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Chapitre V —Le droit, les médias et l’État

5.4. Être un défenseur ne veut pas dire être un collaborateur

Le contexte du terrain de recherche impose parfois des stéréotypes sur les personnes qui exercent un métier impliquant par exemple la défense des postulés ou des victimarios. En fait, j’aimerais rappeler au lecteur ou à la lectrice un épisode évident d’un dérapage idéologique lorsqu’un présentateur québécois s’apprêtait à interviewer Jacques Vergès, un légiste étant surnommé comme « l’avocat de la terreur », car il a été le défenseur de criminels de guerre nazis. Pour résumer, le journaliste en question n’arrêtait pas d’insinuer que les individus défendus par le maître Vergès étaient le mal absolu. Il posait des questions comme « Pourquoi défend-t-il des monstres ? » L’avocat, visiblement dérangé par la réflexion courte de son interlocuteur, a tout simplement décidé de l’expulser de son bureau.

En réalité, cet exemple a un rapport particulier avec l’expérience que j’ai eue sur le terrain de recherche. En prenant compte du contexte polarisé de la Colombie, j’ai remarqué le quotidien de plusieurs avocat-e-s et de plusieurs défenseurs des paramilitaires qui sont vu-e-s comme étant des collaborateurs directs des autodéfenses. Le jugement de valeur qui est présenté à travers l’exemple que j’ai donné avec « l’avocat de la terreur » est contredit par la prémisse suivante du droit : tout le monde doit avoir le droit à un procès équitable et le droit d’être défendu. Par contre, cela ne veut pas dire qu’il n’est pas possible d’être témoin de jugements de valeurs ou de catégoriser les défenseurs de personnes ayant commis des crimes de masse comme étant des « alliés ». C’est ici que le terrain m’a montré que, contrairement aux préjugés sur la défense des postulés, il y a effectivement des personnes qui ont défendu les paramilitaires, mais qui ont aussi essayé d’ouvrir les portes de nouvelles actions menant au courage de la vérité.

La défense de personnes ayant commis des actes d’horreur, comme le cas des nazis ou de personnages ayant encouragé le génocide, possède ses conséquences sociales. Leurs défenseurs juridiques subissent ces préjugés malgré le fait de ne pas être comme leurs défendus. En fait, des interlocuteurs que j’ai interviewés m’ont montré que certains d’entre eux ont travaillé de façon conjointe avec les avocat-e-s des victimes. Ils ont fait tout ce qui a pu être possible pour reprendre ou revivre des enquêtes qui ont été archivées pendant la période de l’apogée paramilitaire. Quand je suis allé parler avec O. et P., ils m’ont permis de vérifier dans leurs archives les différents procès qu’ils avaient entamés. D’ailleurs, je connaissais certains procès par le fait d’avoir eu en entrevue des anciens fonctionnaires de l’institution. Le problème qui s’est présenté en réalisant leurs enquêtes, c’est qu’ils ont appris qu’on a littéralement effacé les preuves de certains procès dans les archives de la Fiscalía. Les anciens fonctionnaires de l’institution m’en ont parlé du fait que certains procès étaient de faux dossiers et cela incluait la destruction des preuves qu’ils avaient réunies pendant les enquêtes (Entrevue informelle Od.). Suite à leur expulsion ou à leur démission sous la pression parfois bien menaçante provenant de l’organisme, le procès était réassigné à un-e autre fiscal. Par contre, lorsque j’ai pris connaissance de certains procès où cette dimension était présente, j’ai remarqué que, comme par magie, des archives entières se sont transformés en deux feuilles déclarant qu’il a été impossible d’imputer un ordre de capture par manque de preuves. On trouvait seulement les documents laissant voir la quantité de corps ayant été trouvés dans les lieux du massacre190. L’État était obligé d’enquêter. Évidemment, ça n’a pas été le cas et visiblement, la preuve avait été détruite ou était disparue (Entrevues informelles O., P., Od.).

Le travail d’avocats comme O. et P. a été toujours important dans le cadre du processus de Justice et de paix. Ils m’ont raconté leur étonnement par rapport aux omissions systématiques qu’il y eu à l’intérieur de l’institution. Le processus de Justice et de paix a réouvert des boîtes de Pandore laissées fermées par l’infiltration

paramilitaire ou par des problèmes d’ordre hiérarchique, politique et bureaucratique, comme mentionné précédemment par Od et Tr. Quand les question de hiérarchie entre en jeu, ce type de pratique n’est pas isolé, mais plutôt systématique, ce qui a rendu plus difficile le travail des membres de la Fiscalía. Les détournements d’enquêtes qui ont des liens avec l’ordre politique sont connues par la connivence entre un politicien ou une politicienne de la zone avec l’institution. Qui plus est, le scandale de la parapolitique a laissé comprendre que dans certaines zones, il a été impossible d’ouvrir une enquête à cause des affinités que certains fonctionnaires possédaient avec la méthode des groupes paramilitaires (Entrevue informelle Tr.). La difficulté d’agir dans l’organisme a été encore plus présente avec la décentralisation réalisée sous des administrations différentes des Unités de la Fiscalía (Entrevue informelle Od.). Selon mes interlocuteurs, lorsque la Fiscalía était centralisée, il était possible d’éviter l’intervention des fonctionnaires régionaux qui pouvaient être en connivence avec la classe politique traditionnelle et les groupes armés.

Le changement d’administration explique en partie les obstacles que des avocats défenseurs de victimes et des postulés ont retrouvés. Les « surprises » qu’ils ont déterrées après avoir enquêté sur ces sujets, sur ces thèmes, ont été étonnantes à cause des omissions à propos des massacres et des magnicides. La corruption de l’élite politique locale et ses affinités avec les groupes paramilitaires ont été des murs difficiles à percer. En fait, cela s’est rendu jusqu’aux tribunaux supérieurs : le fiscal antIcorruption et un magistrat de la Cour suprême sont en prison à cause de ces pratiques191.

Le travail conjoint de défenseurs de victimes, comme de défenseurs des postulés, a permis l’ouverture d’esprit de certains chefs paramilitaires, comme Salvatore Mancuso ou H.H. Ils ont collaboré avec les autorités et surtout, ils ont raconté ce que les politicien-ne-s et entreprises ayant financé leurs armées n’ont pas voulu nécessairement dire. Bien sûr, les personnes travaillant avec ces criminels de guerre

191Le fiscal anti-corruption Gustavo Moreno (aujourd’hui en extradition) et le magistrat Francisco

ne sont pas nécessairement des complices ou des alliés de leurs causes. Il faut se rappeler toujours des exemples donnés par le maître Vergès ou par la description d’un des procès les plus polémiques après les tribunaux de Nuremberg, celui d’Eichmann à Jérusalem. À l’intérieur de ce récit on remarque que même les hommes catégorisés comme des « monstres » sont en réalité des personnes « communes ». Elles ont participé à l’horreur totalitaire et elles ont eu un rôle important dans le théâtre du juridique, ce que parfois l’obsession punitive a caché. Le désir de punir nous a aveuglés quant à ce que nous devons regarder : la banalité du mal. Dans le cas du travail de ces avocats, il a permis d’aborder une question importante sur le dossier des paramilitaires en Colombie : ils ne forment pas un groupe homogène, leur réalité est bien plus complexe dans son ensemble. D’une certaine façon, ils sont une pratique sociale.

C’est ici qu’il faut affirmer que les avocat-e-s ne sont pas des collaborateurs, bien qu’il en existe, mais qu’ils ont eu un rôle et la défense a été aussi une pratique qui a pu faire parler, elle a fait confesser sans être complice des crimes. En réalité, la défense fait aussi partie de ce système qui travaille pour la police, la justice.