• Aucun résultat trouvé

La notion de dommage et de préjudice

Le code civil français de 1804

D. Jurisprudence et doctrine de 1850-1880

1. La notion de dommage et de préjudice

Pour plusieurs raisons, les notions de dommage et de préjudice en responsa-bilité civile étaient peu discutées par la jurisprudence française du XIXe siècle.

D’abord, selon l’art. 1382 CCF, toute forme de dommage et de préjudice est ré-parable. La formulation « qui cause à autrui un dommage » est suffisamment ouverte pour permettre de contourner ab initio des discussions sur la nature des dommages et préjudices.

Ensuite, il existe une véritable tradition parmi les jurisconsultes fran-çais à donner une large acception à la notion de dommage. Ainsi, Domat avait parlé de « tous les dommages qui peuvent arriver »370, Pothier de « cause quelque tort à un autre »371 et Cambacérès écrivit dans son deuxième projet,

366 Voir par exemple Merlin, M., Répertoire universel et raisonné de la jurisprudence XXV, Bruxelles, 1827 (5e éd.), 239 concernant le quasi-délit. Pour les méthodes d’interprétation, voir Gläser, Lehre, 17 s.

367 Voir notamment Demolombe, Cours du Code Napoléon I, 135.

368 Voir notamment Demolombe, C., Cours de Code Napoléon I. Traité de la publication des effets et de l’application des lois en général, Paris (non daté), (2e éd.), préface III.

369 Voir Sourdat, Avant-Propos, VI ; d’autres auteurs comme par exemple Aubry et Rau allèrent dans un sens comparable, en renvoyant à la jurisprudence et à la doctrine, mais sans engager des véritables discussions sur les solutions proposées. De manière générale, ils traitèrent la respon-sabilité succinctement, tout en renvoyant extensivement surtout à la littérature, mais également à la jurisprudence. Voir Aubry, C. / Rau, C., Cours de droit civil français d’après la méthode de Zachariae IV, Paris 1871 (4e éd.), 754 ss (Aubry / Rau, Cours).

370 Domat, Loix civiles, liv. 2, tit. 8, sect. 4,1.

371 Pothier, Traité des obligations, part. 1, chap. 2, sect. 2, § 2, 116.

nous l’avons vu : « Celui qui cause un dommage est tenu de le réparer »372, for-mulation qu’il reprit presque mot à mot dans son troisième projet373. La juris- prudence française du XIXe siècle prolongeait clairement cette tradition.

Finalement, il ne faut pas perdre du vue que les juges français ont jalouse-ment défendu leur compétence d’évaluer souverainejalouse-ment l’existence du dom-mage. Ainsi, la cour de cassation rappela par exemple en 1866 « que le juge du fait est souverain appréciateur de la question de savoir si un dommage a ou n’a pas existé »374. Si la cour souligna ici surtout la souveraineté des instances subordonnées par rapport à la cour suprême, qui ne revoyait pas les faits, elle reconnut aux juges inférieurs du moins implicitement un pouvoir d’apprécia-tion très étendu, dont ces derniers se servaient extensivement. Parallèlement, la cour suprême avait tout fait pour protéger les juges inférieurs d’un contrôle externe. Ainsi, elle les affranchissait explicitement de l’influence des experts en constatant : « […] que les juges ne sont pas tenus de prendre pour base de leurs décisions le rapport des experts »375. Si le juge devait évidemment apprécier la preuve en toute liberté et selon sa conviction intime, pareille re-marque pouvait facilement être interprétée comme une invitation formelle à passer outre aux avis des spécialistes. Notons que la jurisprudence n’est pas restée sans le soutien de la doctrine. Notamment Marcadé souligna l’indé-pendance, dans l’appréciation de la preuve, du juge qui, à défaut de certitude ressortant du dossier, pouvait procéder par induction et se contenter d’une simple vraisemblance. Toutefois, la partie devait montrer au juge au moins une « grave probabilité » que ses allégations étaient vraies376.

a. Jurisprudence

Les juges se servaient pleinement de leur liberté. Une première forme d’in-dépendance – en quelque sort par omission – se manifeste dans les arrêts et comptes-rendus qui ne précisaient souvent pas le type de dommage in-criminé. Ainsi, dans une affaire où la défenderesse avait privé l’ayant droit d’une partie de l’eau d’une source, la publication des jugements successifs se résumait aux constats : « Attendu qu’en s’emparant de ces dernières eaux,

372 Cambacérès, Deuxième projet de Code civil, présenté le 23 fructidor an II (9 septembre 1794) à la Convention nationale, art. 153 al. 4, in Fenet, Recueil, tome I, 124.

373 Cambacérès, Troisième projet, présenté en messidor an IV au Conseil des Cinq Cents, in Fenet, Recueil, tome I, 281.

374 C. Cass., Ch. civ., 10 avril 1866, Dalloz I, 1866 343 ; voir aussi C. Cass., Ch. req., 24 avril 1877, Dalloz I, 1878 88 ; C. Cass., Ch. req., 11 nov. 1874, Dalloz I, 1875 312.

375 C. Cass., Ch. req., 11 mai 1853, Dalloz I, 1853 164.

376 Marcadé, V., Explication théorique et pratique du Code Napoléon contenant l’analyse critique des auteurs et de la jurisprudence et un traité résumé après le commentaire de chaque titre V, 6e éd., Paris 1866, 279.

la compagnie [défenderesse] cause à Robinet [demandeur] un préjudice »377 et « Attendu qu’il est déclaré par l’arrêt et qu’il n’est, d’ailleurs, pas contesté que les demandeurs en cassation ont porté atteinte à ce droit en opérant des prises d’eau sur les sources, et qu’ils ont, par suite, causé un préjudice au défendeur éventuel »378. Il est important de noter que les dommages-intérêts furent alloués sur la base de l’art. 1382 du code civil. Le problème est en l’oc-currence que le lecteur qui ne dispose pas de l’ensemble du dossier ne peut pas savoir quel était le dommage. Il pouvait s’agir d’une perte matérielle parce que le demandeur avait été privé d’eau. Mais, l’arrêt de la cour laissait aussi la porte ouverte à l’idée que, en dehors de toute perte matérielle ou même éco-nomique, la simple atteinte au droit du défendeur constituait un préjudice.

C’est du reste cette deuxième opinion qui fut soutenue dans le commentaire annexé. En effet, en cas d’infraction à une obligation de ne pas faire, l’art. 1145 du code civil prévoit des dommages-intérêts « par le seul fait de la contraven-tion ». Ainsi, par le truchement d’une obligacontraven-tion convencontraven-tionnelle, on concevait d’ouvrir la responsabilité quasi délictuelle, qui supposait pourtant un dom-mage, à des obligations de réparation même si aucun dommage autre que la violation d’un droit ne s’était produit. Notons ici que, en ce qui concerne le rapport entre responsabilité contractuelle et délictuelle, certains auteurs sou-lignaient que la responsabilité contractuelle était soumise aux art. 1382 ss du code civil, si une des parties au contrat avait commis une faute379.

Dans un autre cas, deux postiers, Coignard et Cliquet, « à la suite d’une rixe survenue entre eux », abandonnaient leur bureau postal au lieu de dis-tribuer le courrier. De ce fait, la dépêche du demandeur, invitant un boucher à lui amener le lendemain, jour du marché, six chevaux, n’était pas parve-nue au destinataire et les bêtes ne furent pas livrées. La cour tint les postiers personnellement responsables et les condamna en application de l’art. 1382 du code civil380. A nouveau, la seule publication de l’arrêt ne permet pas de déterminer la nature du dommage. Il pouvait s’agir aussi bien d’un dommage matériel ou économique que d’une simple violation du droit de recevoir à temps la dépêche.

L’étendue en principe illimitée des notions de dommage et préjudice fut clairement et explicitement statuée par la jurisprudence. Ainsi, la cour de

cas-377 C. Cass., Ch. req., 4 fév. 1868, Dalloz I, 1868 271, résumé du jugement de première instance, dont l’appréciation du fait est reprise par la cour de cassation.

378 C. Cass., Ch. req., 4 fév. 1868, Dalloz I, 1868 272, arrêt de la cour de cassation.

379 Voir Duranton, Droit civil VII, 508, no710 ; à titre de rappel, notamment Thibaut avait – peut-être sous l’influence du ABGB – soutenu que la lex Aquilia pouvait également trouver application en cas de violations contractuelles fautives, voir Thibaut, Anton Friedrich Justus, System des Pandekten=Rechts, Jena 1834 (8e éd.), 150 s., § 623.

380 C. Cass., Ch. req., 4 fév. 1868, Dalloz I, 1868 272, C. Cass., Ch. req., 3 janv. 1876, Dalloz I, 1876 221 s.

sation constata : « Attendu que cette disposition [art. 1382 CCF] est absolue ; qu’elle comprend dans sa généralité toute espèce de dommage et ne permet pas de distinguer pour son application entre le préjudice matériel qui s’at-taque directement à la chose ou à la personne, et qui, sans laisser de trace après lui, se traduit pour la propriété en une dépréciation de sa valeur et pour la personne en un préjudice moral »381. On peut donc partir du constat, partiellement étayé déjà dans l’analyse de la jurisprudence française de la première moitié du XIXesiècle, que la notion de préjudice était – en principe et dans la pratique judiciaire – ouverte à toute forme de désavantage subi par le lésé, qu’il s’agisse d’un dommage matériel ou d’un dommage à la personne, d’un tort moral ou encore d’un préjudice purement économique.

Dès lors, il suffit de rappeler ici quelques cas particulièrement frappants montrant à quel point la notion de préjudice était distendue. La réparation d’un dommage non matériel fut admise dans une affaire contractuelle où un notaire avait suggéré, à une cliente inexpérimentée, de consentir à un prêt, sans avoir pris aucune précaution pour s’assurer des garanties offertes.

Le notaire répondit de la perte subie par sa cliente à la fois en capital et en intérêts382. Cette affaire, qui repose en principe sur un lien contractuel et qui a été tranchée en recourant à la fois aux dispositions contractuelles et délictuelles383, montre que, à nouveau par le jeu entre responsabilité contrac-tuelle et quasi déliccontrac-tuelle, la notion de préjudice des art. 1382 ss du code civil pouvait se trouver élargie à un préjudice purement économique. Toutefois, déjà bien avant, les art. 1382 ss du code civil pouvaient servir de base pour ob-tenir la réparation d’un dommage purement économique. Ainsi, un créancier qui avait fait vendre, aux enchères et dans des conditions particulièrement défavorables pour le débiteur, le navire de celui-ci et qui s’était, en l’absence des armateurs de la place, rendu lui-même adjudicataire du bateau à un prix particulièrement bas, devait, en application des art. 1382 et 1383 du code civil, au débiteur des dommages-intérêts pour le préjudice subi384.

Un pas supplémentaire fut franchi dans une affaire de responsabilité du commettant pour les actes de son préposé. Le préposé indélicat avait reçu de la demanderesse une somme d’argent à titre de souscription à un emprunt national. Il n’avait pas fait remplir l’ensemble des formalités imposées et dé-tourna l’argent. Le préposé étant tombé en déconfiture, la demanderesse se tourna vers son commettant pour rentrer dans ses fonds. La cour de cassation

381 C. Cass. Ch. Req. 3 déc. 1860, Dalloz I, 1861 331-335.

382 C. Cass., Ch. req., 8 déc. 1874, Dalloz I, 1875 312.

383 Le chapeau de l’arrêt, rédigé sans doute par l’éditeur de la revue, renvoie aux art. 1382, 1383 et 1992 (mandat) du code civil.

384 C. Cass., Ch. req., 29 janv. 1856, Dalloz I, 1856 106 s.

admit dans son arrêt la responsabilité du commettant. Quant au préjudice, elle s’exprima de la manière suivante : « Que si, à la vérité, elle [la deman-deresse] peut toujours exercer son recours contre le comte de Beauretour [commettant], il n’est pas moins certain qu’elle a ainsi perdu une partie des garanties qui la protégeaient, puisque l’arrêt, sans s’expliquer sur la solvabi-lité de l’un de ses débiteurs, constate que l’autre est devenu insolvable ; Que, dans ces circonstances, l’arrêt attaqué n’a violé aucune loi en déclarant que ces actes du fondé de pouvoirs de Faulcon [commettant succédant à Beaure-tour] avaient causé un préjudice à la défenderesse éventuelle »385. En d’autres termes, le préjudice ne consistait pas en l’occurrence en une perte financière, mais en une simple perte de sécurité, du fait que la créance n’était dorénavant garantie non pas par deux garants, mais par un seul.

Sur ce point, la cour aurait pu s’inspirer d’un arrêt qu’elle avait rendu une quinzaine d’années plus tôt. En 1865, elle devait se prononcer sur une affaire où un notaire avait omis d’établir la garantie d’une dot par l’inscription d’une hypothèque sur un bien immobilier de la famille du fiancé. L’inscription de l’hypothèque étant intervenue seulement des années plus tard et après que d’autres inscriptions s’étaient effectuées, l’hypothèque des époux – mariés entre-temps depuis plusieurs années – ne pouvait être utilement colloquée lors de la vente de l’immeuble. Les époux recherchaient le notaire afin qu’il fournisse « une garantie immobilière suffisante pour remplacer celle dont sa négligence avait entraîné la perte »386. Dans son arrêt, la cour constata : « At-tendu qu’à la vérité le préjudice éventuel ne peut servir de base à une action en dommages-intérêts ; mais qu’il est établi par l’arrêt attaqué que la faute imputée à Dusfour [notaire] a causé à ses adversaires un préjudice actuel et certain, en ce que la créance dotale de la femme Léonard a perdu la garan-tie hypothécaire stipulée en son contrat de mariage ; »387. L’affirmation, selon laquelle un dommage éventuel n’est en principe pas réparable, montre bien l’hésitation du moins théorique de la cour. Toutefois, il faut alors se demander en quoi, dans la présente cause, le dommage n’était pas éventuel, mais actuel.

Le commentaire annexé en note explique que le dommage consistait en ce que « le créancier se trouvait exposé à des chances d’insolvabilité qu’il n’avait pas voulu courir »388. Si le commentateur interpréta ici correctement le point de vue de la cour, il faut admettre que la notion de préjudice s’était alors déjà largement immatérialisée et pouvait relever, du moins en partie, du confort

385 C. Cass., Ch. req., 24 déc. 1879, Dalloz I, 1880 204 ss, 206.

386 C. Cass., Ch. req., 24 déc. 1879, Dalloz I, 1880 206, C. Cass., Ch. req., 22 août 1864, Dalloz I, 1865 64.

387 C. Cass., Ch. req., 24 déc. 1879, Dalloz I, 1880 206, C. Cass., Ch. req., 22 août 1864, Dalloz I, 1865 65.

388 C. Cass., Ch. req., 24 déc. 1879, Dalloz I, 1880 206, C. Cass., Ch. req., 22 août 1864, Dalloz I, 1865 64.

psychologique de se sentir à l’abri d’aléas économiques futurs. Notons que la cour mit ici l’accent sur le caractère « actuel et certain » du préjudice, malgré le fait que le dommage ait été surtout d’ordre psychologique. Les critères de l’actualité et de la certitude du préjudice nous intéressent notamment par rapport à l’évolution antérieure. En effet, la cour de cassation avait admis auparavant, surtout pour les préjudices pécuniaires, qu’ils devaient être « di-rects, actuels et certains »389.

Ces cas montrent que, conformément à la formulation de l’art. 1382 du code civil, le juge s’intéressait surtout à l’existence d’un préjudice, sans s’em-barrasser de questions sur la nature de ce dernier. Le code ayant été formulé de manière ouverte, le juge doté de compétences d’appréciation souveraines devait et pouvait réparer toute forme de dommage. Dès lors, en absence de limites imposées soit par le texte de la loi, soit par des compétences d’éva-luation, le juge était confronté au problème de savoir ce qu’il devait consi-dérer comme préjudiciable. Comme le commentaire du dernier cas cité le montre390, déjà dans la deuxième moitié du XIXesiècle on entrevoyait un lien entre la chance ou, si l’on veut, les promesses de l’avenir, et le préjudice. La simple perspective que, éventuellement, on pourrait être placé un jour dans une situation moins favorable, était considérée comme un préjudice. Le juge se fait ici peut-être le porte-parole des attentes de la société, à moins qu’il ne crée lui-même ces attentes auxquelles la société fera ensuite écho. Notons par contre qu’un intérêt purement moral ne permettait en principe pas d’obtenir des dommages-intérêts391.

b. Doctrine

La doctrine défendait des concepts proches de ceux qui se trouvent dans la jurisprudence. Elle aussi interprétait l’art. 1382 du code civil de manière extensive. Par exemple, Marcadé soutenait que « Le premier des articles, par sa rédaction large et compréhensive, embrasse tous les cas possibles de dé-lits et de quasi-dédé-lits […]. Sa proposition comprend donc tous les faits dom-mageables et répréhensibles, sans distinction […] »392. Laurent alla dans le même sens que Marcadé en affirmant que l’art. 1382 « parle d’un dommage en termes absolus qui ne comportent pas de distinction »393.

389 Voir par exemple C. Cass. Ch. Req., 2 février 1831, Dalloz I, 1831, pp. 38-40.

390 C. Cass., Ch. req., 24 déc. 1879, Dalloz I, 1880 206, 1865 64.

391 Voir notamment C. Cass. Ch. crim., 16 avr. 1859, Dalloz I, 1858 295 s.

392 Marcadé, V., Explication théorique et pratique du Code Napoléon contenant l’analyse critique des auteurs et de la jurisprudence et un traité résumé après le commentaire de chaque titre V, 6eéd., Paris 1866, 275 ; dans le même sens, mais moins explicitement Aubry / Rau, Cours, 754 ss.

393 Laurent, F., Principes de droit civil français XX, 2e éd., Paris 1876, (Laurent, Principes) 415, no395.

D’autres auteurs s’attardèrent à peine sur les dommages matériels ou pé-cuniaires pour discuter immédiatement la notion de préjudice moral. Dans son traité général de la responsabilité, Sourdat liquida en quelques mots le problème de dommages matériels qui, dans d’autres ordres juridiques, a généré des discussions interminables : « Mais, un dommage matériel, pécu-niaire, n’est pas le seul qui donne ouverture à l’action en réparations civiles ; un intérêt moral suffit »394. Laurent soutenait un point de vue comparable pour le droit belge395.

Toute forme de dommages matériels et pécuniaires étant à leurs yeux évidemment compris dans l’art. 1382 et ne présentant donc aucun intérêt scientifique, les auteurs analysaient longuement la notion de préjudice moral.

Par exemple, en cas de mort du conjoint ou du père, l’épouse et les enfants pouvaient demander des dommages-intérêts du simple fait du décès de la personne et du tort social que cela pouvait représenter. Si le de cujus avait des obligations d’entretien, les bénéficiaires pouvaient en plus faire valoir, à titre d’intérêt matériel, leur perte de soutien396. La perte d’un proche étant par définition irréparable, le versement d’une somme d’argent à titre de ré-paration morale était considéré comme un pis-aller qui permettait seulement d’alléger la souffrance du lésé397. De même, l’adultère et des leurres sur la véritable paternité des descendants pouvaient donner lieu à des dommages-intérêts398. Afin de justifier la large protection du dommage moral, Laurent se référa nommément à Pothier pour expliquer que la loi voulait protéger tous les droits et tous les biens de l’homme, y compris l’honneur de la personne, considéré comme l’essence de notre être399. Notons que, déjà au cours de la première moitié du XIXesiècle, la doctrine avait développé une notion très large du préjudice moral. Ainsi, Zachariae avait considéré que le dommage de la victime comprenait également les troubles « dans la sûreté personnelle, soit dans la jouissance de son patrimoine, ou en la blessant dans des affec-tions légitimes »400.

Le cercle des personnes pouvant faire valoir un préjudice était parfois tracé généreusement. Si Laurent douta que le père pouvait se constituer par-tie civile pour la diffamation de sa fille, il cita néanmoins une jurisprudence de Montpellier qui reconnaissait ce droit au nom d’un patrimoine familial

394 Sourdat, A., Traité général de la responsabilité ou de l’action en dommages-intérêts en dehors des contrats I, Paris 1876, 25, no33 (Traité I).

395 Laurent, Principes, 415, no395.

396 Sourdat, Traité I, 25 s., no33.

397 Sourdat, Traité I, 25 s., no33.

398 Sourdat, Traité I, 26 s., no34 ss.

399 Laurent, Principes, 415, no395.

400 Zachariae, Cours de droit civil français, Strasbourg 1844 (2e éd.), 191.

qui aurait été atteint401. En revanche, en cas de séduction, il ne précisa pas si c’était seulement la fille, ou aussi le père qui pouvait faire valoir l’art. 1382 du code civil402. Si Sourdat refusa au fils le droit de porter plainte au nom de son père, il reconnut ce droit au mari pour des offenses proférées contre sa femme, notamment en raison des liens intimes qui unissaient le couple, mais aussi parce que l’opprobre rejaillissait sur lui. En revanche, l’inverse n’était pas vraie, à moins que l’époux n’y autorise son épouse, celle-ci n’étant pas chargée de protéger son partenaire. Des droits comparables revenaient d’ailleurs au maître si sa réputation était ternie par des injures adressés à ses domestiques403. Notons en passant que, à la fin du siècle, la notion de préju-dice prendra des formes quasi baroques. Ainsi, Huc rappela une décision de

qui aurait été atteint401. En revanche, en cas de séduction, il ne précisa pas si c’était seulement la fille, ou aussi le père qui pouvait faire valoir l’art. 1382 du code civil402. Si Sourdat refusa au fils le droit de porter plainte au nom de son père, il reconnut ce droit au mari pour des offenses proférées contre sa femme, notamment en raison des liens intimes qui unissaient le couple, mais aussi parce que l’opprobre rejaillissait sur lui. En revanche, l’inverse n’était pas vraie, à moins que l’époux n’y autorise son épouse, celle-ci n’étant pas chargée de protéger son partenaire. Des droits comparables revenaient d’ailleurs au maître si sa réputation était ternie par des injures adressés à ses domestiques403. Notons en passant que, à la fin du siècle, la notion de préju-dice prendra des formes quasi baroques. Ainsi, Huc rappela une décision de