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III. C ONTOURNER L ' OPPOSITION AU STOCKAGE

III.2. UN DÉBAT PARLEMENTAIRE SUR LE NUCLÉAIRE

Au printemps 1990, sur la suggestion du Premier ministre, l'Office Parlementaire d'Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques (Opecst) est saisie afin de produire un rapport sur le stockage géologique des déchets nucléaires212. Son écriture est confiée au député du Nord Christian Bataille, nouvellement élu en juin 1988. Pour cela, ce dernier mène une série d'auditions avec des élu.es, des porte-paroles des associations opposées aux recherches de l'Andra, des universitaires, des responsables de différents organismes du nucléaire... Dans le rapport qu'il rend en décembre 1990, C. Bataille dresse plusieurs propositions pour sortir de l'« impasse » dans laquelle la gestion des déchets nucléaires semble s'être engouffrée.

210 Association contre le nucléaire et son monde (ed.), Le Temps des déchets, op. cit. ; Grégory Jarry et Otto T., Village

toxique, Poitier, FLBLB éditions, 2010 ; Collectif, Le gouvernement par la peur au temps des catastrophes.

Réflexions anti-industrielles sur les possibilités de résistance, Villasavary, Éditions de la Roue, 2013.

211 Y. Barthe, Le pouvoir d’indécision, op. cit., p. 93. 

212 Christian Bataille, Rapport sur la gestion des déchets nucléaires à haute activité, Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques, décembre 1990, p. 3. 

Le manque d'information et de communication de l'Andra, l'absence de dialogue et le mépris pour les populations vivant au droit des formations géologiques convoitées sont identifiés comme les principales causes de l'hostilité que la venue de l'Agence a provoquée213. Soulignons toutefois que cette explication est sans doute un peu réductrice. Dans son article de 1992, Michel Prieur rejette une telle explication et attribue l'opposition rencontrée par les géologues de l'Andra à la conscience du risque que représente l'évacuation géologique des déchets nucléaires214. Dans son rapport, C. Bataille suggère de reprendre la construction de laboratoires souterrains tout en poursuivant d'autres voies de recherche comme le retraitement poussé des déchets. Il recommande d'apporter un certain nombre de garanties aux populations vivant à proximité des sites d'études choisis : une information importante (« transparence ») et une concertation locale sur l'implantation des laboratoires souterrains.

Suite à ce rapport parlementaire, un projet de loi est soumis au Parlement au printemps 1991. Celui-ci propose qu'une période de quinze ans soit consacrée aux recherches sur « l'élimination des

déchets nucléaires »215. Trois voies de recherche sont distinguées : l'enfouissement des déchets

nucléaires, leur retraitement poussé, et le conditionnement de ces déchets. Le statut de l'enfouissement et notamment son inéluctabilité occupent largement les débats à l'Assemblée Nationale et au Sénat.

Le recours inéluctable à l'évacuation géologique, consensuel chez l'ensemble des expert.es, est l'objet d'appréciations contrastées par les différents acteurs du débat parlementaire. Ainsi, dans la présentation de son rapport devant l'Assemblée Nationale, C. Bataille précise :

« De toutes les manières, il apparaît clairement que les déchets technologiques de type alpha

devront être stockés en l'état et qu'il restera une part incompressible de déchets à stocker. La poursuite des recherches dans les couches géologiques profondes est donc apparue comme

une prudence incontournable. Elle n'est pas le résultat d'une lubie de “professeurs

Tournesol” nationaux, mais une évidence qui s'est imposée à tous les spécialistes mondiaux

de la question216 ».

Se ralliant à l'avis unanime des expert.es, C. Bataille défend ainsi l'inéluctabilité du stockage géologique comme une « évidence ». Les deux autres voix de recherche doivent permettre de réduire la nocivité et la quantité des déchets. En aucun cas, ces recherches pourraient à elles seules

« éliminer » les déchets nucléaires.

213 Y. Barthe, Le pouvoir d’indécision, op. cit.

214 M. Prieur, « Les déchets radioactifs, une loi de circonstance pour un problème de société », op. cit., p. 24. 

215Débats parlementaires. Assemblée Nationale. Seconde session ordinaire de 1990-1991 (102e séance). Compte

rendu intégral. 2e séance du mardi 25 juin 1991, Journal Officiel de la République Française, 28 juin 1991, p. 3626. 

Plusieurs parlementaires estiment que ce projet de loi n'est qu'une manœuvre destinée à faire accepter l'enfouissement des déchets nucléaires et à contourner l'opposition rencontrée par l'Andra à la fin des années 1980. Ils et elles considèrent le recours à la loi sans grand fondement constitutionnel et attribuent leur sollicitation pour contribuer à la gestion des déchets nucléaires comme une légitimation d'un projet de la « technostructure ». Ainsi, le député du Rassemblement Pour la République (RPR, droite) de Moselle et ancien inspecteur national des installations nucléaires, Jean-Louis Masson expose :

« Ce texte est donc dangereux dans sa philosophie. Sans doute très largement influencé par

les pressions de la technostructure, il a, en fait, pour seul but de justifier le choix technique de l'enfouissement souterrain des déchets radioactifs. Les futures prétendues études et recherches concluront qu'il faut enfouir les déchets radioactifs puisque aucune autre alternative technique n'aura été l'objet d'une quelconque recherche ou d'un quelconque effort.

[…] tous les articles du projet de loi montrent que la seule filière qui sera l'objet d'études est

celle de l'enfouissement souterrain. Dans la mesure où l'on n'étudiera que cette filière, je ne vois pas comment on pourra ensuite dresser un bilan et conclure qu'il y a d'autres possibilités plus judicieuses que l'enfouissement souterrain ! Ce projet de loi est donc totalement hypocrite, car, d'ores et déjà, le choix de la solution technique est arrêté. Au lieu d'avoir le courage de nous demander d'approuver clairement ce choix, on nous propose de l'entériner

implicitement en acceptant qu'il soit le seul sur lequel porteront les travaux217. »

Les parlementaires qui redoutent que seule l'évacuation géologique soit réellement étudiée justifient leur crainte en observant que la plupart des articles du projet de loi ne traitent que de l'implantation des laboratoires souterrains, et que les crédits attribués pour cette voie de recherche sont bien supérieurs aux autres218. Durant le débat parlementaire, Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'Industrie, leur répond que seule l'implantation des laboratoires souterrains demande un encadrement législatif particulier et que, de surcroît, la construction de ces installations est particulièrement onéreuse.

Plusieurs amendements au projet de loi sont déposés pour interdire l'enfouissement de déchets nucléaires ou imposer la réversibilité d'un éventuel stockage. D. Strauss-Kahn et C. Bataille s'opposent systématiquement à ceux-ci en arguant que le projet de loi prévoit qu'aucun stockage ne pourra être implanté durant les quinze ans dévolus aux recherches. Le ministre et le rapporteur insistent pour que la loi se cantonne à encadrer la période de recherche sur la gestion des déchets nucléaires sans présager de la décision qui sera prise en 2006. Si le stockage géologique leur semble

217Ibid., pp. 3640  -3644.

alors inéluctable, D. Strauss-Kahn et C. Bataille insistent pour que la loi ne brise pas l'espoir que les recherches menées durant les quinze années à venir amènent à envisager d'autres modes de gestion. D. Strauss-Kahn va même jusqu'à déclarer devant le Sénat qu'il estime que le stockage géologique ne sera pas la solution de gestion retenue au terme de la période dévolue aux recherches par la loi219.

Les élu.es des départements dans lesquels l'Andra a cherché à implanter un laboratoire souterrain à la fin des années 1980 sont celles et ceux qui se montrent les plus critiques à l'égard du projet de loi présenté par C. Bataille. De plus, sans surprise, les opposant.es à cette loi soutenue par le Gouvernement socialiste d’Édith Cresson sont majoritairement membres de partis de droite ou du centre. L'ensemble des contributeurs et contributrices au débat parlementaire se réjouissent que le Parlement soit pour la première fois appelé à légiférer sur des affaires nucléaires. Néanmoins, plusieurs voix soulignent la nécessité d'un encadrement législatif sur la gestion de l'ensemble des déchets et non uniquement des déchets nucléaires. Plusieurs parlementaires souhaitent également que le Parlement légifère sur l'ensemble du programme électro-nucléaire et non seulement sur la gestion de ses rebuts.

Renvoyant la décision sur la stratégie de gestion des déchets nucléaires au terme d'une période de quinze ans, le projet de loi donne peu de prises aux parlementaires s'opposant à l'évacuation géologique. Seule leur conviction que l'effort de recherche sera focalisé sur le stockage, et que de ce fait cette solution apparaîtra comme la seule possible en 2006, justifie leur opposition au projet de loi.