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Epistémologie des sciences pour étudier la RIS3

2.2.1. La nécessité de prendre en compte les disparités régionales en termes d’expérience et de tradition de pilotage politique territorial dans l’implémentation des S3

(Kroll et al., 2014) associent très explicitement les capacités et les compétences des gouvernements régionaux en matière de définition des trajectoires de développement territoriales à la notion d’expérience ainsi qu’au concept de « tradition » (entendue au sens « d’habitude ») de ces derniers à mener ou à élaborer des politiques d’innovation à l’échelle régionale.

En effet, alors que les ambitions de la spécialisation intelligente semblent relativement claires et qu’elles sont globalement bien entendues par tous, la façon de les accomplir semble malheureusement bien moins aisée lorsque la question de la mise en pratique est concrètement appréhendée au niveau de chacune des régions de l’Union Européenne. En ce sens, les auteurs soulignent que pour beaucoup de régions, le simple fait de devoir respecter la conditionnalité

ex-ante de la S3 constitue déjà un challenge en soi pour deux raisons :

- Premièrement, d’une part parce que beaucoup d’entre elles se sont retrouvées à devoir élaborer une stratégie d’innovation régionale pour la première fois et ce en l’absence souvent de systèmes administratifs adéquats ou suffisamment efficaces pour les diligenter.

- Et deuxièmement parce que même dans les régions qui ont vu l’avènement de nouvelles structures de gouvernance, les prérequis de la RIS3 se sont avérés d’entrée de jeu beaucoup trop ambitieux pour être intégrés, assumés et pilotés à si court terme.

Ainsi, face à l’incapacité évidente de nombreuses administrations de pouvoir mener efficacement ce travail en interne au regard de leur degré d’expérience en la matière et surtout devant la difficulté de pouvoir répondre à ces objectifs en si peu de temps, il leur a souvent fallu faire appel à des assistances externes de plus ou moins grande ampleur selon les cas (ex. consultants et chercheurs externes, think-tanks etc.).

(Kroll et al., 2014) soulignent ainsi très rapidement deux catégories d’incertitudes :

- Premièrement, ils émettent un sérieux doute concernant la capacité de certains pays à pouvoir sérieusement répondre aux ambitieux prérequis de la S3 au regard de leur potentiel réel en termes de politique de RDTI mais aussi du fonctionnement et parfois même de la crédibilité de leur systèmes de gouvernance respectifs (Reid et al., 2012) (Ex. la Grèce)

- Deuxièmement, même dans les régions qui ont développé à l’inverse des capacités notables en termes de politique de R&D et qui ont plus ou moins appliqué par eux-mêmes de nombreux préceptes de la RIS3 bien avant l’apparition de ces stratégies (Kroll and Meyborg, 2013) la sensation qui prime au sein de ces territoires est que la Commission Européenne impose une fois de plus des prérequis rigides qui n’apporteront dans les faits que très peu de changements au regard des processus qui sont déjà en marche et qui dans certains cas « ne marchent pas […] dans les régions qui

ont déjà rendu compte de leur propre stratégie d’innovation régionale il y a des années ».

Ainsi, sur la base de ce constat qui prouve selon eux à quel point « les principaux obstacles

mais aussi les avantages que permet d’entrevoir la smart spécialisation dépendent expressément de la structure socioéconomique et des systèmes de gouvernance auxquels ils

sont destinés » et en restant toutefois bien conscients au demeurant qu’il existe évidemment un

large spectre d’autres régions qui évoluent entre ces deux extrêmes (c.à.d. entre des types de régions très expérimentées et d’autres qui sont structurellement problématiques en terme de développement de politiques d’innovation régionale); ces auteurs ont menés une analyse de ces « régions intermédiaires » afin d’illustrer plus en détails la mise à jour de différents degrés de « tradition » régionale dans l’élaboration et le pilotage de ce type de stratégies.

Certaines des remarques qu’ils effectuent au cours de cette étude empirique (qu’ils ont mené auprès d’un grand nombres de décideurs politiques impliqués dans l’élaboration des RIS3 d’un grand nombre de régions européennes et qui a ensuite été complétée par des études de cas plus ciblées) sont très intéressantes au regard de l’hétérogénéité qui caractérise la façon dont les prérequis de la RIS3 ont été entendus ou compris dans les différentes régions de l’UE durant les premières années de leur récente apparition. Elles soulèvent aussi un certain nombre de questionnements concernant leur mise en œuvre et autant de pistes d’améliorations qu’il serait peut-être possible d’apporter dans les années à venir.

Ils relèvent par exemple (voir Table 2) que seulement 21% des personnes ayant répondu à leur enquête affirment que la RIS3 a induit un processus complètement nouveau concernant la façon de mener le processus stratégique régional. L’impact de la RIS3 semble encore plus faible au regard de son influence sur les mesures politiques qui ont été prises à leur suite puisque 10% de ces décideurs qui ont été enquêtés attestent que l’apparition de ces nouvelles stratégies ont conduit à un changement fondamental de celles-ci. Peut-être plus alarmant encore, ils mettent aussi en évidence que quasiment 40% de ceux-ci affirment qu’il n’y a eu aucune adaptation des processus d’élaboration stratégiques régionaux suite à l’apparition des recommandations des politiques S3.

Table 2 : Factual policy changes with a view to strategy and implementation. Source: (Kroll et al. 2014)

Un autre point remarquable concerne la faiblesse de l’impact que semble avoir eu le discours de la RIS3 sur les processus de consultation mis en place dans les régions en termes d’ouverture à de nouveaux acteurs ainsi que sur la nature des techniques de consultation utilisées pour y parvenir (voir Table 3). Concernant, la nature des acteurs sollicités, l’enquête révèle que de nouvelles parties prenantes semblent effectivement avoir été intégrées au sein des processus consultatifs. Cependant, si ces résultats semblent d’ores et déjà assez remarquables, on peut toutefois légitimement se demander (et nous l’aborderons par la suite) : dans quelle mesure cette sollicitation concernant la prise en compte de nouveaux acteurs inhabituels tels que les entreprises (et notamment des TPE-PME) ou d’autres citoyens individuels qui constituent les membres de la société civile a-t-elle été réellement importante ou pas ?

Concernant l’analyse des techniques de consultation utilisées, les résultats affichés dans la (Table 2) semblent démontrer par ailleurs que les processus mis en place sont souvent organisés dans une logique descendante de type « down-to-earth » qui repose sur « des techniques très

établies telles que les groupes de travail, les groupes de réflexion, les consultations d’experts et les discours publics » ce qui pourrait signifier en substance que « la plupart des activités (…) semblent appréhender les nouveaux programmes de la S3 et ses prérequis conceptuels complexes au moyen de « vieilles » méthodes largement éprouvées ». (Cette remarque à priori

anodine constitue pourtant une autre information qui aura son importance dans la construction des propositions que nous présenterons ultérieurement.)

Table 3 : New stakeholders and new techniques of consultation used. Source: (Kroll et al. 2014)

En définitive (Kroll et al., 2014) finissent par discriminer principalement trois groupes de pays qui se distinguent selon eux dans leur façon d’appréhender les nouveaux prérequis qui sont exprimés au travers de la RIS3:

- Le premier groupe concerne les pays qui attestent d’une forte tradition en termes d’élaboration et de pilotage de politiques d’innovation régionales. Les auteurs relèvent d’ailleurs que ces pays peuvent apparaître comme relativement « sceptiques concernant

la nature exacte de ces nouvelles régulations mais disposent cependant des ressources suffisantes et attestent d’un intérêt intrinsèque dans l’implémentation d’un processus de cette sorte ». La plupart des régions étudiées dans ces pays (Autriche, Allemagne et

France) y sont d’ailleurs plus ou moins bien parvenues.

- Le second groupe qu’ils mettent en lumière réunit des nations qui bien qu’elles attestent d’un fort régionalisme en terme d’effectifs employé et d’autorité politique disponible témoignent encore néanmoins d’un certain manque de compétences concernant leurs capacités à élaborer une véritable stratégie territoriale (ex. Pologne et d’une majorité de régions de l’Espagne).

- Enfin, le troisième et dernier groupe concentre les pays (ex. Grèce et Bulgarie) pour lesquels l’échelon régional semble relativement faible en termes de ressources humaines employées et dans lesquels on ne relève quasiment aucun précédent concernant une quelconque consultation publique afférente à la politique d’innovation régionale.

Une des premières remarques qui émane à l’issu de leur analyse souligne globalement un faible engagement dans les nouveaux processus stratégiques préconisés par la S3 qu’ils interprètent par le fait que :

- Certaines régions avaient déjà mis en place des processus similaires bien avant que ces prérequis ne soient ainsi mis en évidence et préconisés par la commission européenne.

- Un grand nombre d’autres régions qui souhaiteraient répondre favorablement à ces nouvelles attentes font face à de grandes difficultés pour implémenter, déployer et animer efficacement les nouveaux mécanismes et les processus ambitieux qui sont préconisés (cf. cas de la France - voir Figure 13).

- Certaines des régions des pays les plus impactés par la crise économique qui sévit depuis 2008 préfèrent clairement porter leur attention et consacrer tous leurs efforts dans la recherche de réponses plus « immédiates » plutôt que dans l’élaboration de stratégies de ce type qui sous-entendent des dynamiques et un retour sur investissements à moyen voire à très long terme.

Figure 13 : Framework conditions and achievements with relevance for the RIS3 process. Source: (Kroll et al. 2014)

Finalement, les résultats de (Kroll et al., 2014) soulignent encore une fois que bien que le discours et l’approche proposée par la RIS3 aient globalement été bien reçus dans la majorité des régions européennes, force est de constater que les bénéfices et les attentes associés à la S3 sont une fois n’est pas coutume fortement contingents54 au regard des contextes régionaux.

54 Emprunté du latin “contingentia”, “hasard”, participe présent pluriel neutre de contingere, « échoir, arriver par hasard ». (…) Accident fortuit et imprévisible qui peut jouer un rôle déterminant dans le cours des événements (Définition du mot « contingence » par l’Académie Française (édition de 1986) sur:

http://www.la-definition.fr/definition/contingence). Cependant, tout au long de ce manuscrit, nous mobiliserons plutôt cette notion dans le sens de Philippe Silberzahn qui souligne qu’à l’opposé de la notion de « nécéssité » (qui définit « ce qui ne peut pas ne pas être » et qui « forme la base des approches prescriptives »), « la contingence, c’est ce qui est [c.à.d. un événement], mais qui aurait pu ne pas être, ou qui aurait pu être autrement » (voir billet en ligne « l’effectuation, principes d’action pour

Ceux-ci témoignent également de fortes disparités parmi les trois catégories de territoires précitées qui entrevoient la S3 selon le cas comme:

- Une incitation à l’affinage technique d’approches déjà existantes pour les uns,

- Une possibilité pour mener les orientations nécessaires à la consolidation régionale pour faire face à la situation de la crise actuelle pour les autres,

- Ou comme un stimulus externe offrant l’occasion de donner pour la première fois la primeur à la mise en place d’une politique consultative et ancrée territorialement pour les derniers.

Mais leur proposition souligne aussi des similitudes dans les difficultés les plus couramment exprimées par la majorité des régions concernant la mise en pratique de certains prérequis imposés par la S3 parmi lesquelles nous pouvons relevons sans toutes les citer:

- La difficulté de réussir à implémenter un processus de consultation qui intègre et considère réellement les opinions de l’ensemble des parties prenantes régionales au-delà des acteurs traditionnellement considérés (les « usual suspects »),

- La difficulté de présenter une stratégie consciencieusement documentée qui repose sur des preuves empiriques de la situation socioéconomique régionale et de ses potentiels leviers,

- La difficulté d’afficher une stratégie documentant la justification des priorités choisies (quand bien même elles seraient a priori évidentes),

- La difficulté enfin de fournir une stratégie documentant concrètement les phases envisagées afin d’améliorer l’efficacité de la politique d’innovation régionale.

Toutefois, à la différence de la majorité des contributions précitées dans cette partie qui avaient tous en commun le fait de souligner que le concept de smart specialisation restait très académique et nébuleux concernant les modalités de son application concrète au sein des régions européennes , (Kroll et al., 2014) sont parmi les premiers auteurs à suggérer que « la

politique de la Commission Européenne concernant la spécialisation intelligente a, même si ce n’est que partiellement, évolué d’une approche hautement abstraite et académique vers un effort en termes d’orientation pratique dans le but de garantir une plus large utilisation de méthodologies basées sur les faits et sur la consultation des partie prenantes régionales ».

Cependant, ils précisent très rapidement à la suite de ce constat (qui résonne plus comme une concession visant à reconnaitre la bonne volonté manifeste dont ont témoignés certains organismes régionaux en charge du déploiement des S3 sur leurs territoires respectifs plutôt que comme un argument qui reconnaitrait la réussite explicite de l’implémentation des S3 à l’échelle des régions en question) que les challenges qui sont actuellement constatés dans les régions concernant l’implémentation des préceptes portés par la S3 n’en sont encore qu’à leurs balbutiements. Il convient désormais de renforcer progressivement l’expérience (parfois très récente) des régions dans le pilotage de ces politiques d’innovation territoriale qui reposent sur des mécanismes novateurs, prometteurs mais aussi très complexes.

2.2.2. Des degrés d’expérience des gouvernements régionaux différents : donc des

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