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Chapitre V —Le droit, les médias et l’État

5.1. La nécessité n’a pas de loi

Lorsque mes interlocuteurs ont abordé l’aspect de la violence, la norme et le fait que l’on se soit concentré surtout sur ce qui arrive aux survivant-e-s et aux victimes des actions de paramilitaires, on m’a souvent mentionné le fait de souffrir d’une « maladie sociale ». Cependant, je trouve que la thérapeutisation sociale ou la pathologisation du social (Pandolfi et Mc Falls 2012) n’a fait qu’augmenter l’influence de la biopolitique dans le quotidien comme une nécessité absolue (notes de terrain). Parfois, lorsque j’ai demandé aux avocats et avocates s’ils et elles pouvaient m’expliquer pourquoi la loi 975 fonctionnait ou ne fonctionnait pas, on tombait dans le langage médical, théologique ou psychologique en faisant référence au conflit, en disant par exemple que nous sommes une société (colombienne) malade qui adore la violence, en affirmant que Dieu a mis les pires personnes dans le plus beau territoire de la planète ou encore en réalisant une analyse psycho-culturelle de la raison d’être de la violence.

D’ailleurs, l’influence que ces dispositifs ont eue dans le quotidien a été assez importante. Elle a pu répondre à cette façon dont on explique le monde juridique à travers des concepts hors du domaine du droit, tout en vulgarisant des phénomènes historiques et sociaux, en créant une trame narrative de la violence. En ce sens, j’écris avec des concepts utilisés par mes interlocuteurs et interlocutrices, qui ont pu définir le droit, voire établir des théories sur la violence du droit à travers d’autres mots et d’autres manières de faire, plus simples pour comprendre et présenter une nécessité d’intervention. Le langage utilisé se retrouve aussi dans une sorte de contradiction où le besoin d’intervenir est présenté comme une urgence. Le hic, c’est que cette crise perdure depuis plus d’une cinquantaine d’années.

L’établissement de l’urgence par rapport à une réponse de violence thérapeutique (intervention militaire et sécurité démocratique) jointe aux effets de la loi de Justice et de paix, c’est-à-dire l’exigence d’avoir des sentences et des condamnations rapidement, est problématique. En effet, il a fallu répondre au besoin de punir et de

montrer des résultats. Comme la nécessité n’a pas de loi, elle peut créer de nouvelles normes. Le facteur « urgence » active le mécanisme du dispositif humanitaire, entraînant l’apparition de plusieurs législations post-975. Entre autres, la loi 1424 de 2010 oblige les postulés étant sortis du cadre de Justice et de paix à faire une déclaration devant le Centre national de mémoire historique. Cette institution est supposée agir sur la question urgente de présenter la vérité de chaque ancien combattant, même s’il n’a pas été admis dans le cadre de 975. La vérification de ces récits a laissé voir qu’il y a eu des versions inventées ou fausses, tout comme les procès et les témoignages mentionnés dans le chapitre IV.

D’ailleurs, la production de nouvelles formes de loi se sont présentées par la suite, comme la loi des victimes et de la restitution de terres, connue comme 1448, et les modifications réalisées à 975 en 2012, maintenant exercées sous la loi 1592 de 2012, qui donne plus de rapidité au procès. Le magistrat A. m’a donné une explication des fonctionnements de ce changement par rapport à des postulés venant des FARC et de ce mécanisme :

« Nous avons installé une audience au sein de Justice et de paix, très volumineuse et la plus plurielle qui ait été réalisée dans l’histoire avec la guérilla des FARC. Nous avons fait une audience qui a convoqué au moins 135 démobilisés individuels des FARC, car j’insiste, ce n’étaient pas des démobilisations collectives. Tous les guérilleros sont privés de leur liberté, ils viennent — les 135 — de plusieurs parties du pays : Chiquinquirá, La Modelo à Bogotá, la prison d’Itagüí à l’intérieur d’Antioquia et le Bon Pasteur182. L’audience avait été convoquée pour épuiser… eh, en fait dans l’énonciation de l’audience, il y avait plus ou moins 1600 délits, 1600 actions de la guérilla à l’encontre des 135 postulés. L’audience avait été programmée pour deux mois : septembre, octobre… tout septembre, octobre et une partie de novembre, mais au sein du scénario de celle-ci, la Fiscalía a corrigé les accusations et à la fin il y a eu l’imputation de 800 délits. 800 faits ont été imputés et regardez ce dont j’avais parlé par rapport aux sentences comprises par des faits macros. 800 procès qui ont été réalisés rapidito183 ». (Entrevue avec A. — Traduction libre).

Malgré que cela ait permis de débloquer les procédures les tribunaux, à travers l’application de paramètres de macro-criminalité, cela a laissé entrevoir que les modifications apportées par la loi 1592 à Justice et de paix n’ont fait qu’exacerber une

182Des centres pénitenciers dont le dernier est la prison pour femmes à Bogotá.

forme de justice express. La pression mise par les mouvements sociaux, par les médias et par d’autres acteurs du conflit a généré cet effet qui répondait au besoin d’avoir un résultat urgent pour les victimes.

Toutefois, le magistrat Ruben Dario Pinilla ne partageait pas la même fascination pour 1592 que le magistrat A. par rapport à l’accélération de prises de sentences. Leur opinion diffère au sein des priorités de Justice et de paix qui se concentre maintenant de façon exclusive sur les résultats juridiques, mais non en relation à la mémoire, à la vérité et à la réparation.

Également, l’urgence de faire parler et de faire mémoire se présentait déjà fortement depuis des années comme norme. En fait, cela ne s’est pas réduit qu’au processus de Justice et de paix, mais au contexte même de la guerre en Colombie184. Un des problèmes qui a été documenté dans les entrevues informelles, c’est le fait que plusieurs victimes n’ont plus le désir de parler ou de documenter leurs histoires de vie. En réalité, certains d’entre elles m’ont révélé la grandeur de la déception ressentie par rapport au travail que les fonctionnaires de la Fiscalía ont réalisé. En même temps, K. — une victime des paramilitaires — a dénoncé la banalisation des actes commis par les groupes armés quand on leur présentait un tableau avec le crime fait par la milice en question et selon la typologie, la victime avait droit à une certaine quantité d’argent en guise de réparation (Entrevue téléphonique avec K.), confirmant en partie la critique de Pinilla par rapport au privilège donné aux sentences et l’abandon du processus de réparation.

D’un autre côté, une connaissance, qui a travaillé dans le domaine de l’anthropologie judiciaire, m’a aussi fait mention du peu d’information et d’éducation apportées aux victimes. Il m’a dit que pour les travailleurs de Médicine Légale, c’était difficile d’identifier rapidement les corps quand le but du meurtre est justement d’éviter

184Les différentes productions artistiques à Bogotá, composées de murales et de graffitis qui

rappellent les victimes et les agresseurs du conflit, sont parmi les exemples de cette action de faire mémoire. Les organisations de victimes et de syndicalistes ont aussi réalisé leurs évènements depuis des années précédant le processus de Justice et de paix.

l’identification ou, simplement, quand ce sont des difficultés reliées au stade de décomposition du corps. Il affirmait que ça leur prenait une intervention pour vulgariser tout le processus de reconnaissance et que les cahiers d’information donnés par le CTI n’étaient pas suffisants. Selon lui, il fallait avoir plus d’anthropologues sociaux et de sociologues pour qu’ils aident à faire de la pédagogie dans le cas des disparitions forcés. C’est un point qui — selon mon interlocuteur — n’est pas encore assez appliqué au sein des institutions (notes de terrain).

D’un autre côté, la production de nouvelles normes a mis en évidence que ces contextes de violence ont produit de façon massive de nouvelles formes de droit185. Le problème reste dans le fait que le conflit n’est pas encore fini et que plusieurs acteurs armés continuent d’exercer une influence importante dans les régions. Pour ces groupes armés, le retour à la légalité est souvent demandée à travers l’ouverture d’un dialogue de paix et l’établissement des amnisties. Cependant, est-ce que tout acteur a été nécessairement l’ennemi politique de l’État ou ne sont-ils pas seulement des entreprises criminelles, voire des alliés du statut quo ?

En réalité, les réponses à ces questions sont très complexes et difficiles à établir sans tomber dans un déterminisme ou un euphémisme juridique. Actuellement, on peut remarquer que les institutions appellent des bandes criminelles aux structures paramilitaires. Des anciens postulés déjà en liberté, comme Ernesto Baez, ont mentionné dans les médias que ces groupes n’ont pas été bien démobilisés par la loi 975 de 2005. La loi de Justice et de paix a-t-elle effectivement démobilisé les paramilitaires? Clairement la guérilla n’est pas le centre du pacte de Ralito.

185Actuellement, les effets du processus de paix avec les FARC-EP produisent une quantité énorme de