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De la notion de «genre» : États des lieux en Afrique subsaharienne

Partie I : Cadre conceptuel de la recherche

Chapitre 1 Analyse critique de la littérature

1.4 De la notion de «genre» : États des lieux en Afrique subsaharienne

Les recherches sur l’histoire du genre en Afrique11 sont récentes dans la littérature française; celle-ci en est moins riche et dense que celle anglo-saxonne qui a une grande longueur d’avance. Catherine Coquery-Vidrovitch pensait encore récemment que les chercheurs africains devaient s’investir davantage dans la recherche sur les rapports de genre (principalement en Afrique), tout en laissant comprendre que ce «retard» ou cette «réticence» aurait été en raison d'une tradition de supériorité masculine enracinée. En à peine une décennie la donne changea (Coquery-Vidrovitch 1997b). Avec le collectif d’Odile Goerg (Goerg 2007) un tournant épistémologique s’opéra et il a été possible de passer de l’histoire des femmes, gracieusement et mémorablement relatée par Catherine Coquery-Vidrovitch (Coquery-Vidrovitch 1994) à celle du genre (Rogers 2009). D’un point de vue des spécialistes de l’Afrique et de plus en plus d’africains, l’histoire du genre en Afrique est une analyse des différences entre les sexes et des rapports de pouvoir à l’intérieur de l’organisation et du fonctionnement des sociétés précoloniales, de celles de l’avènement des États-nations et de celles plus contemporaines. Aujourd’hui, la littérature sur le genre en Afrique s'est considérablement enrichie et celle anglo-saxonne, notamment aux États-Unis, a connu l’influence des mouvements de pression, tels que l’African American, mais surtout la virulence du militantisme féministe anglo-saxon.

Si l'anthropologie historique s'est longtemps intéressée aux institutions traditionnelles et aux différents phénomènes culturels nommons la parenté, la famille, le mariage, les rituels, l’anthropologie contemporaine a fait du genre un objet d’étude. En effet, l’anthropologie du genre offre une lecture différente du monde social et des diverses hiérarchies qui le composent. L’histoire du genre en Afrique pose donc un regard renouvelé sur la famille, sur la sexualité, sur la stratification sociale, sur les fondements de la division sexuelle du politique et du travail. Le genre est devenu une catégorie d’analyse comparative qui sert à la

compréhension de la réalité passée et des transformations qui l’ont traversé à travers le temps et les espaces.

Il faut dire que les grandes transitions mondiales ne manquèrent pas d’impacter la condition féminine en Afrique. Nous pensons à la révolution industrielle en Occident au 19e siècle, qui s’ouvrit inéluctablement sur la colonisation. Nous pensons aux deux guerres mondiales, aux luttes pour la décolonisation et aux indépendances qui s’amorcèrent autour des années 1960, la dépression des années 1970, la chute du mur de Berlin à la fin des années 1980. Les rôles et les statuts des femmes en Afrique connurent alors de profondes mutations sociales et économiques. Celles-ci font référence aux émigrations économiques masculines qui obligèrent une redistribution des tâches et responsabilités au sein des foyers; au salariat féminin qui donnèrent plus de droits aux femmes; à l’urbanisation qui favorisa l’exode rural féminin en offrant plus d’opportunités aux femmes d’intégrer la chaîne de production économique; en effet la migration urbaine féminine contribua à la transformation de la traditionalité africaine. Ces mutations sociales et économiques seront donc vectrices de l’établissement de nouveaux rapports de genre. D’autres transformations sociétales des rapports sociaux de sexe sont le résultat des victoires issues des luttes féministes; ces victoires ont galvanisées les femmes à mettre en place des pratiques de renversement de l’ordre patriarcal dans leurs cadres quotidiens de vie remportant des conquêtes microsociales dans leur univers immédiat.

Faire une historiographie de l’histoire du genre en Afrique n’est définitivement pas éloigné d’en faire une sur l’histoire des femmes de ce continent car, en effet, la frontière entre ces deux postures épistémologiques est très ténue. De plus, de nombreuses passerelles voudraient que l’histoire des femmes en Afrique soit examinée à travers le prisme du genre et des interrogations sur les rapports sociaux entre les sexes. Notre approche se nourrit autant de la riche littérature sur l’histoire des femmes d’Afrique que de celle moins dense sur l’histoire du genre en Afrique.

1.4.1 Que nous révèle le «genre» de l’époque précoloniale?

La question du genre autrement dit le problème des «rapports sociaux de sexe» se pose de manière différente dans des espaces temporels variés. Il est donc possible d’examiner ce qu’il en était déjà à la période précoloniale.

Marianne Nabaloum dénonce l’invisibilité du genre dans le traitement de l’histoire africaine ainsi que l’exclusion des femmes légitimée par une tradition puriste et phallocratique (Nabaloum 1997). Elle oblige donc une relecture et une réécriture de l’histoire qui est plutôt riche en personnages féminins, dont l’importance de leur place dans la société a été largement démontrée. Plusieurs travaux des anthropologues, des historiens, des étudiants et même des écrivains d’autres disciplines, sont riches et édifiants sur ce sujet (Coquery-Vidrovitch 2013, Serbin 2004, Sorel and Gomis 2004, Quiminal and Coquery-Vidrovitch 1999, Coquery- Vidrovitch 1994, Berger and White 1999, Nabaloum , Pauline 1960).

Les observations et analyses de Marianne Nabaloum, au sujet de la quotidienneté au sein de la cour royale du Yaadtenga Naaba du milieu du 16e siècle à la fin du 19e siècle, mettent en exergue l’existence d’un système basé sur un équilibre des pouvoirs et sur une dualité des genres. La gestion politique et traditionnelle s’exerçait à travers une complémentarité des pouvoirs masculins opérant dans la sphère publique et des pouvoirs féminins opérant dans la sphère privée. La stratification et l’organisation sociales et codifiées offrent aux femmes un statut particulier qui, additionné à la proximité avec le premier détenteur de l’autorité politique, leur crée une nouvelle identité qui privilégie un «moi communautaire» à un «moi individuel». Au sein de cette cour royale, existe une «ambivalence des rapports intergenres» (ibid.) entre l’espace féminin et l’espace masculin et une volonté de maintenir un équilibre des rapports. Cet équilibre subira le heurt de la colonisation qui sera la cause de l’effacement progressif des codes identitaires et de la stratification sociale et politique.

Anne Hugon livre une analyse de ce qu’elle nomme «la contradiction missionnaire» (Hugon 1997). Elle a analysé les discours et les pratiques des missionnaires méthodistes à l’égard des femmes africaines de Côte de l’Or de la période 1835-1874. Son étude met en exergue les mécanismes structurels qui ont engendré des modifications dans les rapports femmes- hommes. Elle fait état des rôles prépondérants que les missionnaires méthodistes ont eu à jouer dans ces processus de changement. De prime abord, les missionnaires méthodistes de

Gold Coast du 19e siècle précolonial se représentèrent les femmes africaines comme des subordonnées, des opprimées, des marginalisées. S’érigeant en libérateurs, leurs discours se sont aussitôt voulus émancipateurs; et leurs actions étaient pensées dans le sens de l’amélioration du statut et de la condition des femmes. C’est dans cette perspective qu’ils optèrent pour l’instruction des femmes et aussi privilégièrent un discours relatif au mariage monogamique. Cependant, l’église méthodiste d’alors en Côte de l’Or ne put pas répondre à tous les problèmes spécifiques des femmes, furent-elles chrétiennes ou non, tel la violence domestique. Alors un clivage se présenta entre les intentions théoriques des missionnaires et les réalités pratiques. De plus, leurs objectifs affichés de vouloir émanciper la femme africaine étaient contradictoires à leurs intentions cachées de vouloir imposer le modèle occidental de la famille du 19e siècle.

Depuis le 17e siècle précolonial, les femmes ont joué des rôles de médiatrices culturelles. Elles ont servi de courroie de transmission entre les valeurs autochtones et celles des étrangers qui foulaient les territoires africains à cette époque. Dominique Bois a étudié les rapports sociaux de sexe entre les femmes Betsimisaraka de la Côte Est de Madagascar et les hommes étrangers qui les côtoyèrent (Bois 1997). Ces femmes malgaches, ménagères concubines, femmes d’affaires, prostituées, réussirent à tirer prestige et fortune de ces relations. Elles contribuèrent à ce que ces alliances avec les étrangers soient profitables au pouvoir local, ce qui leur permirent de maintenir un statut privilégié jusqu’à la seconde moitié du 19e siècle (ibid.). Elles seront donc d’un appui incontournable pour les missionnaires de même que des intermédiaires culturels. Avec l’éducation dont elles bénéficieront (bien que volontairement européanisées pour qu’elles servent à meilleur apport) elles deviendront indispensables aux diplomates et aux gouverneurs dans leur gestion des rapports avec l’étranger (ibid.).

1.4.2 Que nous révèle le «genre» de l’époque coloniale?

Le genre est au cœur des sociétés coloniales, à la fois comme processus de construction des identités sexuées et comme rapport de pouvoir. En effet, le corps et la morale sexuelle ont été au cœur du rapport colonial. Plusieurs études abordent la colonisation au prisme du genre en mettant en exergue la sexuation de la domination. Odile Goerg a produit une généreuse et riche littérature sur «l’histoire de l’Afrique et les réécritures contemporaines de l’histoire coloniale» (Goerg 2007).

La colonisation fut productrice de nouvelles identités (de genre) masculines et féminines. Elle s’est traduite par une recomposition des hiérarchies sociales et sexuées. La politique coloniale s’est servie du concubinage, du métissage et de l’éducation. La sexualité interraciale a constitué un enjeu majeur pour la politique coloniale (Taraud 2003).

La sexualité a été un lieu stratégique de contacts interraciaux et il s’imposait aux autorités coloniales de la contrôler. Les relations sexuelles entre les colons et les femmes «indigènes» étaient étroitement liées aux idées et aux frontières de race et de genre. Ce type de relation a constitué les éléments fondamentaux des relations sociales et raciales coloniales (Tracol- Huynh 2009). Le projet colonial a institué le contrôle de la sexualité et le concubinage a servi de fondements à l’administration coloniale (Cooper and Stoler 1997). Le discours réglementaire et même médical a imposé à ce que des limites strictes soient respectées entre les colonisateurs et les femmes «indigènes». À travers le concubinage et la prostitution, la sexualité coloniale était un enjeu pour l’identité des colonisateurs, mais aussi pour «les catégories manichéennes de dominant et dominé, au sens politique» (Tracol-Huynh 2009). L’anthropologue Stoler affirme à ce sujet que «le contrôle sexuel était plus qu’une métaphore commode de la domination coloniale. Il était un marqueur fondamental de classe et de race intégré au sein d’un ensemble plus large de relations de pouvoir» (Stoler 2002).

Dans le même sillage, Amandine Lauro parle de «ménagères de blanc» (Amandine 2007). Ayant examiné le vécu des femmes congolaises avec les Européens, elle démontre toute la symbolique derrière la sexualité, le concubinage et le mariage interracial. La politique coloniale a fait des affaires privées une stratégie d’administration. Amandine Lauro atteste que la sexualité, et le contrôle exercé sur celle des femmes «indigènes» par les colonisateurs, a fait l’objet, dès le début du projet colonial, de politiques, de prérogatives et de prescriptions. Les «ménagères de blanc» (ibid.), à titre d’«individus-frontières» (Taraud 2003), sont la preuve de la déliquescence des frontières de race et de genre dont l’idéologie coloniale axait son approche. Ces politiques (sexuelles) interraciales sont les marqueurs des rapports de genre, de race, de classe. Elles témoignent des frontières raciales structurées en terme de genre.

Les études de McClintock, Clancy-Smith et Gouda (McClintock 1995) (Clancy-Smith and Gouda 1998) permettent également de démontrer que la période coloniale fût fortement

teintée d’une rhétorique de genre et d’une imagerie sexuelle qui laissèrent percevoir les femmes «indigènes» comme des objets symboliques de la colonisation. La littérature anglo- saxonne (colonial studies) est riche en études réalisées sur les vécus des coloniaux avec les femmes «indigènes».