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3-2, 2 Les niveaux décentralisés de la puissance publique face au transfert de compétences

L’ « exception française » est une problématique qui, non seulement reste d’actualité, mais s’est trouvée réactualisée par la décentralisation. Celle-ci s’est effectuée sans redécoupage territorial ; et si les débats ont à nouveau souligné l’exigence théorique du regroupement intercommunal et surtout l’importance d’une gestion urbaine au niveau de l’agglomération, le « réalisme politique » interdit de conformer unilatéralement la réalité à ces termes et consacra la commune. La délégation de compétences à un organisme de coopération intercommunale n’est donc pas une condition juridique préalable au transfert des responsabilités : les modalités de la gestion des territoires n’étant pas déterminées a priori, mais simplement balisées par l’Etat, elles s’effectuent selon des configurations variables : c’est une composition entre l’égalité de droit des communes entre elles et la perception qu’elles développent des nécessités fonctionnelles de la gestion. C’est-à-dire qu’elles composent avec la figure clef de l’élu local, tout en devant s’inscrire dans les cadres juridiques et réglementaires que fixe l’Etat.

L’évolution de ces cadres juridiques, si le principe de l’adhésion volontaire devient incontournable, manifeste cependant que l’Etat n’a pas renoncé à sa volonté rationalisatrice.

Mais à la poursuite pénible de l’optimum territorial, le principe des « blocs de compétences » ajoute une autre stratégie : donner à des institutions, dont la compétence s’exerce sur un territoire vaste, le rôle d’aménageur (D. BEHAR, P. ESTEBE, 2003b). Le cadre régional apparaît alors comme pertinent pour organiser l’urbanisation. Son affirmation va se heurter à la concurrence du département et des villes. Ces acteurs sont en effet plus à même de tirer leur épingle du jeu des accords multiniveaux que requiert la spécialisation fonctionnelle, compte tenu du fait que cette spécialisation s’avère être moins une répartition ferme des compétences qu’un partage (S. BIAREZ, 1993) ; en conséquence, les collectivités territoriales développent des projets qui dépassent leurs compétences, affirmant un rôle politique sans relation avec leur statut institutionnel (D. BEHAR, P. ESTEBE, 2000).

3-2, 2 a) Les villes, « gagnants de la décentralisation » devant les régions La décentralisation s’inscrit dans le contexte d’émergence du local comme niveau d'élaboration et de mise en œuvre de véritables politiques et programmes publics, pour partie autonomes, c’est-à-dire d’une « réelle modification des voies de l'action publique ». Ce phénomène est commun à toute l’Europe, et se traduit par la montée en puissance des villes et des régions (R. BALME, A. FAURE, 2000).

Pour changer ainsi la nature des politiques publiques, les politiques locales doivent être portées par des échelons non seulement pertinents, mais actifs. La vitalité de la société politique locale et de ses initiatives est un facteur important dans la genèse de cette réforme d’envergure (S. BIAREZ, 1993).

L’intercommunalité de projet se met donc en œuvre à partir des projets territoriaux des éléments les plus actifs au niveau local. Dans cette situation, les maires des grandes villes apparaissent effectivement actifs, qui cherchent depuis les années soixante-dix à sortir des limites étroites de leur territoire électif pour tenter d’affirmer un rôle fédérateur sur l’ensemble de l’agglomération (M. SUIRE, 1997).

En revanche, la région, qui recueillait les suffrages des observateurs (non élus) pour l’adéquation de son échelle aux enjeux de la gestion territoriale, ne s’est pas imposée (D. LORRAIN, 1993). Pourtant, considérée depuis la seconde moitié des années soixante-dix comme l’échelon pertinent du développement et de la modernisation des territoires, elle est consacrée comme niveau compétent pour l’aménagement par la réforme de la décentralisation ; et l’évolution des

Contrats de Plan révèle la valeur croissante qu’accorde l’Etat à une planification décentralisée à l’échelon régional115.

En Bretagne, l’optique du développement régional a induit depuis quelques années déjà des prises de position innovantes sur l’aménagement et la place des villes dans l’espace breton. La création du Comité d’Etudes et de Liaison des Intérêts Bretons (C.E.L.I.B), assemblée réunissant des maires, des conseillers généraux, des organismes professionnels, témoigne des potentialités d’une réflexion commune à cette échelle. Cette dernière conduit à récuser le mode d’urbanisation induit par le développement industriel, considérant qu’en sacrifiant l’atout du cadre de vie urbain, il porte préjudice au développement régional116. Les réflexions portent aussi sur les évolutions de l’urbanisation relativement à la réorganisation du temps de travail et à la généralisation de l’automobile : l’urbanisation commençante des campagnes évite la surconcentration urbaine mais peut porter préjudice aux paysages et alourdir les coûts collectifs, à moins d’être organisée dans le cadre des pays. Il serait alors possible de bloquer la croissance des villes anciennes et d’accueillir les populations supplémentaires « dans de petites villes satellites d’une dizaine de milliers d’habitants, relativement denses, bien équipées et bien reliées à la ville principale. L’objectif est de préserver le littoral, les terres agricoles et le charme de certaines villes anciennes tout en rapprochant l’habitat de la campagne. » (L. LAURENT, 1995). La maîtrise par les Bretons de l’évolution de leur région passe donc par une organisation en pays coordonnés au niveau régional. Mais la pérennisation de ce niveau intermédiaire entre communes et départements échoue : la région est bien engagée (à partir de 1976) avec l’Etat dans les contrats de pays, mais ceux-ci ont une portée limitée dans l’espace et dans le temps, et servent au financement de demandes communales hétérogènes. Les pays sont « neutralisés par les départements, d’autant plus facilement que la Région n’intervient pas pour les défendre. » (H. MICHEL, 1999). La stratégie territoriale de la Région prend durablement la commune pour interlocuteur (ibid.). Sur ce terrain, les villes-centres et les départements sont une concurrence redoutable.

Entérinant donc des changements de pratiques antérieurs, la « révolution tranquille » de la décentralisation (D. LORRAIN, 1993) s’est réalisée sans heurt. Elle a cependant généré sa

115 La première génération (1984-1988) se présente encore comme un instrument d’exécution du plan national, alors que la deuxième génération (1989-1993) apparaît davantage comme un mode de relation entre les deux échelons (S. BIAREZ, 1993).

116 « Dans la mesure où, en Bretagne comme ailleurs, on tend à l’uniformisation du cadre et du mode de vie, au nom de quoi demander qu’un nombre croissant de personnes originaires de la région continuent à y travailler ou à y vivre, ou puissent y revenir quand elles le souhaitent. Autrement dit, si l’on vit de la même façon à Brest, Rennes, Marseille, Lyon ou Lille, à partir de quel critère va-t-on faire croître plus vite telle ou telle ville ? » Livre blanc du CELIB, Bretagne, une ambition nouvelle, 1970 (cité par R. ALLAIN, 1992).

propre dynamique, modifiant en retour le contexte qui l’a rendue possible. « Telle fut la voie, étrange, surprenante, prise par la décentralisation en France : après des années de débats stériles pour savoir si la réforme régionale devait s’opérer autour du département ou de la région, on s’aperçut tout à coup que la place avait été prise par un troisième larron : la ville. » (J. JULLIARD, 1985). Les grandes mairies urbaines émergent comme les « grands gagnants de la décentralisation. » (D. LORRAIN, 1993). Ce sont des gagnants « stratégiques » car, sur le plan juridique, les communes bénéficient du même traitement quelle que soit leur taille.

La commune rurale devient donc en théorie maîtresse de son devenir territorial. C’est sur ce créneau que le département négocie le changement et trouve une « nouvelle légitimité en devenant le point d’équilibre entre la France rurale et celle des villes. » (Ibid.).

3-2, 2 b) Communes rurales et périurbaines sous la tutelle départementale Les compétences sont transférées sans distinction à un ensemble de communes aux caractéristiques très inégales. Les spécialistes du droit public analysent parfois cette égalité de droit du pouvoir communal comme générant une inégalité de fait dans le contexte de coopération insuffisante (P. ESTEBE, T. KIRSZBAUM, 1997). Pour Yves Jegouzo (1993), l’égalité juridique a renforcé les inégalités préexistantes compte tenu de l’appropriation différenciée des nouvelles compétences. Pour les communes rurales, l’extension de la sphère d’intervention est « purement abstraite », voire génératrice de nouveaux dysfonctionnements. Le retrait de l’Etat laisse la possibilité aux « friches administratives » de se développer (ibid.). Sur le plan fiscal, en dehors de quelques ajustements, les finances locales ne sont pas réformées et leur structure reste inchangée (J. LE CACHEUX, L. TOURJANSKY, 1993). Les assiettes fiscales sont en conséquence fréquemment restreintes. La décentralisation coïncide de plus avec l'adoption d'une politique de rigueur. Si l'autonomie est acquise dans les textes, la marge de manœuvre est réduite ; la présence financière d'autres échelons de l'action publique reste très importante. La responsabilisation des élus locaux et l'adéquation des services publics à la demande locale, qui étaient attendues de la réforme, ont été sans doute favorisées mais avec des restrictions. L'étude des dépenses et recettes communales fait apparaître d’énormes écarts dans la nature de la gestion des petites et grosses communes : « La gestion d'une grande ville est sans aucun doute plus proche de celle d'un département que de celle d'une commune rurale. La petite commune, symbole pour certains de la démocratie locale, semble en marge des mutations en cours (…). » (Ibid.).

Les petites communes n’ayant pas les moyens d’exercer seules leurs nouvelles responsabilités, le scénario évoqué par Yves Jégouzo (1993) de la « mise en "régie départementale" » est bien engagé : le niveau départemental manifeste une tendance croissante à l’intervention dans la gestion de l’espace rural. L’absence théorique de tutelle d’une collectivité sur une autre conduit en pratique à la mainmise du Conseil général sur les communes rurales : par l’allocation d’aides financières, le développement de structures d’assistance technique, il occupe les « vides administratifs » laissés par le redéploiement de l’administration de l’Etat, prédisposé en cela par les compétences qui lui ont été octroyées, comme l’aménagement rural et le transport interurbain par route. « Il en a le goût du fait de la structure du conseil général, de la surreprésentation des zones rurales qui le caractérise et du rôle d’intermédiaire naturel entre les communes rurales et l’assemblée départementale qui revient au conseiller général élu dans le cadre du canton. » (Y. JEGOUZO, 1993).

Inclinaison du département vers le monde rural et investissement du territoire aggloméré par les élus des villes-centres : cette forme de partition spatiale de la maîtrise politique conduit à dissocier aménagement urbain et aménagement rural, agglomération aux prises avec les problématiques de mobilité urbaine et périurbain de plus en plus motorisé, voirie et urbanisme. Comme l’explicite Marc Wiel (1999), à l’exception de quelques départements très urbanisés et dans le cas d’une intercommunalité urbaine défaillante, les Conseils généraux ne sont pas concernés par les questions d’aménagement urbain ; ils le sont en revanche par l’aménagement de territoires dont les gestionnaires attachent à la route une forte valeur symbolique : à la valeur utilitaire du désenclavement s’ajoute, par le lien avec la ville, le sentiment de partager une modernité monopolisée par elle. L’exercice de la compétence transports publics a une valeur moindre, mais elle correspond à une forme de prestation sociale en direction de ces communes à développer (ibid.), un signe de soutien qui peut se suffire à lui-même. Dans cette perspective, on comprend que l’articulation avec le réseau de transport de la ville ait moins de force que le « droit » de pénétrer en son cœur depuis sa lointaine périphérie : les velléités de la ville de Rennes d’interdire la circulation des cars départementaux sur les quais (au même titre que celle des véhicules particuliers) ont ainsi été très mal accueillies117.

Le problème de « sous-administration » ou de « maladministration » -soit l'absence de services publics indispensables- que connaît l’espace rural (Y. JEGOUZO, 1993) n’est pas étranger aux communes périurbaines : « S'il faut franchir le seuil des 30 000 habitants pour qu'une commune

dispose de la totalité des équipements publics qu'attend d'elle l'administré de cette fin du XXème siècle (…), cela n'a pas trop d'importance pour l'habitant d'une commune de moins de 2000 habitants incluse dans une agglomération importante. Il trouvera à sa porte, dans la commune voisine, la piscine couverte, l'école de musique qu'il souhaite fréquenter. (…). Il n'en va pas de même pour la commune rurale. » (Ibid.). L'expansion périurbaine rend moins opératoire cette distinction entre commune rurale et commune de l'agglomération, et Yves Jegouzo souligne - alors que le périurbain en tant que tel n'est pas encore une catégorie spatiale de l'I.N.S.E.E- que le rural est un espace hétérogène. Mais il insiste d’autant sur cette unité que constitue le problème de gestion, élément commun essentiel dont l'importance ne doit pas être occultée par les différenciations à l'œuvre. Dans le périurbain même en croissance, la « commune voisine » n’a pas la même proximité que dans la ville agglomérée.

En étant des « îles » de l’ « archipel » urbain (F. BEAUCIRE, P-H. EMANGARD, 1997), les communes périurbaines restent des îles qui cherchent à être reliées sans être rejointes. Sur un plan fonctionnel, la motorisation de leurs résidents peut permettre un maillage large du réseau de services, ce dont prennent acte les entreprises parapubliques dans la restructuration de leur présence territoriale. Mais, bien sûr, l’île ne tient pas à être vidée de sa substance et l’une des problématiques récurrentes énoncées par les élus rencontrés est cet ajustement de la stratégie territoriale à une croissance démographique qui ne s’accompagne pas nécessairement du maintien (et de la fréquentation) des services communaux. Il faut décider de ce qui devrait être conservé sur place, de ce à quoi on peut renoncer, et négocier ce projet avec d’autres territoires, ainsi que l’exprime par exemple le maire de Montreuil-sur-Ille (1554 hab., en croissance démographique sur 1990-1999) :

« On a encore la chance d’avoir des commerces, même si on en perd encore un petit peu de temps en temps, mais bon, il y a des choses qui ne sont pas forcément vitales dans un premier temps, par exemple, il y a une marchande de vêtements qui va fermer parce que des vêtements, on n’en vend pas tous les jours à Montreuil… L’auto-école aussi va fermer, il y en a quelques unes qui sont proches d’ici, à 3-4 km, donc c’est la concurrence. Pour les commerces, on n’a pas à se plaindre, ce n’est pas la préoccupation primordiale. Ce serait plutôt les services : est-ce que les gens ont toujours besoin d’avoir La Poste, des banques ? Il faut se demander si c’est primordial pour les gens, et ne pas rouspéter si les gens finalement vont à Saint-Aubin-du-Cormier, du moment qu’on a ici un distributeur de billets. »

Si la distinction traditionnelle entre aggloméré et non-aggloméré perd de sa pertinence, demeure entre communes rurales et communes périurbaines une communauté de problèmes liée à la

fourniture de services. Cet enjeu conduit la commune à discuter le désir de maintien des services sur place quand il existe une perspective d’attraction en dehors d’eux, et à se percevoir comme l’élément d’un tout territorial, incluant ou non l’agglomération.

Cette progression de la perception pourrait en conséquence constituer une occasion de dépassement de l’opposition entre agglomération et périphérie. Maladministration des campagnes, complexité urbaine : ces deux axes problématiques renforcés par la décentralisation poussent à l’élaboration d’un échelon de solidarité ville-campagne. Mais c’est moins l’Etat qui se trouve à l’origine de cette évolution des représentations que les deux acteurs évoqués que sont l’agglomération et le département. Le dépassement du clivage villes-campagnes n’est pas évident quand ce sont ces deux acteurs qui prévalent.