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La névrose obsessionnelle dans les premiers textes de Lacan :

« Si vis vitam para mortem… » Les premiers pas de Lacan vers la névrose obsessionnelle se situent dans une perspective d’une praxis analytique. En effet, à cette époque, dans les années 1950, un débat fait rage dans le milieu psychanalytique par rapport à la théorie freudienne du Moi. Quelle pratique avec la deuxième topique freudienne ? Plusieurs courants s’affrontent. Lacan fera appel à la clinique de la névrose obsessionnelle pour plusieurs raisons.

D’une part, cette structure lui permet de décaler le débat par rapport à la question du moi.

Dans son texte « Le mythe individuel du névrosé » 135, Lacan se réfère à la névrose obsessionnelle pour illustrer la distinction entre l’imaginaire et le symbolique. Cette nouvelle orientation permettra de renouveler toute la fraîcheur et la pertinence de la découverte freudienne et la compréhension de la névrose obsessionnelle. Dans ce texte, Lacan commente le cas freudien de l’Homme aux rats,

133 LACAN.J (1967). « Mon enseignement ». Collection « Les paradoxes de Lacan ». Seuil. Paris. 2005.p138.

134 FREUD.S. « Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (L’Homme aux rats) », op cit. p201.

135 LACAN.J (1938). « Le mythe individuel du névrosé ». in Ornicar ?, 17-18. Paris. 1979.

où il décrit le « mythe individuel du névrosé » qui fait place, dans l’Œdipe, aux particularités de la configuration familiale et de l’histoire des parents, ainsi qu’au quatrième élément de la structure, la mort. Le cas de l’Homme aux rats sert donc à Lacan pour montrer le caractère non objectivable de l’expérience analytique. La psychanalyse implique l’émergence d’une vérité qui ne peut être dite puisque ce qui la constitue c’est la parole et qu’il faudrait pouvoir dire la parole elle-même. Le mythe individuel du névrosé est une manière d’exprimer de façon imaginaire les rapports humains. Ainsi, le mythe oedipien est ce conflit fondamental qui par l’intermédiaire de la rivalité du père, lie le sujet à une valeur symbolique essentielle. Cependant, cette valeur symbolique tend, pour une raison d’impossibilité symbolique, à se dégrader dans la figure imaginaire, fraternelle de la rivalité. Dans le mythe individuel, cette valeur tend à s’y confondre. L’observation de l’Homme aux rats illustre l’interférence de la relation narcissique au semblable sur le point où la relation symbolique à l’Autre comporte une faille de structure concrètement accentuée par le contexte symbolique de l’histoire du sujet. Dès lors, la signification de la fonction paternelle ne peut trouver à se représenter que par un dédoublement qui répond à l’aliénation narcissique du moi.

Ce dédoublement de la figure paternelle répond à l’imaginarisation de sa valeur symbolique tout en indiquant sa vérité voilée. Le mythe individuel du névrosé illustre ce dédoublement de l’obsessionnel : Là où le sujet s’unifie, là où il n’est pas doublé ou remplacé par un autre, il fait l’expérience de l’impossibilité du désir, l’objet se dédouble – la femme riche et la femme pauvre dans le cas de l’Homme aux rats. Là, par contre, où il s’avance vers l’objet de son désir, c’est même qui se dédouble, qui voit apparaître à côté de lui un personnage qui vit à sa place, c’est lui-même qui se déguise sous les apparences d’un autre. Lacan soulignera donc à cette époque la dégradation de l’Autre symbolique en l’autre réciproque dans la névrose obsessionnelle. Un tel rabattement, A=a, peut caractériser la névrose obsessionnelle.

D’autre part, quelques années avant, en 1948, Lacan avait déjà souligné l’importance du moi dans la névrose obsessionnelle, en particulier dans la structure des défenses moïques : « dans la névrose obsessionnelle, justement en raison de ce fait bien connu de nous que sa structure est particulièrement destinée à camoufler, à déplacer, à nier, à diviser et à amortir l’intention agressive et cela selon une décomposition défensive, si comparable en ses principes à celle qu’illustrent le redan et la chicane, que nous avons entendu plusieurs de nos patients user à leur propre sujet d’une référence métaphorique à des « fortifications à la Vauban » »136. Les qualificatifs ne manqueront pas à Lacan pour nommer la logique propre à la névrose obsessionnelle : inversion

136 LACAN.J (1948). « L’agressivité en psychanalyse », in Ecrits. Champ freudien. Seuil. Paris. 1966.p 108.

obsessionnel et ses procès isolants137, tragédie, pantomime, grand scénario compulsionnel, labyrinthes…. Toutes ces expressions sont utilisées par Lacan pour illustrer le rapport particulier du sujet obsessionnel avec son moi.

Comment Lacan va-t-il donc relire la névrose obsessionnelle et notamment le cas de l’Homme aux rats ? Tous les premiers travaux de Lacan vis-à-vis de la névrose obsessionnelle se réfèrent à la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. Nous trouvons une synthèse de cette lecture dans ces deux premiers séminaires. En effet, Lacan rappelle qu’il a développé « la dialectique de l’Homme aux rats autour du rapport du maître et de l’esclave ». Qu’est-ce à dire ? Lacan va résumer sous forme de question – réponse la pantomime obsessionnelle : « Qu’est-ce que l’obsédé attend ? La mort du maître. A quoi lui sert cette attente ? Elle s’interpose entre lui et la mort. Quand le maître sera mort, tout commencera. Vous retrouvez cette structure sous toutes ses formes »138. Plus loin, il dira que « l’obsédé n’assume pas son être-pour-la-mort, il est en sursis.

C’est ce qu’il s’agit de lui montrer. Voilà quelle est la fonction de l’image du maître en tant que tel ». Dans « Fonction et champ de la parole et du langage », Lacan réitère son explication du rapport hégélien entre le maître et l’obsessionnel : « L’obsessionnel manifeste en effet une des attitudes que Hegel n’a pas développées dans sa dialectique du maître et de l’esclave. L’esclave s’est dérobé devant le risque de la mort, où l’occasion de la maîtrise lui était offerte dans une lutte de pur prestige. Mais puisqu’il sait qu’il est mortel, il sait aussi que le maître peut mourir. Dès lors, il peut accepter de travailler pour le maître et de renoncer à la jouissance entre-temps : et dans l’incertitude du moment où arrivera la mort du maître, il attend. Telle est la raison intersubjective tant du doute que de la procrastination qui sont des traits de caractère chez l’obsessionnel »139. Lacan voyait donc dans la névrose obsessionnelle une issue à la lutte du maître et de l’esclave à laquelle Hegel n’avait pas pensé : l’esclave ferait le mort, par identification anticipée à celle du maître qu’il espère.

Mais, où est donc l’obsessionnel ? La position subjective de l’obsessionnel peut se résumer de la manière suivante : « Il n’y est pas ». Le sujet obsessionnel est en fait dans le

« moment anticipé de la mort du maître, à partir de quoi il vivra, mais en attendant quoi il s’identifie à lui comme mort, et ce moyennant quoi il est lui-même déjà mort ». Le fait d’être entièrement aliéné, suspendu à un maître dont il attend la mort, correspond à « l’histoire fondamental

137 LACAN.J (1949). « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », in Ecrits. op cit. p 98.

138 LACAN.J (1953-1954). Le Séminaire. Livre I. « Les écrits techniques de Freud ». Texte établi par J.A Miller. Champ Freudien. Seuil. Paris. 1975.p315.

139 LACAN.J (1953). « Fonction et champ de la parole et du langage », in Ecrits. op cit. p314.

de l’obsessionnel ». De plus, Lacan nous fournira quelques indications importantes pour la direction de la cure d’obsessionnel : « N’est-ce pas en lui faisant apercevoir de quoi il est vraiment le prisonnier et l’esclave, du maître mort, que vous pouvez espérer la solution ? Ce n’est pas en le poussant à abandonner son discours, mais en l’incitant à le poursuivre au dernier degré de sa rigueur dialectique, que vous pouvez lui faire comprendre comment il est toujours frustré de tout par avance »140. Cette indication se fonde sur le fait que l’obsessionnel est toujours un autre, c’est-à-dire quoique « qu’il vous raconte, quelques sentiments qu’il vous apporte, c’est toujours ceux d’un autre que lui-même ». En effet, plus l’obsessionnel s’accorde d’objets, plus c’est à l’autre, à ce mort, qu’il les accorde. En conséquence, il se retrouve dans une éternelle privation de jouissance.

Lacan nous apprend aussi qu’il faut se méfier de la stratégie obsessionnelle qui est en son fond un leurre. Si l’obsessionnel « vous dit qu’il ne tient pas à quelque chose ou à quelqu’un, vous pouvez penser que ça lui tient à cœur. Là où il exprime avec la plus grande froideur, c’est là où ses intérêts sont engagés au maximum ». L’obsessionnel est mort pour un maître par rapport à l’objet de sa jouissance. Pour ne pas éveiller la colère du maître, pour ne pas éveiller le moindre soupçon, il efface sa jouissance. Cette stratégie spécifie la condition du désir chez l’obsessionnel : la contrebande141.

Par conséquent, l’histoire fondamentale de l’obsessionnel consiste dans cette aliénation mortelle au maître. Cette histoire est en son fond une tragédie, un drame, tels sont les qualificatifs employés par Lacan. Dans la mesure où l’obsessionnel s’annule, se mortifie devant le maître, il est encore un autre, « puisqu’il est toujours là, un autre maître et un autre esclave, etc. L’objet de son désir, comme je l’ai montré dans mon commentaire de l’Homme aux rats, et aussi bien à partir de mon expérience rapprochée de Poésie et Vérité, subit également un dédoublement automatique.

Ce à quoi l’obsédé est toujours autre, car s’il le reconnaissait vraiment, il serait guéri »142. Cette lecture de Lacan de la névrose obsessionnelle est freudienne. Elle sera remaniée quelque peu au fur de son enseignement. Ce qui restera le socle de sa réflexion, c’est bien cette aliénation mortelle au maître. La lecture lacanienne des années 1950-1957 de la névrose obsessionnelle ne trouve pas encore sa pleine opérativité. Pour que l’histoire fondamentale de l’obsessionnel – « et tout son manège de sacrifice de la jouissance » - prenne toute son ampleur, il faudra un remaniement de la théorie du désir et une nouvelle articulation entre les différents registres imaginaire – symbolique - réel.

140 LACAN.J (1954-1955). Le Séminaire. Livre II. « Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique ».

Texte établi par J.A. Miller. Seuil. Paris. 1978.p253.

141 LACAN.J (1958). « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », in Ecrits. op cit. p633.

142 Ibid.p312.