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L ' IMPLANTATION DES LABORATOIRES SOUTERRAINS

I. A NALYSER LA SÛRETÉ AVEC MÉTHODE

Un nombre important d'éléments peuvent influer sur l'évolution d'un stockage. En effet, le temps long de la décroissance des radionucléides destinés à être enfouis amène à considérer l'impact de phénomènes qui peuvent être très ténus ou particulièrement exceptionnels. De plus, appréhender l'évolution des comportements humains durant les prochains millénaires et leurs impacts potentiels sur le stockage ouvre la voie à d'innombrables scénarios de science-fiction, difficiles à prendre en compte dans une analyse de sûreté voulue comme une entreprise rationnelle. Quels usages des sous-sols aura-t-on dans des dizaines de milliers d'années ? Aura-t-on intérêt à exploiter des roches dont aucun usage n'est encore envisagé ? Creuser un trou profond de plusieurs centaines de mètres sera-t-il à la portée de groupes terroristes potentiellement intéressés par les déchets nucléaires ?...

Ainsi, durant les années 1980, les concepteurs du logiciel Bios, à même de calculer le transfert de radionucléides dans la biosphère, soulevaient une hypothèse qui pouvait potentiellement induire un impact radiologique important sur des populations humaines496. D'après leurs calculs, la consommation par une population autarcique de légumes cultivés dans le lit d'une rivière asséchée ayant constitué un exutoire pour des radionucléides issus d'un stockage géologique pourrait avoir des conséquences non-négligeables sur cette population. De telles situations de groupes autarciques vivant à proximité des exutoires des projets de stockage constituent désormais des cas limites devenus classiques dans les études de sûreté de projets de stockage. Néanmoins, les hypothèses concernant les modes de vie futurs sont toujours difficiles à objectiver.

Par ailleurs, le nombre de phénomènes naturels ou accidentels pouvant influer sur l'évolution d'un stockage semble illimité : l'infinité du temps pris en compte dans l'analyse amène à envisager une infinité de phénomènes susceptibles d'influer sur l'évolution du stockage. De ce fait, le souci de complétude des analyses de sûreté est limité par la quasi-infinité du temps qu'il est nécessaire de prendre en compte dans cette analyse. Cette infinité des éléments qui influent potentiellement sur l'évolution du stockage est à même de saper la robustesse des analyses de sûreté. En effet, la

496 G. Lawson et G.M. Smith, Bios. A Model to Predict Radionuclide Transfer and Doses to Man Following Releases

complétude est un critère de qualité pour les analyses de sûreté. Puisqu'il est impossible de considérer une infinité d'objets, la sélection des éléments à prendre en compte dans une analyse de sûreté est toutefois l'enjeu d'un débat sans fin.

I.1. D

ÉFINIR DES FONCTIONS POUR CHAQUE BARRIÈRE

Au début des années 1990, les ingénieur.es de l'Andra conçoivent les projets de stockage suivant un concept dit « multi-barrières ». La Règle Fondamentale de Sûreté III.2.f de 1991 stipule que la sûreté d'un stockage reposera sur trois barrières : le colis, l'ouvrage de stockage et la roche.

La Figure 9 ci-dessous montre la manière dont les ingénieur.es de l'Andra conçoivent alors les

stockages : les trois barrières entourent les substances radioactives comme des poupées gigognes. On peut noter que cette représentation datant des années 1990 est en tout point similaire avec celle présentée au chapitre 1 datant du début des années 1980 (cf. Figure 4).

Les trois barrières assurent des « fonctions de sûreté » complémentaires : toutes jouent un rôle dans la rétention des radionucléides. Une telle conception d'un stockage comme une succession de barrières auxquelles sont allouées des fonctions de sûreté est directement issue de la conception des centrales nucléaires dans lesquelles les différentes enceintes autour du réacteur doivent permettre de restreindre les risques d'un accident nucléaire majeur.

Figure 9. Schéma d'un concept de stockage multi-barrières

(Philippe RAIMBAULT, « Exposé à la Commission Nationale d’Évaluation. La démarche de sûreté: la RFS III.2.f et son application aux études Andra », 1994)

L'attribution de fonctions à chaque barrière est une manière d'orienter la conception du stockage. Elles constituent des objectifs en terme de rétention des radionucléides et sont attribuées à chaque barrière pour un radionucléide donné (ou à une famille de radionucléides issue d'une chaîne de désintégration radioactive). Les ingénieur.es de l'Andra distinguent deux fonctions : « retarder » et « limiter »497. Pour chaque radionucléide, l'attribution d'une de ces deux fonctions aux barrières dépend d'une part de la chimie des interactions entre les radio-éléments et les matériaux de la barrière et d'autre part du temps de demi-vie des radionucléides.

Lorsqu'une barrière assure une fonction « retarder », cela signifie qu'elle assure la rétention totale d'un radionucléide durant un certain temps au-delà duquel celui-ci migre dans la barrière suivante ou dans la biosphère. Définir une fonction « retarder » consiste à assigner un temps de retard limite en deçà duquel l'ensemble des éléments sont contenus dans la barrière et au-delà

497 Philippe Raimbault, « Les Objectifs et la méthodologie des analyses de sûreté », Andra, 1995. Figure 10. Représentation des effets espérés des fonctions "retarder" et "limiter"

(Philippe RAIMBAULT, Brouillon d’un transparent pour l’audition

duquel ceux-ci sont relâchés498. Une telle fonction est particulièrement adaptée pour réduire l'impact radiologique des radionucléides à demi-vie courte. En effet, la décroissance de leur activité est (relativement) rapide et il est possible d'envisager que leur dispersion au bout d'une certaine période ait peu d'effets nuisibles.

Lorsqu'une barrière assure une fonction « limiter », cela signifie que le relâchement est maintenu continuellement en dessous d'un certain seuil limite. Dans ce cas, le relâchement est continu mais doit rester suffisamment faible pour que l'impact radiologique soit toujours inférieur à la limite autorisée499. La représentation ci-dessus (Figure 10) illustre l'effet souhaité sur l'impact radiologique dans la biosphère des fonctions « retarder » et « limiter ».

L'attribution de fonctions aux trois barrières pour l'ensemble des radionucléides doit permettre de maintenir l'impact du stockage en dessous de la dose réglementaire. De ce fait, l'attribution de fonctions aux barrières est définie à partir du calcul de l'impact radiologique total de l'ensemble des radionucléides contenus dans le stockage sur l'humanité. Si des fonctions sont attribuées aux trois barrières, seules les performances des barrières ouvragées peuvent être ajustées – à moins de changer de site. Une fois les barrières ouvragées conçues de manière à assurer les performances fixées par l'attribution de fonctions à celles-ci, il importe toutefois de vérifier que le projet de stockage a bien un impact radiologique inférieur à la limite autorisé.

I.2. L

ISTER EXHAUSTIVEMENT CE QUI IMPACTE LE STOCKAGE

La définition d'exigence en terme de rétention des radionucléides pour les barrières ouvragées n'est qu'une des activités auxquelles s'attellent les ingénieur.es en charge des études de sûreté à l'Andra. Ces ingénieur.es travaillent également à évaluer la sûreté de projet de stockage une fois que des concepts de stockage sont définis. Développer des outils afin de réaliser une telle évaluation est un chantier important. En effet, il n'existe pas une bonne manière de montrer la sûreté d'un projet de stockage. Au contraire, les ingénieur.es qui travaillent à cette question dans différents pays ont développé différentes méthodes d'analyse de sûreté qui présentent toutes des avantages et des inconvénients. L'existence de cette pluralité de méthodes nuit à la prétention à la rationalité de chacune d'entre elles. Dès lors, l'harmonisation internationale a minima des méthodes d'analyse de sûreté doit leur donner une assise commune et ainsi accroître leur robustesse.

498Ibid.

La construction d'une liste de scénarios doit permettre de prendre en compte, dans l'analyse de sûreté, certains éléments peu probables ou accidentels susceptibles d'influer sur l'évolution d'un stockage. Néanmoins, le nombre de scénarios est nécessairement limité : ces scénarios sont destinés à guider la réalisation des calculs d'impact et de tels calculs demandent du temps. Des choix sont donc nécessaires pour sélectionner les éléments à prendre en compte dans les scénarios. Afin de donner une assise à ces choix, l'utilisation d'outils partagés par une large communauté experte et l'appel à des normes édictées par des institutions supranationales constituent des éléments cruciaux. Par ailleurs, si l'utilisation de scénarios est une démarche classique d'analyse de sûreté, la manière de les construire, leur nombre, leur traitement et leur place dans l'analyse de sûreté diffèrent parfois fortement d'une institution à une autre.

I.2.1. DONNER UNEBASECOMMUNE AUXANALYSES DESÛRETÉ

L'Agence pour l'Énergie Nucléaire (AEN) de l'OCDE est une institution centrale dans la diffusion des bonnes pratiques d'analyse de sûreté. En 1992, elle publie un rapport sur la construction des scénarios pour l'analyse de sûreté qui fait depuis figure de référence500. Celui-ci est l'aboutissement d'un travail engagé en 1986 par un groupe d'expert.es du Performance Assessment

Advisory Group (PAAG) du Radioactive Waste Management Comittee (RWMC) de l'AEN. Dix-huit

expert.es ont participé aux activités du groupe dont deux salariés de l'IPSN, P. Escalier des Orres et A. Cernes.L'objectif de ce rapport de 1992 n'est pas d'harmoniser ni la liste des scénarios à prendre en compte ni la manière de les utiliser. Il s'agit, pour l'Agence de l'OCDE, de dresser un panorama des pratiques adoptées dans différents pays et de promouvoir des méthodes judicieuses et cohérentes pour mener à bien les analyses de sûreté501.

Bien que les différentes institutions travaillant à montrer la sûreté de projets de stockage emploient des méthodes différentes, chacune des méthodes développées est destinée à objectiver l'analyse de la sûreté. Toutefois, l'existence de plusieurs méthodes d'analyse de sûreté ayant toutes prétention à l'objectivité amoindrit le pouvoir d'objectivation de chacune d'entre elles. Pour le groupe d'expert.es de l'AEN, l'objectif n'est pas d'arbitrer en faveur d'une méthode ou d'une autre mais avant tout de déterminer des similitudes entre les différentes méthodes afin de fonder leur légitimité sur des bases communes.

500 AEN/OCDE (ed.), Systematic Approaches to Scenario Development, Paris, 1992.

Le rapport de 1992 de l'AEN pointe que la première étape dans la construction d'une liste de scénarios est d'identifier l'ensemble des éléments à prendre en compte dans l'analyse de sûreté : les phénomènes physiques influant sur la dégradation des barrières ouvragées et la migration des radionucléides, les dysfonctionnements éventuels du stockage, les accidents susceptibles d'impacter son évolution normale...

La génération d'une telle liste doit s'appuyer sur l'imagination et l'expérience d'un large groupe de spécialistes, de différentes disciplines, qui ne doivent pas être limité.es dans l'étendue de leurs propositions502. Pour désigner les éléments à prendre en compte dans une analyse de sûreté, les experts de l'AEN et de l'AIEA utilisent la dénomination de FEP's pour Features, Events and

Processes. Le temps extrêmement long de la décroissance radioactive et l'infinité des éléments

susceptibles d'influer sur le stockage qui en découle amènent les auteurs du rapport de l'AEN à concevoir la construction d'une liste de FEP's comme un chantier progressif : une telle liste doit rester ouverte et pouvoir évoluer. L'exhaustivité de cette liste doit néanmoins demeurer un objectif503.

Suite à la sélection d'une liste de FEP's, le rapport de 1992 de l'AEN mentionne que la construction de scénarios repose soit sur le jugement d'expert.es, soit sur l'utilisation d'arbres, soit une méthode systématique504. Cette dernière option a assurément la préférence de l'AEN. Ces dernier.es soulignent que beaucoup d'analyses effectuées jusqu'alors ont utilisé le seul jugement d'expert.es pour construire les scénarios. Cependant ces auteur.es notent que les exigences antérieures en matière de formalisation et de traçabilité de la démonstration de la sûreté étaient moindres : l'encadrement du travail des expert.es n'apparaissaient pas comme une nécessité505. En 1992, les analyses sont dorénavant préparées pour les autorités de sûreté mais aussi pour un

« public » : elles doivent pouvoir résister à ses critiques506. De ce fait, le recours au seul jugement

d'expert.es n'est plus considéré comme une méthode convenable alors qu'il pouvait suffire lorsque le travail de démonstration de sûreté était confiné dans des arènes expertes.

Ce plébiscite en faveur des méthodes systématiques appelle deux remarques. Tout d'abord, la dévaluation des pratiques antérieures est une rhétorique courante : quand bien même les changements ne sont pas révolutionnaires, l'instauration d'une pratique comme norme nouvelle est souvent accompagnée par un dénigrement des pratiques antérieures qui doit accentuer, par contraste, l'importance de recourir à la nouvelle norme. De plus, en ce début des années 1990, il

502Ibid., p. 23. 

503Ibid.

504Ibid., pp. 33  -38.

505Ibid., p. 35.