49 Notamment Pufendorf et Wolff, voir Winiger, Responsabilité aquilienne en droit commun, 82 ss.

50 Voir notamment Bienenfeld, Haftung ohne Verschulden, 9 ss, 28 s.

51 P. ex. ALR I, 6, §§ 10, 11, 85, 87, 94, 99, 112, 116, 124.

En ce qui concerne la terminologie, le ALR utilise le terme « Versehen » qui n’est pas entièrement équivalent à la « faute » française ou à la culpa latine. Il ne correspond pas non plus exacte-ment à la neglegentia qui correspond, en langue allemande, à la « Fahrlässigkeit ». Notons en marge que la terminologie dévie dans le § 69 où le législateur mit « Verschulden » à la place de

« Versehen ».

52 P. ex. ALR I, 6, § 12 ; voir aussi §§ 103, 117, 125.

53 P. ex. ALR I, 6, § 15 ; voir aussi §§ 21, 110, 118.

54 Voir notamment D. 41,1,54,2.

juristes du doit commun la connaissaient55 et, à la différence du ALR, Ulpien reconnaissait même la culpa levissima56. Cependant, à aucun moment on n’en avait fait un emploi aussi systématique. L’attention particulière que le légis-lateur prussien prêta aux degrés de faute obéit à un double impératif. D’une part, nous l’avons vu, il s’agissait de ne pas laisser libre cours à l’appréciation du juge. D’autre part, on voulait fixer dans la loi un lien direct entre le degré de faute et le dédommagement. Une faute grave devait conduire à une obli- gation de réparation plus lourde qu’une faute moyenne ou légère57.

A côté des quatre degrés explicitement mentionnés, le législateur utilisa d’autres expressions en rapport avec la faute, tels l’imprudence58, le dom-mage résultant d’un acte non volontaire59, le dommage accidentel60, ou, plus alambiqué, « négliger des devoirs » ou « l’oubli de mesures pour éviter un dommage »61. En outre, il donna des descriptions qui supposent implicite-ment la présence ou l’absence de faute. Tel est notamimplicite-ment le cas de la res-ponsabilité pour domestiques. Par exemple, le maître connaît les mauvais penchants62 ou l’imprudence63 de son personnel, mais ne prévient pas leurs actes dommageables ; ou encore, il charge un domestique d’une tâche que ce dernier est incapable d’exécuter. Dans ces cas, le maître fautif répond du dommage64.

Etonnamment, le législateur ne définit pas cette notion centrale. Pourtant, une telle définition existe depuis le jurisconsulte Mucius65 et, de surcroît, elle a traversé sans altération substantielle toute l’histoire de la responsabilité aquilienne. Si elle n’a pas été reprise, elle laissa du moins des traces dans le ALR. Le § 4 définit le dommage imprévisible comme dommage accidentel:

«Un dommage, dont la survenance à partir d’un acte ou d’une omission n’a pas pu être prévu, s’appelle accidentel au sens juridique»66. Rappelons-nous la défini-tion de Mucius, selon laquelle était fautif celui qui n’avait pas prévu le dom-mage qu’un homme diligent aurait pu prévoir. Si le § 4 ne reprend pas cette

55 Voir Winiger, Responsabilité aquilienne en droit commun, 76 ss.

56 Voir D. 9,2,44. Notons que, pour la culpa levis, le ALR ne semble admettre qu’avec réticence une obligation de réparation ; voir notamment ALR I, 6, § 15.

57 Le § 39 exclut, en principe, la réparation si l’auteur du dommage n’a commis aucune faute.

58 ALR I, 6, § 75.

59 ALR I, 6, § 39.

60 ALR I, 6, §§ 4 et 16.

61 ALR I, 6, §§ 71 et 73.

62 ALR I, 6, § 62.

63 ALR I, 6, § 63.

64 ALR I, 6, § 64.

65 D. 9,2,31.

66 ALR I, 6, § 4.

définition, il en tire néanmoins certaines conséquences : celui qui n’a pas pu prévoir un dommage, n’a pas commis de faute. Or, si le dommage était impré-visible et donc accidentel, le dommage est réparable, selon le § 16, seulement si l’acte en tant que tel violait une norme (Verbotsgesetz). En d’autres termes, l’imprévisibilité du dommage libéra en principe l’auteur de son obligation de réparation, sauf si l’acte lui-même avait enfreint une norme d’interdiction67. Cette solution souligne la distinction entre la violation d’un bien juridique et celle d’une règle juridique (voir aussi supra illicéité).

Le législateur consacra, nous l’avons dit, un effort exceptionnel pour pré-ciser les degrés de faute avec, notamment, le but de brider le juge. On peut se demander si cet effort a porté les fruits espérés. Pour des raisons théoriques, de sérieux doutes sont permis. Bien que le texte de la loi fixe avec une préci-sion inhabituelle le rapport entre le degré de faute et l’importance du dédom-magement, le pouvoir d’appréciation du juge reste intact, parce que c’est lui qui doit évaluer la gravité de la faute. En effet, la loi ne lui dit pas – et ne peut pas lui dire – quand une faute est grave, moyenne ou légère. Le législateur lui-même semble du reste s’en être rendu compte. Dans le § 124, il prévoyait par rapport aux mutilations d’une femme célibataire que le juge fixe le dé-dommagement selon sa propre appréciation –nach richterlichem Ermessen68. Le seul critère qu’il lui prescrivait était de restaurer l’espoir de la victime de trouver un mariage correspondant à son statut social69. Cette disposition sonne comme un aveu d’échec parce que le législateur donna au juge expres-sément la compétence qu’il avait essayé de lui refuser par tous les moyens.

Les auteurs du projet de révision de 1830 réexaminèrent en détail notam-ment la gradation de la faute. Ils commencèrent par une profession de foi, selon laquelle leur modèle était le droit romain : «In unserem Vorbilde, dem Rö-mischen Rechte, treffen wir von solchen Eintheilungen und Unterscheidungen keine Spur an»70. Ils soulignèrent à juste titre que la lex Aquilia n’établissait pas de rapport entre les degrés de la faute et le dédommagement : «dort wird omne damnum iniuria datum ersetzt ». Ils continuèrent par une analyse des motifs qui avaient conduit à cette gradation dans le ALR de 1794. Ils arrivèrent à la conviction que c’était Svarez qui avait en premier proposé les questions suivantes : 1. Quand faut-il réparer un dommage ? Pour répondre :dolose vel

67 Une exception à cette règle est retenue dans le § 98. En cas d’homicide, l’auteur répond même indépendamment de toute faute des frais médicaux, d’enterrement et de deuil (voir infra p. 50 ss chapitre calcul).

68 Voir également le § 97 qui renvoie aussi à l’appréciation du juge.

69 ALR I, 6, § 124.

70 Gesetz=Revision. Pensum XIV. Motive zu dem von der Deputation vorgelegten Entwurf der Titel 3. 4. 5. und 6 des ersten Theils des allgemeinen Landrechts, Berlin 1830, in Schubert, Werner, Gesetzesrevision (1825-1848), II. Abteilung, Band 3, Obligationenrecht, Vaduz Liechtenstein 1983, [230].

culpose, committendo sive omittendo. 2. Selon quel degré de faute ?extra contrac-tum aussi en cas de culpa levis. 3. Quel dommage doit être réparé ? a. In dolo et culpa lata lucrum cessans et damnum emergens. b. in culpa levi damnum imme-diatum et meimme-diatum, lucrum cessans… c. In culpa levissima damnum meimme-diatum71. Les législateurs de 1830 identifièrent dans ce jeu de questions et de réponses le fondement de la gradation de la faute dans le ALR – gradation, du reste, dont les traces se poursuivent jusque dans les théories juridiques les plus récentes72. Toutefois, ils considéraient que les distinctions dans les proposi-tions de Svarez étaient floues et ne pouvaient pas être maintenues. Par consé-quent, ils brisèrent, en différents endroits de leur projet, la gradation de la faute. Notamment en cas d’homicide, les prestations pour perte de soutien devaient être les mêmes pour toutes les victimes, indépendamment du degré de faute de l’auteur du dommage73; la même solution a été retenue en cas de défiguration d’une femme célibataire74.

b. La notion de risque

En marge, il faut signaler que le ALR mentionne également la notion de risque75. Il ne s’agit évidemment pas du risque au sens des législations de la fin du XIXesiècle qui visent essentiellement, nous le verrons, des risques industriels ou générés par la technique moderne. Néanmoins, le législateur formula une norme générale concernant les activités dangereuses : «Celui qui se livre à des activités dangereuses dans un endroit et à un moment autorisés par les autorités publiques, répond seulement pour les conséquences dommageables qui résultent du dol ou de la faute grave»76. En l’occurrence, cette norme exempte de l’obligation de réparation. Cependant, a contrario, on peut admettre que les dommages résultant d’activités dangereuses qui ne sont pas au bénéfice d’une autorisation devaient être réparés. Cette solution est d’ailleurs en par-faite harmonie avec le reste des dispositions sur la responsabilité civile.

71 Gesetz=Revision. Pensum XIV. Motive zu dem von der Deputation vorgelegten Entwurf der Titel 3. 4. 5. und 6 des ersten Theils des allgemeinen Landrechts, Berlin 1830, in Schubert, Werner, Gesetzesrevision (1825-1848), II. Abteilung, Band 3, Obligationenrecht, Vaduz Liechtenstein 1983, [230].

72 Voir p. ex. Wilburg, Walter, Entwicklung eines beweglichen Systems im bürgerlichen Recht.

Rede, gehalten bei der Inauguration als Rector magnificus der Karl-Franzens-Universitätin Graz am 22. November 1950 von Walter Wilburg, Graz 1950, ou European Group on tort law (ed.), Prin-ciples of European tort law, Wien 2005, chap. 4.

73 Voir infra p. 50 ss chapitre calcul du dommage.

74 Gesetz=Revision. Pensum XIV. Motive zu dem von der Deputation vorgelegten Enwurf der Titel 3.

4. 5. U. 6. des ersten Theils des Allgemeinen Landrechts, Berlin 1830, in Schubert, Werner, Ge-setzesrevision (1825-1848), II. Abteilung, Band 3, Obligationenrecht, Vaduz Liechtenstein 1983, [275 s.].

75 Pour la notion de risque, voir Etier, Guillaume, Du risque à la faute. La responsabilité pour risque au XIXe siècle (à paraître).

76 ALR I, 6, § 38.

Le fait que le législateur ait introduit cette norme dans le code montre d’une part que les activités particulièrement dangereuses posaient déjà un problème. D’autre part, la formulation choisie indique que ce problème était encore suffisamment marginal pour être réglé dans une disposition suc-cincte et isolée. Elle témoigne également d’une certaine tolérance à l’égard du risque, à condition toutefois que les autorités donnent leur aval et, de ce fait, gardent la haute main sur les activités potentiellement dangereuses.

Notons que, dans le projet de révision de 1830, le § 39 avait été aboli. Les auteurs du projet renvoyèrent dans leur commentaire au § 677 qui aurait dû régler cette problématique. L’argument principal du législateur était que celui qui se livre à une activité dangereuse ne devrait pas, par une autorisation des autorités, être mis au bénéfice d’une responsabilité plus légère que celui qui entreprend des activités sans risque78.