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Une multiplicité de courants politiques et idéologiques en Europe orientale (1880- (1880-1914)

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 115-155)

COMPOSITEURS DE CULTURES JUIVES ASHKENAZES

1. Une multiplicité de courants politiques et idéologiques en Europe orientale (1880- (1880-1914)

Comme lřindique Simon Epstein, les années 1880-1914 correspondent, pour les communautés juives dřEurope orientale, à un processus de laïcisation entraînant la décomposition des sociétés juives traditionnelles. Néanmoins, face à cette « minorisation » du religieux, lřhistorien note la subsistance de caractéristiques nationalitaires : la reconnaissance dřun passé commun, lřutilisation de langues communes (lřhébreu et le yiddish) et lřexistence dřune « communauté objective et subjective de destin ». Toutefois, cette persistance nationalitaire ne sřinscrit pas dans une réalité territoriale partagée, loin de là. La dispersion territoriale des communautés juives dřEurope orientale sřinscrit dans le cadre des Etats multinationaux (Russie tsariste et empire dřAutriche-Hongrie), les régimes dřautonomie

« personnelle » octroyés par Saint-Pétersbourg aux Juifs de Pologne ou par Vienne aux Juifs de Galicie nřayant pas de traduction territoriale : en tant que « nationalité », les Juifs connaissent de la part des Empire multinationaux, les mêmes brimades que les autres minorités nationales.

Face à cette situation, de nombreux courants idéologiques et politiques se constituent, chacun portant un projet dřorganisation sociale et/ou politique, rompant (en le quittant ou en en prônant la destruction) avec le cadre territorial existant ou sřen accommodant au contraire.

Simon Epstein propose, quant à lui, une grille de lecture de la « matrice politique juive » à la veille de la Première Guerre Mondiale, qui comporte lřintérêt de ne pas seulement appréhender les enjeux internes du judaïsme européen à travers le prisme religieux.

227 « Alors que dans de nombreux pays lřesprit médiéval continue de prévaloir, faisant du Juif un voyageur et un exclu, sur sol américain il semble préparer une nouvelle ère remarquable et, composée de représentants de tout horizon et de toute nationalité, lřIsraël américaine rencontre en pleine confiance les courants de lřépoque », ISAAC, Abraham S., « The Jews of the United States », in American Jewish Year Book, vol. 1, 1899-1900, p.

14. Traduction personnelle.

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De plus, les critères qui relient les groupes et/ou les individus à la culture juive peuvent être la langue (le yiddish en particulier) : ainsi, pour le prolétariat juif anticlérical, cette appartenance culturelle, ajoutée à des conditions particulières (de vie, de travail) ont conduit vers une voie nationalitaire juive vers le socialisme. LřUnion nationale des travailleurs juifs de Lituanie, de Russie et de Pologne, le BUND, fondé à Vilna en 1897, résulte dřune lecture particulière de la question ouvrière et de la question juive.

1.1. Une influence décisive de la Haskala

Avant le début la phase dřémancipation, fin XVIIIe-début XIXe siècle, il existait une mobilité interne à lřespace culturel ashkénaze, consistant en une importante migration dřOstjuden vers la zone germanique à laquelle répondait une tradition de recrutement de maîtres et dřenseignants, eux-mêmes formés dans les yeshivot dřEurope de lřEst. Lřinfluence de la Haskala et de Moshe Mendelssohn (1729-1786), « Luther juif » pour Heine ou Nathan le Sage de Lessing, incorpore à cette distribution des éléments nouveaux qui ont impliqué une nouvelle pratique de lřespace. En effet, pour Mendelssohn, il était impératif de sortir les Juifs européens de leur isolement culturel, ce qui passait selon lui en grande partie par la langue.

Lřapprentissage et la pratique de lřallemand reposait également sur la conviction que, si « le changement de langue apporte un changement de sujet », les fondements dřune culture ne peuvent consister que dans la pratique dřune « langue pure ». Or, pour Mendelssohn et les premiers maskilim, le yiddish est un mélange jargonnant : il faut donc lui préférer lřhébreu ou lřallemand. Dès 1783, Mendelssohn traduit dřailleurs le Pentateuque en allemand, avec des caractères hébreux. Une revue est fondée à Königsberg en 1784, qui doit permettre la diffusion de cette idéologie préférentielle : Ha-measef (le rassembleur)228. Si les élites rabbiniques nřétaient pas encore prises pour cibles, la revue Ŕ qui mêlait exégèse, poésie en prose et biographies de figures héroïques juives Ŕ était en partie destinée à présenter de nouvelles approches pour lřéducation des Juifs, devant à terme concurrencer celle des élites traditionnelles (ce que Leopold Zunz qualifiera, en 1875, de « barbarie orientale »).

Dřun point de vue politique, la couronne austro-hongroise a garanti les intérêts de la communauté juive, souvent considérée comme la plus fidèles des minorités de lřEtat multinational. Lui assurant protection contre le nationalisme et lřantisémitisme, elle exigeait

228 MEYER,Michael A., The Origins of the Modern Jew. Jewish Identity and Modern Culture (1749-1824),Wayne State University Press, 1967, p. 116.

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en retour la reconnaissance de « lřidentité » austro-hongroise. Pourtant, ceux que William O.

McCagg229 appelle les Juifs des Habsbourg ne constituent pas un corps homogène : il sřagit dřun ensemble de communautés intégrées progressivement à lřintérieur des frontières dřun empire lui-même en expansion. Quoi de commun, en effet, entre les Juifs de Bosnie-Herzégovine (annexée en 1908) et les Juifs polonais de Galicie, sujets autrichiens depuis 1772 et dont lřintégration a fait doubler la population juive dřAutriche ? Lřédit de tolérance (Toleranzpatent) de Joseph II, en 1781, avait initié lřémancipation légale et sociale, avant quřun certain reflux ne suive sa mort : en 1784, la suppression de lřautonomie judiciaire juive en Autriche et les coups de boutoir portés contre la religion juive et le pouvoir des rabbins à lřaccession de François II en 1792. En Prusse, lřabsolutisme mercantiliste replace les Juifs, au nom de la raison dřEtat, au cœur de leur stratégie économique et territoriale, encourageant lřinstallation dřentrepreneurs juifs, leur octroie liberté religieuse, commerciale et protection en échange de fourniture des capitaux et des marchandises dont lřEtat a besoin aux XVIIe et XVIIIe siècles. Cette ouverture sociale, parfois réduite au phénomène des Juifs de cour, qui jouent de leur relation personnelle avec les souverains, les milieux ashkénazes traditionnels et les élites rabbiniques sřefforcent de la contrecarrer.

En retour, les édits de tolérance ou de fondation dřécoles modernes du XVIIIe siècle230, tendent à éloigner les élites traditionnelles des cadres rabbiniques : les maskilim revendiquent une plus grande ouverture au milieu culturel ambiant et aspirent à une symbiose entre judaïsme et culture allemande, qui ne noierait ni nřannihilerait la spécificité de la culture juive. Dřailleurs, la position de Moses Mendelssohn visant à concilier une ouverture à la modernité et la conservation des traditions juives combattue par les rabbins traditionnalistes, est également mal comprise chez les goyim, le traité prussien dřémancipation de 1812 restant longtemps une exception. Plus encore, malgré cette dynamique émancipatoire et la participation économique décisive de Juifs (construction du premier chemin de fer autrichien par Salomon de Rothschild), lřégalité des droits nřest pas reconnue au congrès de Vienne.

Au cours du XIXe siècle, lřabandon allemand du corporatisme et du féodalisme favorise lřouverture des royaumes et principautés germaniques au libéralisme économique et à lřindustrialisation et encourage lřexode rural des Juifs (fuyant les campagnes où les cadres socioculturels anciens subsistent dans les faits). En ville, de nombreux Juifs mettent à distance si ce nřest leur foi, du moins lřobservation stricte de la pratique religieuse, tout en adhérant

229 McCAGG, William O., Les Juifs des Habsbourg. 1670-1918, Paris, PUF, 1989, 478 p.

230 Des écoles modernes sont fondées par le prince en Bohème (1781), en Moravie (1782), en Hongrie (1783) et en Galicie (1789). Pour la Prusse, il faut attendre 1803.

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toujours plus ouvertement aux pratiques culturelles et sociales de la société allemande.

Certains vont jusquřà la conversion alors que dřautres tentent à tout prix dřadapter la tradition juive à la sensibilité et aux modes de vie modernes.

Ce contexte permet lřessor du judaïsme réformé (en 1818, ouverture du Temple de Hambourg entérine un conflit ouvert avec le judaïsme orthodoxe), de lřévolution des rites synagogaux, notamment du point de vue musical. Le travail du cantor et compositeur Salomon Sulzer (1804-1890) est de ce point de vue tout à fait déterminant. Formé à la hazzanût par des maîtres à Endingen, en Suisse, Karlsruhe et Düsseldorf, il entreprend une profonde modernisation de la musique synagogale, dřabord dans sa ville natale de Hohenems, dans le Vorarlberg, puis à Vienne à partir de 1826, octroyant une place substantielle à la congrégation, dans une conception responsoriale de la section musicale de la liturgie.

Les maskilim allemands notamment poursuivent leur processus dřacculturation sociale, professionnelle et culturelle, par le biais de la langue. Le Verein für Kultur und Wissenschaft der Juden (Société pour la culture et la science des Juifs) fondé à Berlin en 1819 par Leopold Zunz, Edouard Gans et cinq autres étudiants, vise à établir une historiographie juive moderne, à promouvoir lřérudition juive auprès des goyim comme auprès des Juifs. La publication de revues ou dřopuscules en langue allemande participe de la construction dřune science du judaïsme, relayée par un appareil institutionnel, comme le séminaire théologique de Breslau231, établi en 1854 par le rabbin Zacharias Frankel (1801-1875) ou par une Hochschule für die Wissenschaft des Judentums, à Berlin, en 1872.

Que cela sřincarne dans une version très libérale (dans le courant réformé) ou plus modérée (dans le courant conservateur), la Haskala et ses hérauts ont ouvert les portes de la Bildung à une partie du judaïsme dřEurope centrale. En 1871, avec lřacquisition de lřémancipation, les Juifs allemands du Reich (ils sont 470 000) ne rencontrent plus dřentrave à lřintégration, si ce nřest lřessor dřun puissant antisémitisme. Les conversions, peuvent être vécues comme le moyen dřéchapper Ŕ dans ce contexte dřattachement personnel, statutaire, légal et affectif à lřAllemagne Ŕ à lřantisémitisme qui peut, en réaction, susciter un approfondissement des pratiques communautaires. Néanmoins, la logique dřintégration et dřadhésion au modèle socioculturel germanique perdure jusquřaux dernières années de la République de Weimar et trouve sa limite effective avec lřavènement du national-socialisme.

Vers 1880, dans lřEmpire austro-hongrois, lřégalité des droits est acquise pour les élites germanisées : les Juifs participent à la vie intellectuelle, culturelle et économique de la

231 Cette voie dřun judaïsme parfois qualifié de « positivo-historique » pause les fondements du courant conservateur (conservative aux Etats-Unis).

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Monarchie. En 1882, la première société nationale dřétudiants juifs, Kadima (en avant), est fondée à Vienne. La proportion dřofficiers juifs dans lřarmée dépasse leur pourcentage dans la population (lřarmée restant pourtant le siège du conservatisme). Les communautés juives austro-hongroises se caractérisent donc par une grande variété socioculturelle.

Néanmoins, ces mêmes années 1880 témoignent en parallèle de lřessor dřun antisémitisme, que traduit dřune part lřaffaire du meurtre rituel de Tisza-Eszlar (1882), et lřarrivée sur la scène politique, dřautre part, de lřantisémite hongrois Karl Lüger qui fonde en 1893 le Parti Chrétien Social antisémite. Son accession à la marie de Vienne en 1897 (finalement confirmée par lřEmpereur après plusieurs refus) marque un tournant important.

Lřagitateur antisémite Georg von Schoenerer, emprisonné, retrouve son siège au Parlement.

Tomas G. Masaryk proteste contre une accusation de meurtre rituel en Bohème.

En parallèle, émergence du sionisme à Budapest (ville de naissance de Theodor Herzl) et à Vienne (sa ville dřadoption), où il publie, en 1896, L‘Etat Juif : réaction nationale juive à lřéchec partiel de lřeffort assimilatoire, battu en brèche par lřantisémitisme politique. Le sionisme ne connaît toutefois pas de réelle assise politique avant la fin de la Première Guerre Mondiale, la première sioniste ; en 1899, ayant par exemple été dispersée à Prague par la police. 1907, seuls quatre représentants du Parti National Juif sont élus et siègent au Parlement autrichien.

Le socialisme juif, assimilationniste ou sioniste, exerce quant à lui un très fort pouvoir dřattraction, notamment pour les Juifs de lřEmpire tsariste. En 1907, Otto Bauer publie La question des nationalités et la social-démocratie232.

En 1900, alors que la part des urbains dans la population totale autrichienne nřest que de 10,6%, la part des Juifs vivant en ville atteint 23,3% du total de la population juive. Pour la Hongrie, les pourcentages comparés sont de 6,4 contre 26,1. En 1914, 200 000 Juifs viennois, dont 18 % sont venus de Galicie. Après lřeffondrement de la double-monarchie, les Juifs sont soumis à lřautorité des Etats successeurs. Nostalgie et point dřancrage identitaire, surtout à mesure que les violences antisémites, pogromistes sřintensifient.

1.2. La musique et les enjeux linguistiques

232 Le même Otto Bauer est nommé, entre novembre 1918 et juillet1919, secrétaire dřEtat aux affaires étrangères.

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Dans lřempire tsariste, après les pogroms russes, les maskilim radicalisent leur positionnement politique (sionisme, socialisme autonomiste, agitation révolutionnaire, nihilisme, etc.). Saint-Pétersbourg, Odessa, Varsovie sont des centres dřactivisme, tout comme Lemberg en Galicie autrichienne. Et, quelle que soit la langue de lřécrit, elle déborde désormais le religieux pour remplir des fonctions profanes : propagande politique, transmission des valeurs esthétiques européennes, exaltation de lřhistoire nationale, promotion des aspirations des masses opprimées233. » Le contexte est alors celui dřun multilinguisme nouveau, où lřhébreu Ŕ langue sacrée Ŕ est concurrencée par le yiddish, mais également par les langues nationales : russe, polonais ou allemand. De nombreux juifs, pas seulement des intellectuels, mais également des artisans, partagent ainsi une culture trilingue entre 1880-1914. Le conflit entre lřhébreu et le yiddish est patent : lorsquřil veut publier ses premiers recueils de nouvelles en yiddish pour dans lřhebdomadaire Yidishes Folksblat (juillet-août 1883), Shalom Rabinovitz (1859-1916), en conflit avec son père, partisan de lřhébreu, choisit pour pseudonyme Shalom Aleikhem (« la paix sur vous »). Néanmoins, le yiddish comme langue à part entière sřimpose dans la presse et dans la littérature. Le groupe Khibat Zion (« amour de Sion ») joue un rôle déterminant et pionnier dans la publication de périodiques ou dřouvrages en yiddish, en hébreu et en russe. En 1884, lors de son premier congrès, Leon Pinsker, auteur dřAutoémancipation, est élu à sa tête. Deux ans plus tard, le premier quotidien hébraïque, Ha-Yom (« le jour »), paraît à Saint-Pétersbourg.

Cet essor dřune culture yiddish est dans un premier temps favorisé par Révolution russe de 1905, qui aboutit à la suppression de la censure et à lřessor de la presse juive. Ainsi, entre 1905 et 1907, Der Weg, premier quotidien en yiddish, est publié à Varsovie. Néanmoins, si le congrès de Czernowitz, en Bucovine (1908) reconnaît le yiddish comme « une » langue nationale juive, il ne lřélit pas comme « la » langue.

Toutefois, les Juifs polonais ne connaissent pas lřunité et nřont pas fait de choix collectif en faveur de lřassimilation (propre à Europe Occidentale) ni en faveur de lřadoption des normes comportementales des Juifs du Yishouv de Palestine, avec lřhébreu comme langue courante. Lřhébreu domine dřailleurs la presse sioniste et occupe une place de choix dans lřéducation traditionnelle des kheder (écoles primaires) et des yeshivot, où les maîtres sont formés dans les écoles normales hébraïques). LřOrganisation Sioniste Mondiale qui crée, par ailleurs, le réseau dřéducation Tarbout (culture) rencontre la concurrence du réseau laïque soutenu par le Bund ou les autres partis ouvriers. Néanmoins, le yiddish domine comme

233 BARTAL, Israël, « Juifs russo-polonais : un portrait socio-culturel », in Histoire Universelle des Juifs, pp.

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langue vernaculaire (1931, 80 % des Juifs polonais le reconnaissent comme leur langue maternelle). En plus de la littérature, le cinéma, le théâtre bien entendu234, les cabarets où un répertoire spécifique se développe, se répandent dans les grandes villes et sřimposent comme des lieux de culture forts. La fondation à Vilna, le 12 août 1925 de lřYIVO (Yidisher Visnshaftlekher Institut) sous lřimpulsion dřintellectuels tels que le linguiste Nochum Shtif (1879-1933), le philologue Max Weinreich (1894-1969) et lřhistorien Elias Tcherikover (1881-1943), a pour ambition la structuration dřune langue et à partir dřelle dřune culture savante et populaire, en réponse notamment aux assimilationnistes, qui ont adopté le polonais ou le russe comme langue écrite et parlée.

Le yiddish, comme langue musicale, est avant tout associé à deux styles de répertoire : les chansons du yiddish theater européen et américain, les chansons folkloriques, qui par ailleurs en sont parfois issues.

234 Entre 1925 et 1939, près de 30 troupes de théâtre yiddish en Pologne.

120 1.3. Réseaux musicaux

1.3.1. L‘école de Saint-Pétersbourg dans les traces du folklorisme européen au début du XXe siècle : la Gesellschaft für Jüdische Volksmusik et son rayonnement

Au XIXe siècle, lřœuvre décisive des refondateurs du répertoire liturgique réformé sřinscrit dans une réalité spatiale et plus encore dans une géographie de la production musicale en Europe Centrale et Orientale. La mutation de la musique religieuse à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle sřinscrit dans une logique de réseau, comprenant des centres (de formation, de production, dřédition des œuvres) et des zones de mobilité. La réintroduction des instruments dans les communautés réformées allemandes, en particulier de lřorgue dans les services du Shabbat et le rapprochement des œuvres synagogales de Solomon Sulzer (1804-1890), Louis Lewandowski (1821-1894), Samuel Naumbourg (1817-1880), Eliezer Gerovitch (1844-1914) avec la musique chorale inspirée à la fois du « retour à Bach » et du romantisme allemand, introduisent un profond changement dans la musique liturgique.

De même, cřest à cette époque que le rôle du cantor évolue, ne se réduisant pas à celui dřun soliste virtuose, mais prenant en charge les écoles cantoriales et la vie musicale de la synagogue. Au tournant du siècle, ces pôles de création et dřéducation en voie de consolidation exercent une influence considérable en Allemagne et en Europe Orientale, de Vilna à Odessa, en passant par Kiev.

Dans lřEmpire russe, le projet dřune musique juive spécifiquement russe tire, de surcroît, ses racines de lřinfluence de Nicolas Rimski-Korsakov en tant que pédagogue. En 1908, cette aspiration trouve une traduction institutionnelle en Russie puisque la Gesellschaft für Jüdische Musik235 (Société pour la Musique Juive), devenue Société pour la Musique Folklorique Juive, est fondée à Saint-Pétersbourg par des étudiants parmi lesquels Solomon Rosowsky (1878-1962), Lazare Saminsky (1882-1959) et Aleksandr Zhitomirsky (1881-1937). Cette société collecte des chants en yiddish, de musique synagogale ou de mélodies du répertoire des klezmorim dans lřensemble de la « zone de résidence » et bien au-delà (jusquřà Bakou). Elle

235 Philip V. BOHLMAN, Jüdische Volksmusik. Eine mitteleuropäische Geistesgeschichte, Wien, Böhlau, 2005, 388 p. Jascha NEMTSOV, dir., Jüdische Kunstmusik im 20. Jahrhundert. Quellenlage, Entstehungsgeschichte, Stilanalysen, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2006, voir notamment lřarticle de Lyudmila SHOLOKHOVA

« Jewish Musical Ethnography in Russian Empire: Ideology and Chronology », pp. 217-226.

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est active jusquřen 1929 lorsque les autorités soviétiques en exigent la dissolution. Dès 1918, le régime bolchévik cherche à en réduire lřinfluence au prétexte de nřêtre pas « conforme à lřesprit du temps ».

Figure 3 Ŕ Carte représentant le réseau de la Gesellschaft für jüdische Volksmusik, entre 1908 et 1912.

© Jean-Sébastien Nl

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Des ensembles Juifs Ŕ pour certains, sionistes militants Ŕ parcourent le monde pour y jouer ou y créer des œuvres qui sřinscrivent en partie dans la dynamique initiée par lřécole de Saint-Pétersbourg et de la Société. Ainsi, lřensemble du clarinettiste Simeon Bellison (1883-1953) Ŕ Zimro236 ou Zimrah, signifiant « chanteur » - a passé commande au compositeur Sergeï Prokofiev (1891-1953) dřune œuvre fondée sur un des thèmes folkloriques juifs. Cette Overture on Hebrew Themes, op. 34, est crée à New York en 1919.

La Société a en réalité fonctionné comme un réseau de jeunes compositeurs, à la fois intéressés par le corpus des sources traditionnelles et folkloriques juives de Russie et par la modernité musicale du début du XXe siècle. Le parcours professionnel et individuel de chacun dřeux à partir des années 1920 contribue à redessiner lřespace vécu des compositeurs juifs dřEurope Orientale. Si Leo Zeitlin (1884-1930) et Joseph Achron (1886-1943) émigrent aux Etats-Unis, dřautres membres de la Société restent en Russie bolchévik puis en URSS : ainsi, Mikhail Gnessin (1883-1957), Alexandr Weprik (1899-1958) ou Alexandr Krejn (1883-1951). Sřinterroger, par exemple, sur la pertinence de lřEurope Orientale pour un compositeur tel que Gnessin revêt en effet tout son sens. Ce nřest toutefois pas son éducation juive (il est issu dřune famille de rabbin) ou ses années passées à la Gesellschaft qui justifient son ancrage à lřEst. En effet, à mesure que le régime soviétique affirmait son hostilité envers les formes de revendication dřun particularisme musical juif, il a continué à occuper des positions importantes, notamment comme professeur à lřAcadémie Gnessin de Musique, fondée par ses propres sœurs, où il a enseigné à Aram Khatchaturian et à Tikhon Krennikov237.

236 Lié à lřOrganisation Sioniste Russe, lřensemble Zimro (composé dřun clarinettiste, dřun quatuor à cordes et dřun piano) a pour vocation originelle de récolter des fonds pour soutenir la création dřun Etat juif en Palestine et dřy installer un conservatoire de musique (un « Temple des Arts Juifs »). Entre 1917 et 1919, ils ont entrepris une vaste tournée en Europe orientale, en extrême Orient pour enfin se produire au Canada et aux Etats-Unis en 1919. Le concert du Carnegie Hall de New York a marqué certains compositeurs juifs issus de lřémigration, qui ne connaissant pas le travail dřethno-musicographie de la Société de Petrograd. Lřessentiel du répertoire de

236 Lié à lřOrganisation Sioniste Russe, lřensemble Zimro (composé dřun clarinettiste, dřun quatuor à cordes et dřun piano) a pour vocation originelle de récolter des fonds pour soutenir la création dřun Etat juif en Palestine et dřy installer un conservatoire de musique (un « Temple des Arts Juifs »). Entre 1917 et 1919, ils ont entrepris une vaste tournée en Europe orientale, en extrême Orient pour enfin se produire au Canada et aux Etats-Unis en 1919. Le concert du Carnegie Hall de New York a marqué certains compositeurs juifs issus de lřémigration, qui ne connaissant pas le travail dřethno-musicographie de la Société de Petrograd. Lřessentiel du répertoire de

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