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4.1.1.1 Le dépérissement du châtaignier, un phénomène multifactoriel

A la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, lors des Trente Glorieuses, l’exode rural et l’avènement

du « tout pétrole » accentuent la désertification des forêts et amoindrissent fortement l’intérêt porté à

leur gestion. De moins en moins exploitées, celles-ci connaissent une forte extension de leur surface et ce d’autant plus qu’elles bénéficient également de la déprise agricole. Le département de la Dordogne est particulièrement affecté par cette dynamique puisque, si les forêts périgourdines couvraient 34% du territoire en 1948 (PINAUD, 1976), elles s’étendent aujourd’hui sur plus de 45% (IGN, 2013). Cependant,

la multiplication d’épisodes climatiques extrêmes à la fin du XXe siècle impacte fortement les matrices

forestières générées par cette extension. Tandis que le gel (1980), les fortes chaleurs et les sécheresses (2003 et 2005) ont affaibli de nombreux peuplements, la tempête Lothar (1999) a détruit de vastes surfaces forestières. (Forestier public 2, entretien 2019). Cette succession de catastrophes a fait émerger de nombreux débats sur la capacité de résilience des essences face aux changements globaux. Des études spécifiques ont d’ailleurs été menées sur le hêtre, le chêne, le pin ou l’épicéa. Mais, le châtaignier, troisième essence française, déjà mis sous pression par divers ravageurs et particulièrement sensible au réchauffement climatique, demeure peu étudié si ce n’est pour avancer qu’il présente des signes

évidents de dépérissement (LEBOURGEOIS et al., 2012). Ce déficit de reconnaissance de l’arbre, qui

contraste avec l’intérêt suscité pour le fruit, n’est pas l’apanage des sphères scientifiques ou sectorielles. En 2008, le Conseil Général de la Dordogne estime ainsi à 50 000 hectares les surfaces de châtaigniers dépérissants nécessitant des interventions de nettoyage et de reboisement. (illustrations n°15 et n°16). Depuis une dizaine d’années, la conversion des parcelles de châtaigniers est largement encouragée par l’administration forestière et les collectivités. Considéré par beaucoup comme trop fragile, à la fois face aux maladies et au changement climatique, et victime de son extension sur des terrains inappropriés, le châtaignier forestier semble en passe de devenir, si ce n’est invisible, du moins une essence secondaire :

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« Dans certains endroits, le châtaignier est pratiquement mort et il est naturellement remplacé par du chêne et du pin […] A la longue, le châtaignier va régresser et devenir une essence secondaire » (Forestier

public 2, entretien 2019).

Si les facteurs écologiques, pédologiques et climatiques sont régulièrement mis en avant, contribuant ainsi à naturaliser le phénomène du dépérissement, d’autres facteurs plus anthropiques interviennent également. L’exemple des stations forestières est ici intéressant, car si le châtaignier s’est

retrouvé sur des sols impropres, ce n’est pas uniquement le fait de l’extension « sauvage » des taillis. Il

faut aussi prendre en compte l’action humaine et l’évolution des modes de gestion. Fortement exploité dans le passé pour répondre aux besoins en bois de la population et de l’industrie, le châtaignier a été implanté en masse sur le territoire. Les terrains choisis étaient alors de qualité suffisante pour assurer la coupe régulière (tous les 5 à 10 ans) des taillis qui n’avaient besoin que de peu de ressources organiques et minérales. Mais avec l’abandon de ces pratiques sylvicoles, les stations ne peuvent plus répondre aux exigences de châtaigniers qui, au-delà de 5-10 ans, sont en pleine croissance. Ce n’est qu’avec le vieillissement des taillis non coupés, que les forestiers se rendent compte que cet arbre n’est finalement pas à sa place sur l’ensemble du territoire (Animateur forestière 1, entretien 2019). Par ailleurs, l’âge des souches pourrait également être un facteur favorisant l’atonie des arbres. Les pratiques de gestion

forestière antérieure au XIXe siècle s’organisaient autour de la rotation des cultures. Régulièrement, les

taillis étaient dessouchés puis ressemés. Il n’y avait alors pas ou peu de vieux pieds. Cette stratégie s’est

perdue au cours du XXe siècle. Aujourd’hui, les taillis exploités durant ce dernier siècle repoussent sans

cesse sur les mêmes souches. Celles-ci, âgées pour la plupart de 100 à 200 ans, sont beaucoup plus

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Illustration n°15 : jeune taillis de châtaigniers périclitant Illustration n°16 : châtaigniers morts sur pied en Dordogne Sour

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fragiles et sensibles aux évènements climatiques ainsi qu’à l’Encre (Forestier public 3, entretien 2019). Si l’origine du dépérissement ne fait pas nécessairement consensus, beaucoup considèrent que c’est de toute façon la multiplicité des contraintes et leurs interactions qui menacent l’avenir du châtaignier (Scientifique 2 et 3, entretien 2019). Au vu de toutes ces difficultés, est-il raisonnable de conserver et continuer à exploiter une essence qui semble de moins en moins adaptée en Dordogne ? Ne vaut-t-il pas mieux privilégier des essences alternatives comme le pin maritime, un résineux à croissance rapide et potentiellement plus adapté au climat futur ?

4.1.1.2 Le retour en grâce des résineux ?

Prioriser la plantation de résineux au détriment de feuillus n’est pas une stratégie nouvelle. Elle

constitue la continuité d’un processus d’enrésinement qui remonte à la fin du XIXe siècle, mais qui a connu

un réel engouement à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale. Ce volontarisme vise, dans le cas de la France, à répondre notamment à la demande des industriels qui se plaignent de manquer de bois résineux, pour des utilisations en bois d’œuvre, en poteaux de mine ou encore en pâte à papier. En 1953, VAISSIERE

insistait déjà sur le manque de ressources : « La France fournit un très important excédant de bois de feu,

satisfait la demande en sciages feuillus, en laissant même une certaine possibilité pour l’exportation, par contre dès avant-guerre, elle ne pouvait couvrir la totalité des besoins en résineux » (VAISSIERE, 1953,

in GUITTON et RIOU-NEVERT, 1987). Cherchant à satisfaire cette demande, des politiques actives de reboisement se mettent en place et transforment progressivement les forêts françaises. Entre 1955 et 1979, 87% des surfaces mises en plantation par le Fond Forestier National (FFN) sont ainsi composés d'espèces résineuses. Si ce pourcentage ne cesse de diminuer par la suite, l’action engagée n’est pas

sans conséquence sur la composition des forêts françaises. Alors qu’au début du XXe siècle, un quart

seulement des surfaces forestières étaient composé de résineux, ce chiffre s’élève désormais à près de 40 %. Cette extension peut paraître surprenante au regard des vives et nombreuses protestations

qu’elle suscite auprès des populations. MORINIAUX explique dans sa thèse que, dès le XIXe siècle,

les reboisements en résineux sont déqualifiés car jugés inesthétiques, contraires à l’esprit « gaulois » incarné par les feuillus, et associés à des logiques de dépossessions et de restriction des droits d’usages paysans. Il note aussi que loin de disparaître, la lutte reprend dans les années 1960-1970 agrémentée de considérations écologiques. Si le conflit est particulièrement vif dans le Morvan, il frappe également les Cévennes où se conjuguent arguments environnementaux et aversion culturelle pour un pin

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maritime accusé, en remplaçant le châtaignier, de porter atteinte à l’identité cévenole. Mais l’auteur atténue aussi l’ampleur du phénomène. Il considère ainsi que la France reste un des pays européens

les moins touchés par cette dynamique : « Elle conserve l’une des plus belles forêts feuillue d’Europe »

(MORINIAUX, 1999). Dans des pays comme l’Irlande, le Royaume-Uni ou encore l’Allemagne, qui ont entamé très tôt de vaste projets de reboisement en résineux, ces essences constituent désormais plus de 70% de leurs surfaces forestières. MORINIAUX ajoute que « l’ère de l'enrésinement irréfléchi semble

révolue » car les forestiers sont, tant au niveau réglementaire que cognitif, beaucoup plus sensibilisés

et attentifs aux conséquences écologiques et paysagères des reboisements. D’autres facteurs peuvent également être avancés pour expliquer le regain d’intérêt des résineux et l’atténuation de certains conflits. Pour justifier cette orientation, la puissance publique et les acteurs économiques ne mobilisent pas uniquement des arguments économiques. Ces reboisements sont ainsi défendus comme un moyen de renforcer les capacités de résilience et résistance des écosystèmes forestiers et les aider à s’adapter au changement climatique (Ministère de l'Agriculture et de l'Alimentation, 2017). Le processus apparaît d’autant plus normalisé dans le Sud-ouest de la France que le pin maritime est largement reconnu et que les dégâts causés par la tempête de 2009 dans le massif landais ont contribué à banaliser et rendre

presque « naturelle » l’idée d’une extension de son aire d’implantation : « Une perspective […] serait

l’extension de la forêt de pins maritimes, notamment en Dordogne, comme alternative aux taillis de châtaigniers dégradés » (LESGOURGES, et DROUINEAU, 2009 in, BANOS et DEHEZ, 2017).

4.1.2 L'opposition de deux modèles d'exploitation