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Le Allgemeines Landrecht für die Preussischen Staaten de 1794

4. La notion d’illicéité

Le ARL confère à l’illicéité un rôle central35. Il se distingue sur ce point des lois prussiennes précédentes, et notamment du Churfürstlich-brandenbur-gisches, revidirtes Land-Recht des Herzogsthumbs Preussen de 1685-1687 ainsi que du Friedrich Wilhelms/ Königes in Preussen/verbessertes Land=Recht/des König-reichs Preussen de 1721. Ces deux textes mentionnent dol et négligence –

boss-32 Voir Kruse, Constantin, Alternative Kausalität, 116 ss.

33 Voir aussi § 58 ALR.

34 Inst. Gai. 3,219.

35 Une conséquence de ce principe est consignée expressément dans le ALRI, 6, § 36, selon lequel celui qui n’a pas agi illicitement n’est pas astreint à réparer le dommage causé.

hafftiglich/arglistiger Weise/aus Fahrlässigkeit, mais pas l’illicéité36. En retenant à la fin du XVIIIesiècle l’illicéité alors qu’elle n’avait pas figuré dans la loi un siècle plus tôt, le droit prussien prend en un certain sens le contre-pied de l’évolution générale qui, surtout à partir de la fin du XVIIesiècle, tendait à effacer l’illicéité en faveur de la faute.

L’expression unerlaubte Handlung avait fait l’objet de discussions lors de la rédaction. Certains rédacteurs semblent avoir soutenu qu’elle pouvait être biffée du libellé du titre VI. Selon eux, deux arguments auraient milité dans ce sens. D’une part, toute violation de la personne, de son honneur, de sa liberté ou du patrimoine était en soi non autorisée. De ce fait, la mention un-erlaubt aurait été redondante. D’autre part, on semble avoir argumenté que le titre dans son ensemble ne visait pas seulement des dommages issus d’actes illicites, mais également d’actes licites, tel notamment le § 36 qui visait préci-sément le cas où une personne avait agi de plein droit37.

Notons en passant que l’enracinement du ALR dans le droit romain et no-tamment dans le damnum iniuria datum fut encore rappelé par les auteurs du projet de révision de l’ALR de 1830. Ces derniers y soulignèrent que le droit de la fin du XVIIIesiècle reposait entièrement sur le droit romain, que le ALR de 1794 en fut imprégné et qu’eux-mêmes n’entendaient pas se séparer de ces fondements38.

Dans le ALR, il faut d’abord signaler un flottement terminologique sur-prenant. Premièrement, malgré l’effort du législateur de ne laisser subsis-ter aucune ambiguïté et malgré la fonction désubsis-terminante de l’illicéité, cette dernière ne fit l’objet d’aucune définition. Deuxièmement, malgré son souci de cohérence, le législateur utilisa différentes expressions pour désigner

36 Churfürstlich-brandenburgisches, revidirtes Land-Recht des Herzogsthumbs Preussen, Friedrich Wilhelm Churfürst con Brandenburg, 1685-1687, lib. VI, tit. X, art. I, § 1 ;Friedrich Wilhelms/ Köni-ges in Preussen/verbessertes Land=Recht/des Königreichs Preussen, Königsberg 1721, P. 3, liv. 6, art. 1, § 1, 188 s. ; pour le texte, voir Winiger, Responsabilité aquilienne en droit commun, 140 n. 69.

37 Loewenberg, Beiträge zur Kenntnis der Motive der Preussischen Gesetzgebung, Berlin 1843, 144. Le même problème refit du reste surface dans les travaux de révision de 1830. Les rédac-teurs y renvoyèrent pour la solution retenue dans le ALR de 1794 essentiellement à Svarez, voir Gesetz=Revision. Pensum XIV. Motive zu dem von der Deputation vorgelegten Entwurf der Titel 3. 4. 5. und 6. des ersten Theils des Allgemeinen Landrechts, Berlin 1830, in Schubert, Wer-ner (Hrsg.), Gesetzesrevision : (1825-1848), (Nachdr.), Vaduz, Liechtenstein 1983, II. Abt., Bd. 3, Obligationenrecht, [229]. Notons aussi que, dans le projet de 1830 (Gesetz=Revision. Pensum XIV. Entwurf. Allgemeines Landrecht Th. I. Tit. 6, Berlin 1830), le libellé du titre 6 avait été changé en Von den Pflichten und Rechten aus Beschädigungen alors que, dans le texte de 1842, on avait retenu Von unerlaubten Handlungen und vom Schadenersatz,ibidem, 61 et 977.

38 Voir Gesetz=Revision. Pensum XIV. Motive zu dem von der Deputation vorgelegten Entwurf der Titel 3. 4. 5. und 6. des ersten Theils des Allgemeinen Landrechts, Berlin 1830, in Schubert, Werner (Hrsg.), Gesetzesrevision : (1825-1848), (Nachdr.), Vaduz, Liechtenstein 1983, II. Abt., Bd. 3, Obligationenrecht, [228 s].

l’illicéité. Dans le § 8, il se servit de l’expression « ohne Recht », dans le § 23, il utilisa « unerlaubte Handlung »39 et dans le § 98 il retint l’adjectif « wider-rechtlich ». D’autres formules proches sont « Handlung wider ein Verbots-gesetz »40, « Polizeygesetz vernachlässigen »41, « verbotene Handlung »42,

« unerlaubter Auftrag »43 ou « unrechtmässiger Weise mit Arrest belegen »44. Il paraît difficile de trouver des critères précis auxquels le législateur se se-rait attaché dans l’utilisation de ces expressions. Certaines d’entre elles pro-viennent directement de la jurisprudence romaine dont elles maintiennent le flou terminologique. Ainsi, « ohne Recht » et « widerrechtlich » sont sim-plement la traduction des deux définitions que Ulpien avait données de l’il-licéité :quod non iure factum est, hoc est contra ius45. D’autres sont sans doute tirées du langage juridique de l’époque.

La grande variété d’expressions utilisées et leurs occurrences fréquentes pour désigner la violation de la loi montre en même temps que le ALR était en réalité pétri d’illicéité. Le § 10, qui formule le premier et sans doute le plus im-portant des principes de la responsabilité civile, suppose l’illicéité. De même, le § 98, qui protégea le premier et évidemment le plus précieux des biens46, à savoir la vie, exige également la « Widerrechtlichkeit ».

En même temps, les nombreuses occurrences telles « Verbotsgesetz »,

« verbotene Handlung » et « unerlaubter Auftrag » laissent entendre que le législateur divisa l’ensemble des activités humaines en celles qui étaient ex-pressément interdites à l’homme, celles qui étaient contraires à la loi sans faire l’objet d’une interdiction formelle et les autres, qui étaient autorisées à défaut de règles contraires. Derrière l’expression « sans droit » (ohne Recht) du § 8 il pourrait du reste se cacher une conception restrictive des actes auto-risés selon laquelle un acte est licite seulement si l’auteur peut le justifier avec un droit dont il serait titulaire. Cette conception correspondrait à la philo-sophie jusnaturaliste de Wolff qui cherchait précisément, avec sa pyramide normative, à déduire avec des syllogismes toutes les obligations et devoirs qui permettaient de justifier un droit.

39 ALR I, 6, § 23, voir aussi le § 25.

40 ALR I, 6, § 16.

41 ALR I, 6, § 26.

42 ALR I, 6, § 46.

43 ALR I, 6, § 51.

44 ALR I, 6, § 137.

45 Ulp. D. 9,2,5,1

Iniuriam autem hic accipere nos oportet non quemadmodum circa iniuriarum actionem contume-liam quandam, sed quod non iure factum est, hoc est contra ius, id est si culpa quis occiderit : et ideo interdum utraque actio concurrit et legis Aquiliae et iniuriarum, sed duae erunt aestimatio-nes, alia damni, alia contumeliae. igitur iniuriam hic damnum accipiemus culpa datum etiam ab eo, qui nocere noluit.

46 Voir ALR I, 6, § 1.

Sur le plan conceptuel, le législateur semble avoir visé deux types diffé-rents d’illicéité : d’une part l’illicéité qui découle du fait même d’avoir porté atteinte à un bien protégé et, d’autre part, l’illicéité qui résulte de la viola-tion d’une norme. Le premier de ces deux types se trouve implicitement par exemple dans le § 1 qui énumère comme biens protégés, nous l’avons vu, le corps, la liberté, l’honneur et le patrimoine. Dans ces cas-là, l’illicéité de l’acte consiste sans doute dans le fait d’avoir porté atteinte à l’un de ces biens. C’est du moins le sens du § 8 selon lequel il est illicite de porter atteinte à un bien, à moins de pouvoir justifier son acte avec un droit.

Le second de ces types est mentionné par exemple dans le § 16, qui parle d’un acte contraire à une loi d’interdiction. Ici, l’illicéité résulte du fait d’avoir transgressé une disposition qui interdisait précisément l’acte en question.

La distinction entre ces deux types d’illicéité n’est pas une invention du législateur prussien. En réalité, sa base conceptuelle se trouve dans le dam-num iniuria datum romain. Pour que les règles de la lex Aquilia trouvassent application, il fallait selon cette formule un dommage, un acte dommageable et un élément d’illicéité. Toute la question était alors de savoir où l’illicéité pouvait se trouver. La formule offrait deux solutions : soit c’était le dommage qui était illicite, soit l’acte47. Le législateur prussien introduisit les deux possi-bilités dans la loi.

Différents arguments militeraient en faveur de cette conception dua-liste de l’illicéité. Premièrement, pris à la lettre, le damnum iniuria datum n’indique pas de quel côté il faut chercher l’illicéité, du côté du dommage ou de l’acte. L’observation des cas concrets confirme cette conception. Si je jette des branches d’un arbre, mon acte n’est en principe pas illicite. Si l’une des branches blesse quelqu’un, on voit mal pourquoi ce même acte devrait tout d’un coup être considéré comme illicite ; en revanche, le fait que la per-sonne soit blessée contient sans doute un élément d’illicéité. Inversement, si je transgresse une règle relevant de la concurrence déloyale, je me livre à un « gesetzeswidriges Verhalten » comme le dit le § 16 et mon acte est illicite indépendamment d’une éventuelle victime. Evidemment, la distinction entre ces deux formes d’illicéité n’est pas toujours aisée. En réalité, cette dualité est – encore aujourd’hui – plutôt un moyen auxiliaire souvent utile pour indi-quer ce en quoi l’illicéité consiste, mais sa cohérence conceptuelle ne résiste pas dans tous les cas à l’examen critique48.

47 Eventuellement, on peut y ajouter une troisième possibilité où les deux, aussi bien le dommage que l’acte, sont illicites. Toutefois, il s’agirait là non pas d’une nouvelle solution, mais simple-ment de la combinaison des deux premières.

48 Un autre argument relève plutôt de la politique législative. Le législateur peut être tenté de pro-téger non seulement des biens juridiques, mais également l’ordre juridique lui-même. Les règles de la responsabilité civile sont un moyen efficace de protection. Celui qui ne respecte pas les normes d’interdiction s’expose à une obligation de réparation si un dommage se produit.

On pourrait bien sûr être tenté de parler ici de la distinction entre illi-céité de comportement et de résultat qui vient immédiatement à l’esprit du juriste d’aujourd’hui. Certes, il se peut que cette distinction de la doctrine du XXesiècle ait ses racines dans le damnum iniuria datum et en trouve une ex-pression dans le ALR. Toutefois, aucun élément ne permet d’affirmer que les législateurs de l’ALR aient conçu l’illicéité sous cette forme. Ils cherchaient de manière presque casuistique à fixer, pour différents cas de figure, les condi-tions du dédommagement et mentionnaient l’illicéité à chaque fois que cela leur paraissait nécessaire. Mais ils n’opéraient en aucun cas une opposition délibérée entre ces deux types d’illicéité, telle que la doctrine contemporaine essaie de l’établir.