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La notion de fragmentation de l’espace urbain à Mexico.

L E M EXICO MODERNE : A RCHIPEL DE PREMIER MONDE DANS UN OCEAN DE PRECARITE.

A) La notion de fragmentation de l’espace urbain à Mexico.

1) Une problématique contemporaine.

On peut estimer que la problématique de la fragmentation de l’espace urbain est véritablement née aux Etats-Unis dans les années 1970, le sociologue de l’école de Chicago Richard Sennet évoquant par exemple dès cette époque une atomisation de la ville par le biais de la destruction de l’espace public [Sennet, 1971]. Le débat n’est donc pas nouveau en Amérique, mais aujourd’hui la pensée autour de ces questions est à considérer dans le contexte du développement spectaculaire des gated communities dans de nombreux grands ensembles urbains nord-américains au cours des 20 dernières années. Les travaux sont très nombreux aujourd'hui sur cette question aux Etats-Unis. A Mexico, les petits îlots et lotissements fermés ont proliféré au cours des 20 dernières années sans jusqu’à récemment véritablement attirer l’intérêt de la recherche urbaine. Pourtant, ils marquent fortement le paysage de certaines zones de l'agglomération, et notamment dans la partie Sud-Ouest du District Fédéral. Ils se trouvent principalement dans ces AGEB les plus favorisées localisées précédemment. Les

condominios ou fraccionamientos cerrados mexicains partagent avec les communautés

encloses nord-américaines la caractéristique d’être des quartiers intégrés au tissu urbain mais d’être fermés par des barrières et clôtures et d’avoir un accès exclusivement réservé aux résidents et à leurs invités. Cependant, il s’agit le plus souvent d’unités monofonctionnelles, purement résidentielles, et généralement de bien plus petite taille que les gated communities nord-américaines. Celles-ci sont parfois de véritables villes privées, avec toutes sortes d’équipements et de services en leur sein, et elles peuvent regrouper dans les cas extrêmes des populations de plusieurs milliers d’habitants.

Les ensembles résidentiels privés mexicains ne sont eux généralement pas équipés d’infrastructures scolaires, sportives, commerciales ou de loisir, même si, comme nous allons le voir, celles-ci sont généralement présentes à proximité, voire contiguës aux quartiers fermés.

2) Une minorité d’acteurs, pour un phénomène majeur.

Par ailleurs, à la différence des Etats-Unis où ce sont essentiellement des membres de la classe moyenne haute qui habitent ces types de quartiers, au Mexique ce sont des familles appartenant aux couches les plus élevées de la société qui y résident. En effet, si l’on estime à plus de 8 millions93 le nombre de Nord-Américains qui habitent dans ces espaces résidentiels fermés, au Mexique leur nombre est, compte tenu des différences dans la composition socioéconomique de la population, beaucoup plus restreint. Dans le District Fédéral, aucun chiffre n’est disponible compte tenu de la variété des formes prises par ces espaces résidentiels et de la diversité de leurs statuts. Cependant on peut procéder à une estimation, notamment à partir des résultats du recensement de l’an 2000 et des observations de terrain, en recoupant les remarques faites dans le cadre de l’analyse générale des données sur le DF, les caractéristiques socioculturelles et économiques généralement communes aux résidents de ce types d’espaces résidentiels, et leurs zones d’emplacement privilégiées cernées dans la première partie. Pour cela, on prend en compte un certain nombre de constatations générales, en rappelant que l’on vise à procéder à une estimation et non à donner un chiffre exact impossible à calculer, et que l’on est donc contraint d’ignorer les exceptions et cas particuliers.

On estime d’abord que les chefs de familles résidant dans des quartiers ou lotissements fermés comparables aux gated communities (services de vigilance, etc.) ont des revenus totaux appartenant aux plus élevés, supérieurs à 20 salaires minimaux (environ 2000 euros par mois). Pour procéder à l’estimation, on retient donc un estimateur ri du nombre de foyers dans la

délégation i dont le chef gagne plus de 2000 euros mensuels. On ne dispose d’aucun chiffre concernant cette tranche de revenus au Mexique, cependant on peut estimer dans l’hypothèse la plus haute que tout au plus 75 % des actifs gagnant plus de 10 salaires minimaux ont les moyens de résider dans un îlot ou lotissement fermé, et dans l’hypothèse la plus basse qu’au moins 25 % sont dans ce cas94. Ces hypothèses semblent raisonnables compte tenu de la forme de l’histogramme de distribution des salaires dans le DF (Graphique 6).

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D’après les chiffres avancés par Blakely et Snyder [1997].

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On choisit volontairement un écart important afin de minimiser le risque d’erreur. Une fois encore, on rappelle que le but ici n’est pas de donner un chiffre précis rigoureusement impossible à déterminer en l’état actuel de l’information disponible, mais de donner un ordre de grandeur.

Graphique 6 : Le déséquilibre dans la répartition de la population suivant les tranches de revenu.

Ensuite, considérant que les chefs de famille ayant des revenus élevés ont généralement des conjoints ayant eux aussi des revenus relativement élevés, on prend en compte le taux d’activité des femmes dans la délégation en divisant le chiffre précédemment obtenu par la valeur : (1 + proportion de femmes actives). Cette opération permet de limiter l’effet de dédoublement, sachant qu’il existe une proportion importante de foyers avec deux sources de revenus. On obtient alors un estimateur approximatif du nombre de foyers ayant des revenus correspondant à ceux généralement requis pour résider dans les espaces résidentiels en question.

Cette première condition, la disposition de revenus élevés, est généralement nécessaire, mais pas suffisante. En effet, la population aisée, même si elle en a les moyens, ne réside pas forcément dans ce types d’ensembles. Même si elles sont de plus en plus rares, il existe en effet des familles aux moyens très élevés qui habitent des résidences individuelles, avec ou sans service de vigilance personnel. Mais surtout, dans les délégations centrales comme la délégation Benito Juárez étudiée précédemment, beaucoup de familles aisées résident dans des édifices verticaux certes souvent eux aussi surveillés par des gardiens, mais qui ne peuvent pas être considérés comme des quartiers, îlots ou lotissements fermés, puisqu’ils n’ont pas de rues ou allées privées. Pour résoudre ce biais, on prend en compte les caractéristiques

urbanistiques de chaque entité avec la proportion de logements de type maison individuelle, sachant que les logements appartenant aux ensembles fermés qui nous intéressent sont recensés comme telles. On pondère alors le chiffre estimé de logements occupés par des membres des catégories sociales susceptibles d’habiter des quartiers fermés dans chaque entité par cette proportion mi pour finalement parvenir aux estimations suivantes :

TOTAL ESTIME DE LOGEMENTS EN QUARTIERS FERMES DANS LE DISTRICT FEDERAL

Hypothèse haute : Nest =

Σ

0.75.Ri cfi * mi = 49047 Hypothèse basse : Nest =

Σ

0.25.Ri cfi * mi = 16341

Quoique approximatives et ne devant être considérées que comme telles, ces estimations ont le mérite de nous permettre d’avancer un ordre de grandeur pour la quantité de logements de type lotissement ou quartier fermé à Mexico, à savoir grosso modo entre une vingtaine et une cinquantaine de milliers. L’hypothèse moyenne est donc de 30 à 40 000 logements en quartiers fermés sur les 2 132 413 que comptaient en tout le District Fédéral en 2000. En admettant ces hypothèses, ceux-ci représenteraient donc entre 0.8 et 2.3 % de l’ensemble du parc de logement, et abriteraient entre 60 et 200 000 habitants sur les 8.5 millions du District Fédéral.

Leur répartition géographique, représentée dans la carte 10, montre une nette concentration au Sud-Ouest du District Fédéral, et ressemble énormément à la carte 9 : elle rejoint les tendances spatiales observées grâce à l’axe 3 de l’analyse factorielle sur le DF dans la première partie, et grâce à l'analyse au cas par cas des délégations du Sud-Ouest.

Carte 10 : Proportion estimée de logements en quartiers fermés dans le DF en 2000.

3) Poids symbolique et effet de domination sur le paysage urbain.

Que l’on retienne l’hypothèse haute ou l’hypothèse basse du nombre de logements en quartiers fermés et de leurs habitants, il s’agit d’évidence d’une population numériquement marginale. Pourtant, elle a un poids considérable en terme de pouvoir économique et politique, et influe grandement sur les évolutions urbaines à Mexico. Pas seulement du fait de la capacité décisionnelle concentrée dans une large mesure entre ses mains, mais aussi en raison de la survisibilité dans le paysage urbain de ces ensembles, de sa population et des lieux qu’elle fréquente.

Cette survisibilité découlant d’un effet de surexposition explique que les habitants de ce type d’ensembles comme les observateurs surestiment souvent la proportion de ce type de logement dans l’agglomération, et seront sans doute surpris des chiffres avancés ici. Elle est principalement due au fait que la surface réelle occupée par ces ensembles est relativement à leur nombre très importante. En effet, ils sont installés dans les AGEB aisées du Sud-Ouest de l'agglomération où nous avons vu en fin de première partie que les densités de population étaient bien moindres que celles des AGEB populaires. Mais cette survisibilité est aussi due à un autre phénomène mis en évidence dans la première partie, à savoir l’implantation de beaucoup de ces zones résidentielles le long ou à proximité des grands axes de circulation. Par ailleurs, le rayonnement majeur dans l’agglomération de ses habitants permis par les véhicules automobiles particuliers accentue ce phénomène de surexposition. Les vastes complexes commerciaux, scolaires, sportifs et de loisirs qui sont complémentaires à ces ensembles fermés dominent eux aussi le paysage urbain de certaines parties de l’agglomération, notamment dans ces délégations du Sud-Ouest. Ils achèvent ainsi de rendre incontournable le « Mexico moderne » tout en biaisant les impressions quant à l’importance numérique réelle de sa population. Les néons d’une vaste enceinte commerciale situé en bord de périphérique ou la façade flamboyante d’un grand complexe sportif disposé le long d’une voie de circulation importante attirent bien plus l’attention de l’observateur que la grisaille d’une accumulation de petites maisons d’un quartier populaire reculé et loin des grands axes, même si celui-ci est habité et fréquenté par une population bien plus nombreuse. De la même manière, une dizaine ou une vingtaine de grosses automobiles avec au sein de chacune d’entre elles un ou deux individus marquent bien plus le paysage urbain qu’un microbus95 ou s’entassent pourtant une cinquantaine de personnes. Il convient donc toujours de veiller à ce que ces biais visuels ne faussent pas la perception de l’ampleur des phénomènes observés, et c’est pourquoi il nous semblait nécessaire de proposer une telle estimation de la proportion d’ensembles fermés pour avoir un ordre de grandeur, malgré son inévitable imprécision.

Cela étant dit, intéressons-nous maintenant en détail aux différentes formes d'habitats qualifiés d'ensembles fermés dans ces périphéries de Mexico, en proposant une typologie de ceux-ci.

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Petite camionnette assurant les transports en commun. Nous reviendrons en fin de cette deuxième partie sur ce moyen de déplacement.