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Chapitre V —Le droit, les médias et l’État

5.5. Le jet set du droit et des droits humains

L’anthropologue Winifred Tate (2007) a abordé dans son ethnographie une contextualisation et une généalogie de ce qu’a été l’activisme en Colombie à l’intérieur du domaine des droits humains. Elle a rédigé toute une analyse de son expérience de terrain pendant l’accompagnement qu’elle a réalisée avec des acteurs qui se sont mobilisés au sein de la défense de ces droits pendant les dernières trois décennies. Elle a raconté tout le contexte de luttes populaires, les différences idéologiques internes et les contradictions dues au machisme à l’intérieur de cette communauté. Les manières de militer sont présentées dans son ethnographie de façon très claire quand elle fait une comparaison entre les militant-e-s de la gauche et les militant-e-s du mouvement LGTBQI, et ce qui ensuite unit leurs causes.

En même temps, Tate (2007) a traité en profondeur un phénomène qu’elle a appelé le jet set de la société civile (Tate 2007), où elle explique comment les communautés de militant-e-s dans les différentes ONG et mouvements sociaux se sont vues immergés dans une recherche de crédibilité à travers la production de rapports sur le conflit, la recherche des statistiques et les témoignages venant des victimes qui ont vécu un ou des évènements violents. Encore aujourd’hui, les émissions de télévision présentent une panoplie de panélistes venant de ces organismes comme le CAJAR, La Fundación Arcoiris, Renacer, Le MOVICE ou la Comisión Colombiana de Juristas, toutes des ONG qui ont été impliquées dans la défense de droits humains.

Les organismes multilatéraux, les différents pays européens et ceux de l’Amérique du Nord, comme les États-Unis et le Canada, sont intervenus à travers ces dites ONG et les traités internationaux. Les États-Unis en particulier : ils qui ont financé deux plans militaires à l’intérieur de la politique de la guerre contre les drogues en Colombie. D’ailleurs, la présence de plusieurs fonctionnaires venant d’une panoplie de pays occidentaux qui ont travaillé dans le cadre du conflit interne est encore très importante. En ce sens, la Colombie est un pays dans lequel ces acteurs ont participé ouvertement dans le conflit et leur influence a été importante dans la méthode que les mouvements sociaux et les organismes de défense de victimes ont établie pour avoir du financement.

D’ailleurs, la dynamique dans laquelle le processus de Justice et de paix est rentrée reproduit les rapports que Tate (2007) a décrits dans son travail. Les différents défenseurs de victimes ont eu beaucoup de travail pendant le déroulement des audiences. Des nouveaux rapports de pouvoir entre ceux et celles qui font partie du jet set de la société civile et ceux et celles qui n’ont pas nécessairement l’appui des grands organismes de défense de victimes sont aussi apparus. Le problème qui s’est posé à l’intérieur de l’appareil de justice s’est matérialisé avec le temps et l’apparition des Bacrim a exacerbé cette différence. Les « néo-paramilitaires » ont commencé à attaquer des défenseurs de victimes qui n’avaient pas de liens avec les grandes ONG.

C’est Z. qui m’a parlé du risque que certains avocat-e-s ont pris en défendant des victimes, sans être connu-e-s publiquement (Entrevue informelle Z.), un danger qui a été énorme par rapport à d’autres défenseurs. Cette inégalité a même été mortelle pour certains.

Le rapport qui s’est imposé, au fur et à mesure, entre les membres du jet set de la société civile avec les autres défenseurs a eu des influences sur le processus. Quand il a été médiatisé, il a été plus intéressant de réaliser un travail d’enquête à l’intérieur même et de suivre son développement, ce qui a mené à la modification de la loi 975. En fait, le rôle médiatique a grandement joué dans l’apparition d’un jet set du droit, non seulement de la société civile. On a connu à travers les médias plusieurs avocat-e- s qui posent encore comme de grands procureurs ou de grands magistrats. Les récits héroïques ne manquent pas et il est vrai qu’une partie de ces personnes risquent leur vie, au nom des victimes ou des victimarios, mais pas toutes, encore moins au péril leur carrière. Conséquemment, l’apparition d’une sorte d’élite qui a défendu les droits humains s’est imposée dans le pays. Certains discours ont donné une ligne directrice sur la façon de militer au sein de ces organismes pour obtenir des subventions ou, en d’autres occasions, pour commencer une carrière politique.

Par contre, cela ne tient pas compte des différences internes ni des rapports de pouvoir qui se présentent dans le domaine de la défense des droits humains. Sous la bannière de l’altruisme, plusieurs méthodes d’administration des vies et d’instrumentalisation de l’autre ont posé ce problème. En fait, lorsque l’intérêt médiatique par rapport au processus de Justice et de paix s’est terminé, le jet set du droit et de la société civile ont traité ce procès comme un échec total192.

Les avocat-e-s avec lesquels j’ai eu l’opportunité de parler et qui m’ont permis d’obtenir des informations viennent de différents réseaux sociaux. Les professionnels

192Un de mes amis, qui est avocat et défenseur de Droits Humains, ne veut rien savoir de Justice et de

paix à cause de cela et parce qu’il voit le processus comme une forme de légalisation du paramilitarisme.

qui ne sont pas nécessairement très connus passent beaucoup de temps à venir dans les tribunaux de Justice et de paix, leurs clients n’ont pas les moyens de payer et ils n’ont plus d’honoraires à recueillir. Une information qui a circulé beaucoup dans le domaine, lors de mon travail de terrain, c’est le fait que le litige au niveau pénal ne rapporte maintenant plus beaucoup d’argent. Certain-e-s avocat-e-s auront un intérêt plus important à défendre ou à représenter certains client-e-s, à cause des risques, de l’intérêt politique ou économique inhérent au procès.

Enfin, il est important de tenir compte du travail important de plusieurs de ces personnes qui ont essayé d’établir un pont entre les tribunaux de Justice et de paix et les différentes communautés ayant subi la violence paramilitaire. Leur tâche a été très importante. Je me rappelle avoir vu la déception sur les visages d’O. et P. qui ont travaillé énormément dans leurs dossiers et le désespoir qui s’est exprimé dans leurs gestes quand on a abordé le sujet de l’extradition des chefs paramilitaires. C’est justement ce genre de personnes qui ont tout donné et qui sont invisibles. Ces avocat- e-s continuent leur tâche dans un bureau non protégé et sans caméras, ce qui fait d’eux des membres du jet set du droit.