• Aucun résultat trouvé

Chapitre III —La démobilisation et ses implications

3.5. Les armées plurinominales

Le phénomène paramilitaire en Colombie est un sujet qui est largement débattu dans les réseaux sociaux, au sein des conversations courantes et parfois dans les médias de masse. Malgré tout, c’est largement reniée — après l’application de la loi 975 de 2005 — par le gouvernement colombien, qui prétend en avoir terminé avec ces groupes en les démobilisant. Le terme de paramilitarisme, utilisé comme un néologisme abordant une forme « d’idéologie paramilitaire », est souvent appliqué pour nommer ces armées qui ne sont pas homogènes. Elles changent d’identité à tout moment, comme l’anthropologue Michael Taussig (2003) nous fait remarquer dans son journal sur la limpieza. D’autres chercheurs essaient de les comparer aux Seigneurs de la guerre qui se retrouvent dans certaines parties du continent africain (Duncan 2015), mais le contexte colombien n’est pas le même et il ne présente pas les mêmes phénomènes sociaux. En fait, l’une des recherches la plus complète sur ces groupes armés a été réalisée par Manfredo Koessl (2015), qui aborde leurs actions à partir d’une analyse bourdienne, utilisant le concept d’habitus. Tous ces travaux, toute cette littérature laisse voir une chose certaine : c’est qu’il y a des armées qui contrôlent des territoires,

qui possèdent des noms différents et que certaines d’entre elles possèdent une influence grandissante sur le territoire colombien après la démobilisation des AUC157.

Les groupes armés possèdent des acronymes de toute sorte, des identités diverses et ils se retrouvent dans des endroits différents du pays. : Águilas Negras, Autodefensas Gaitanistas de Colombia158, Los Rastrojos, Los Urabeños, Los paisas (sans mentionner

les noms utilisés dans la réalité quotidienne que Taussig (2003) mentionne dans son ethnographie159). Les groupes qui ont été nommés sont souvent présentés comme étant des « bandes criminelles » ou selon leur acronyme Bacrim. Leurs descriptions de les caractérisent comme anciens membres des AUC ou ils sont considérés comme des groupes d’individus qui ont été impliqués à l’intérieur des différents cartels ou micro- cartels fondés suite à l’atomisation et la fragmentation des bureaux criminels venant de l’héritage de Pablo Escobar, des frères Orejuela ou d’lvan Urdinola160.

Les groupes qui sont apparus suite à l’application de 975 sont importants, car l’argumentaire autour de cette pluralité d’armées les catégorise comme étant des bandes criminelles. Cependant, lesdites bandes sont impliquées dans l’assassinat d’activistes politiques, de défenseurs de droits humains et de plusieurs dirigeants

157Dans une analyse récente de Justice et de paix, le magistrat Eduardo Castellanos a mis de l’avant

une thèse qui rejoint plus les descriptions faites par des analystes et des chercheurs sur le phénomène paramilitaire. Il explique que les AUC sont des groupes armés hétérogènes qui ont essayé d’établir une alliance temporairement et ils ont été dirigés par un homme voulant fonder une armée. Le projet que visait Carlos Castaño n’a jamais été atteint. Cela explique aussi les différents conflits et les guerres internes qu’ils ont subis suite à l’application de la loi 975 de 2005. Cependant, la décision du magistrat Castellanos a été annulée par le manque de clarté juridique. Donc, la sentence du magistrat est correcte selon une analyse sociologique ou anthropologique, mais du côté juridique, elle est vide de sens (à cause de l’identité polyfacétique des paramilitaires). Il est plus facile pour les tribunaux d’accélérer la réparation et les décisions quand ils prennent les AUC comme un groupe armé homogène.

158Les AGC sont le groupe plus connu actuellement par leurs actions criminelles et la grève armée

réalisée en 2016. En même temps, ils continuent à prendre les territoires délaissés par les FARC suite aux démobilisations dues à la signature de l’accord de paix. Au Cauca, ils distribuent des pamphlets dans lesquels le message est clair : « On va vous prouver que nous existons vraiment. On vous promet, chiens fils de pute, de la torture et la mort » - source : revue Pacifista sur Facebook :

https://www.facebook.com/PACIFISTACOL/photos/pb.384866098339956.- 2207520000.1495806629./762140887279140/?type=3&theater.

159Regarder chapitre I dans la première section « Qu’est-ce qu’un paramilitaire ? ».

160Selon l’ordre donné respectivement, les chefs du Cartel de Medellín, le Cartel de Cali et le Cartel del

sociaux et communautaires. Leurs zones d’influence sont celles où les paramilitaires des AUC opéraient anciennement et suite à leur démobilisation, ils ont aussi commencé à s’attaquer aux anciens commandants. En fait, le phénomène actuel est similaire à une reproduction de ce qui est arrivé dans les années 1980, lorsque des armées venant de différentes parties du pays s’agroupaient, s’organisaient et se professionnalisaient dans leurs régions respectives suite aux entraînements donnés par des mercenaires venant de l’Australie, de l’Angleterre et d’Israël (Medina Gallego 1990, Hristov 2009, Behar et Behar 2012, Koessl 2015). D’ailleurs, le discours officiel était le même dans les années 80 que celui d’aujourd’hui : la nation les catégorise à l’intérieur du crime organisé et elle nie leur influence politique161.

Entre nouveaux acronymes et vieilles méthodes, lors de l’année 2016, les Gaitanistas avaient réalisé des grèves armées et commençaient à se répandre dans le territoire de l’Uraba et du Córdoba. La région est une ancienne fortification que les Autodéfenses paysannes du Córdoba et Uraba (ACCU) utilisaient pour le narcotrafic et leurs opérations militaires antiguérilla. En fait, les modus operandi continuent à être les mêmes et maintenant que la guérilla des FARC s’est démobilisée, ils reprennent le territoire en faisant une limpieza de la zone, c’est-à-dire qu’ils vont chercher des anciens collaborateurs des FARC pour les éliminer ou menacer des dirigeants sociaux pour établir leur influence. En fait, les dénonciations de l’activité de ces groupes laissent voir que l’une des implications de la démobilisation des paramilitaires des AUC — plus le laissez-faire du décret 128 et de la loi 1424 — a ouvert des espaces aux anciens membres de ce groupe pour se réorganiser et réorienter leurs actions à travers le pays.

161En réalisant un petit travail personnel, j’ai cherché une nouvelle particulière dans les archives du

journal El Espectador de l’année 1998. Les articles laissaient voir l’apogée des AUC pendant cette époque. Malgré le fait que des enquêtes réalisées à Medellín prouvaient l’extension du phénomène avec l’opératif du stationnement Padilla (30 avril 1998), que les paramilitaires des AUC étaient un organisme armé et politique, les médias et les institutions niaient systématiquement l’existence de ces groupes (Équipe interdisciplinaire Corporación Jurídica Libertad 2010). Il faut mentionner que lors d’une audience de Justice et de paix, j’ai appris que le procès Padilla avait été envoyé en voiture vers Bogotá à partir de Medellín. Il semblerait que celui-ci ait été intercepté sur le chemin et que plusieurs documents avec les disquettes d’information ont été perdus. D’ailleurs, les avocats qui réalisaient l’enquête sur ce dossier semblaient dire que toute cette information est retournée dans les mains de Carlos Castaño, le chef des AUC.

Les données sur les activités criminelles de ces groupes datent déjà de plus de huit ans, où l’on peut trouver des informations sur l’assassinat de leurs anciens compagnons d’armes. Dans le cas des deux premières années d’application de Justice et de paix, on comptait déjà 250 anciens membres assassinés par ces groupes (CNMH 2012). Les guerres intestines entre eux s’étaient produites pendant l’application de la loi 975 et malgré le fait que certains membres aient décidé de s’accommoder aux conditions que la loi impose, cette situation ne s’est pas améliorée. Actuellement, elle semble même empirer.

La complexité de ces évènements provoque une réaction médiatique et sociale qu’implique soit une déqualification presque totale du dispositif de Justice et de paix, soit sa défense absolue. Au moment où le gouvernement Uribe avait appuyée totalement son application, il était présenté comme un exemple de la mise en œuvre de la justice transitionnelle au niveau global face aux critiques des ONG, des mouvements sociaux et des organisations de victimes. En même temps, lorsque la loi a finalement des effets pouvant présenter un déséquilibre du statut quo, les politicien- ne-s décident de discréditer le processus et ils/elles ne permettent pas l’exposition des faits en déportant les chefs paramilitaires ou en les disqualifiant moralement : il fallait les présenter comme des mafieux, des mythomanes et cette fois-ci prouver l’inefficacité de la loi 975.