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Émergence du «féminisme» : définition, genèse et évolution

Partie I : Cadre conceptuel de la recherche

Chapitre 1 Analyse critique de la littérature

1.2 Postures épistémologiques sur le féminisme et approches théoriques sur le genre

1.2.1 Émergence du «féminisme» : définition, genèse et évolution

L’adjectif féministe a appartenu au domaine médical pendant longtemps (Fassin 2008). Il était employé pour désigner des signes de féminité jugés anormaux dans le développement de l’être mâle. En 1872 Alexandre Dumas fils se sert du terme pour illustrer les défenseurs de la cause des femmes (Dumas 1872). Au courant des années 1890 les termes «féministe», «féminisme» ou leurs antonymes «antiféminisme», «masculinisme», deviennent récurrents en Europe. Ils entrent dans un effet de mode avec le monde des médias qui contribuera à leur large diffusion. Se trouvant alors inscrit dans le langage usuel, la mobilisation pour la défense des droits des femmes et l’émancipation féminine gagneront en popularité. D’une question dont il était difficile de parler, le féminisme devient un objet d’étude. La question des femmes commence ainsi à être perçue comme un phénomène sociologique qui demande à être catégorisé (Rochefort 2010).

Le mot féminisme apparaît ainsi à la fin du 19e siècle (Cherkaoui et al. 2012) pour décrier la subordination et la mise à l’écart des femmes dans la gestion de la cité tandis que des droits (légaux) sont accordés aux hommes. Le féminisme s’est caractérisé par des combats quotidiens, individuels et collectifs, menés fondamentalement par les femmes. Des actions discrètes et timides ont été menées pour améliorer les conditions des femmes; tout autant que des luttes spectaculaires ont été remportées à l’exemple de celles pour les droits de vote dans plusieurs pays. Suivant cette perspective, le féminisme doit se comprendre comme étant un mouvement social de revendication des droits des femmes, autrement dit de l’égalité des droits entre les femmes et les hommes (Pfefferkorn 2014).

La mouvance vers la théorisation de la condition féminine ainsi que la naissance des

été catalysées par les mouvements de libération des femmes8 (Bonte and Izard 2010). Plusieurs de ces mouvements de revendications sont originaires des pays occidentaux (ibid.). On situe la fin des années 1960 comme étant l’ère du développement de ce champ de recherches inter et pluridisciplinaires en sciences humaines.

Le courant de pensée féministe ne s’est pas développé de façon uniforme dans les cursus universitaires des pays, étant bien intégré dans les uns (tels qu’aux États-Unis), partiellement toléré voire même réprimé dans d’autres (tel qu’en France). Ce sera donc surtout au sein des associations (non-professionnelles pour certaines), au travers des conférences pour la plupart internationales, au travers des publications (scientifiques ou non) que le féminisme et les études y relatives prendront leur essor.

La pensée féministe est une vision critique de l’organisation sociale et du rapport de domination masculine. Dans le milieu scientifique elle s’est fondée sur une critique épistémologique du biais sexiste de la science qui a contribué à l’invisibilité des femmes, de leur statut, de leur rôle, de leurs actions. La pensée scientifique de tout domaine a ainsi été jugée androcentrique en relevant plusieurs «oublis» ou «manquements» de la recherche. En matière d’observation, l’attention avait été très peu accordée à ce que font les femmes; les actions féminines étaient alors peu décrites et souvent sous-évaluées. Qu’il s’agisse par ailleurs du langage longtemps utilisé, on a aisément pu relever l’élimination des femmes à travers les énoncés ou formulations généralement à référent masculin. De fait, les femmes en tant qu’actrices sociales et leur rôle dans la chaîne de production a été souvent sous-évalué car

8Mouvement de libération des femmes : À partir des années 1960 aux États-Unis, l'égalité des droits progresse et plusieurs lois sont votées en faveur des femmes, entre autres la loi sur l'égalité des salaires et la loi sur les droits civiques. C’est à cette même époque qu’émerge «le Mouvement de libération des femmes», une nouvelle vague militante féministe. La période est marquée par une intense activité de théorisation de la condition féminine. Ce mouvement adhère à la position de Simone de Beauvoir, avec son livre Le Deuxième Sexe, et étudie les modalités de la construction sociale de la différence des sexes, autrement dit la manière par laquelle la socialisation imposerait des rôles sociaux différents aux personnes des deux sexes. C’est de là que commencerait à se répandre le concept de «sexisme» avec les féministes radicales, qui mettent de l’avant celui de «patriarcat» pour définir le système social d’oppression des femmes en affirmant que le domaine de la reproduction est un espace d'exploitation des femmes, car aucune égalité entre les sexes ne peut être obtenue à l'intérieur du système patriarcal, sinon quelques compromis temporaires qui seraient perpétuellement menacés. Elles préconisent de renverser ce système et d'instaurer de nouveaux rapports entre les sexes. La «maîtrise de leur corps» est le slogan placée au centre des préoccupations des féministes de cette deuxième vague et la problématique du contrôle des naissances devient l’une de ses revendications majeures. Le libre accès à la contraception mais surtout le droit à l’avortement sont également revendiqués. Dans le cas de la France, le «Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception» est fondé en 1973 et s’appuie sur le «Mouvement français pour le planning familial», qui se prononcera plus tard en faveur de l’avortement et de la contraception libres et remboursés par la sécurité sociale, ce qui favorisera l’ouverture des cliniques d'interruption volontaire de grossesse. La dissociation de la sexualité et de la reproduction s’inscrit dans un cadre plus large de la révolution sexuelle, qui traduit une demande sociale pour plus de liberté dans le domaine de la sexualité. Les féministes en feront leur propre lecture et critiqueront la normativité de la sexologie qui aurait défini sexuellement les femmes en fonction de ce qui donne du plaisir aux hommes. La sexualité est ainsi analysée comme un domaine où s’exerce la domination masculine.

l’accent a été accordé à leurs tâches reproductives aux dépends de leur rapport aux moyens de production, par ailleurs contrôlés par les hommes. La pensée féministe, critique vis-à-vis d’un androcentrisme plus conscient qu’inconscient, milite en faveur de nouvelles orientations d’études sur les femmes qui viendront contrebalancer ce biais androcentrique. En effet, l’expérience minoritaire offre un atout en ce qui a trait à la distanciation par rapport à une vision androcentrique. De plus, elle offre une acuité de perception des modalités de l’oppression. Bien que ceci étant, les connaissances masculines sur les rapports de sexe n’en sont pas de moins d’intérêt.

Dans le champ de l’anthropologie, où il existe une dichotomie vis-à-vis d’une «alliance possible» ou d’une «relation difficile» avec le féminisme (Dagenais 1987), les études féministes sont principalement une posture d’analyse des rapports (de pouvoir, de subordination, d’identités) entre les sexes. Elles s’évertuent pour une plus grande visibilité des femmes. Elles ne sont cependant pas toutes unanimes quant à la position théorique, méthodologique et analytique à adopter vis-à-vis de l’interprétation de l’androcentrisme. Les approches d’inspiration fonctionnaliste soutiennent que les femmes détiennent un pouvoir réel bien que cela soit moins visible ou invisible. Ces approches adhèrent à une complémentarité des sexes tout en remettant en cause les définitions des concepts tels que pouvoir, autonomie, statut.

Inscrits dans le sillage des travaux d’Engels, un autre courant de pensée remet en cause la colonisation, la création des États, les changements des modes de production et l’industrialisation, la stratification sociale, comme étant des vecteurs de l’inégalité entre les sexes. Il s’agit ici de reconnaître l’existence des sociétés égalitaires (à l’exemple de celle des chasseurs-cueilleurs), même si la domination masculine est une réalité persistante dans plusieurs autres sociétés.

Une autre posture plus radicale, d’inspiration Marxienne et matérialiste, dénonce l’oppression des femmes qu’elle considère comme une dérive de la construction de la différenciation sociale des sexes. Elle milite pour un dépassement d’une vision centrée sur la conceptualisation de la naturalité de la procréation et de la division sexuelle du travail. Elle remet en cause les mécanismes sociaux, matériels et idéels de la construction de la différenciation qui crée la catégorie du masculin et du féminin.

La diversité des postures épistémologiques, que nous relevons ci-dessus, reflète en quelque sorte le processus entourant la problématisation et la systématisation des concepts de sexe et de genre (Bonte and Izard 2010).

Le féminisme est perçu comme un mouvement social et politique qui date de deux cents ans, soutiennent Micheline Dumont et Micheline Dumont-Johnson (Dumont-Johnson 1995). Mais, en ce qui concerne le mot féminisme, il serait plus récent et au moment de son apparition autour de 1880, il venait nommer une réalité qui avait touché la plupart des pays industrialisés. Dans un ouvrage célèbre, l’historienne Gerda Lerner apporte un éclairage sur l’émergence de la conscience féministe en Occident (Lerner 1993). Cette conscience se décline sous plusieurs formes que nous décrivent Micheline Dumont et Micheline Dumont- Johnson en faisant référence à la vie mystique, à la maternité, à la créativité, à l’affirmation de soi, à la critique de la Bible, à l’éducation, aux réseaux de sociabilité, à la recherche de la place des femmes dans l’histoire (Dumont-Johnson 1995). Au 18e siècle ce sont des figures emblématiques telles que celles de Mary Woolstonecraft et Olympe de Gouges, appuyées par un grand nombre de mouvements organisés autant en Europe qu’en Amérique au début du 19e siècle, qui ont permis au féminisme de se constituer. De plus, la révolution industrielle est considérée comme le catalyseur ayant favorisé l’éclosion de ce mouvement social. Louise Toupin, dans son approche, évoque la dichotomie qu’elle dénote dans l’appréhension du passé collectif des femmes (Toupin 1993). Suivant sa perspective, les discours et les stratégies de la première phase du mouvement féministe (1850-1960) ont souvent été classés selon une typologie dualiste aux États-Unis. Il y aurait eu en effet d'une part un féminisme égalitaire rattaché au courant philosophique des lumières, des droits naturels, des droits individuels, à une forme de libéralisme. Ce féminisme, prétendument libéral, perçoit d'abord les femmes comme des sujets neutres, c'est-à-dire ayant une individualité propre, plutôt que comme (ou avant d'être) essentiellement des mères et des parties intégrantes d'une famille (ibid.). De ce fait, il met l'accent sur l'appartenance des femmes à la même espèce que les hommes, plutôt que sur leurs différences. D'autre part il y aurait eu un féminisme qualifié aujourd'hui «de la différence» et qui fut appelé tour à tour féminisme «domestique», «maternel», «familial», ou de la «maternité sociale». Ce penchant attribue aux femmes un rôle singulier à jouer dans la famille et dans la société, et perçoit ces dernières comme des sujets sexués c'est-à-dire des potentielles mères d'enfants; cette assimilation découle de la place et du rôle qui leur sont

assignés au sein de leur famille; en d’autres termes les femmes sont perçues comme ayant plus de devoirs et de responsabilités que de droits qui, quant à eux, viennent en second lieu. Cette position met davantage l'accent sur ce qui distingue les femmes des hommes, à commencer par leur biologie, et a parfois été qualifiée de courant «inégalitaire», car son idéologie sous-tend la plupart du temps l'idée de la supériorité féminine, supériorité principalement morale (Toupin 1993).

Restant dans la veine de la pensée de Louise Toupin, il ressort que l'interprétation historique des années 1960 a d'abord accordé préséance au féminisme égalitaire, au moment même où l'idéologie dominante dans le mouvement féministe de l'époque est nettement en faveur de l'élimination des distinctions opprimantes entre hommes et femmes (ou autrement dit aujourd'hui, l'élimination du genre comme structure sociale). Et, par la suite, à partir du milieu de la décennie 1970, soit au moment de la montée du féminisme de la différence dans le mouvement féministe américain, caractérisé par la mise en évidence de ce qui distingue les femmes des hommes (ou la revalorisation positive du genre), la préséance est accordée au féminisme domestique.

Le féminisme pourrait se comprendre comme un ensemble d’idées politiques, philosophiques et sociales cherchant à définir, établir et promouvoir les droits des femmes dans une société. Il s'incarne dans des mouvements et des organisations dont les objectifs sont d'abolir les inégalités sociales, politiques, juridiques, économiques et culturelles dont les femmes seraient victimes. Les mots «féminisme», «féministe», avec le sens qui leur est donné aujourd’hui, se diffusent à la fin du 19e siècle, lorsque l’ensemble des idées qu’ils désignent se cristallise en doctrine et acquiert une dimension politique. Le sens actuel du concept de «féminisme» se serait imposé vers la fin du 19e siècle, bien que les idées de libération de la femme se réclament de mouvements plus anciens et de combats menés dans plusieurs contextes historiques. Les historiens du féminisme analysent son développement en vagues successives. La première vague du féminisme a milité pour une réforme des institutions afin que les hommes et les femmes deviennent égaux devant la loi. Les revendications principales de cette époque étaient le droit de vote des femmes, le droit à l'éducation, le droit au travail, le droit à la maîtrise des biens, entre autres. La deuxième vague du féminisme se forme au cours des années 1950-1960 avec la naissance du «Mouvement de

Libération des Femmes» et révèle une profonde mutation des mœurs et des représentations. L’objectif de premier plan des aspirations féminines de cette période est la maîtrise du corps fécond ; et par conséquent soutenir plusieurs concepts qui entendent rendre compte de la spécificité du rapport de domination exercé sur les femmes. C'est à cette période qu'aurait été reformulé le concept de «patriarcat», élaboré celui de «sexisme», en mettant un accent sur la sphère privée comme lieu privilégié de la domination masculine. Les revendications, touchant au contrôle de leur corps par les femmes (avortement, contraception), sont alors placées au premier plan mais, de façon plus large, les féministes de cette deuxième vague appellent à la construction de nouveaux rapports sociaux de sexe. À partir des années 1980 apparaît une troisième vague du féminisme, qui va entériner les revendications politiques de la deuxième vague, mais mettre d’avantage de l’avant celles des groupes dits minoritaires ou marginalisés.

Les études féministes auraient pénétré le monde académique au début des années 1970 suite

à l’effort de théorisation de la condition féminine inhérent à la deuxième vague du féminisme. De nombreux champs du savoir sont progressivement envisagés sous l’angle de la critique féministe, notamment la philosophie féministe, l’anthropologie féministe, l’histoire des femmes, en se développant en lien étroit avec les luttes militantes. Le domaine des sciences n’échappe pas à la critique féministe et prend son essor vers la fin des années 1970 et le début des années 1980. L’ancrage institutionnel le plus fort a lieu aux États-Unis, où sont créés des départements de Women’s Studies ou de Feminist Studies avec une approche parfois interdisciplinaire. Le développement de l’usage du concept de «genre» favorise par la suite la création des départements d’«études du genre». On observe que le féminisme contemporain adopte de multiples facettes face aux revendications initiales qui sont traduites différemment et selon les contextes. La réflexion et l'action féministes s'attachent donc davantage à l'analyse critique des pratiques sociales réelles (même si elles se décalent souvent des valeurs culturelles et sociétales) et tentent de reformuler l'expression des enjeux et des objectifs. Elles soutiennent aussi de plus en plus les débats ethniques, communautaires et religieux. Ce changement de paysage entraîne inévitablement des divergences de vues qui divisent les courants féministes.