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L’écriture et la mort : jalons historiographiques

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 45-75)

COMPOSITEURS DE CULTURES JUIVES ASHKENAZES

1. L’écriture et la mort : jalons historiographiques

1.1. Une spécificité de lřécriture historique ?

Georges Perec en 1969, avec La Disparition, publie un roman policier particulièrement dense et élaboré en même temps quřun chef dřœuvre oulipien dépassant largement lřexercice de style, dont lřauteur laisse dřailleurs à son lecteur le soin dřen découvrir la règle. La forme de ce roman sans « e », plus encore que lřenquête de son protagoniste Anton Voyl, pose à lřhistorien, dřune manière certes éloignée de ses préoccupations herméneutiques, la question de lřécriture sur la disparition ou plus exactement des conséquences de la disparition sur lřécriture. La sociologue Clara Lévy, dans son ouvrage Ecritures de l‘identité. Les écrivains juifs après la Shoah71, met ainsi en évidence le lien étroit, chez Perec, entre le travail dřécriture, lřhistoire (comprise comme contexte global) et lřhistoire propre de lřécrivain et de sa famille : pour La disparition, le vide créé au sein même de la langue et les conséquences lexicologiques quřil implique, renvoie à la Shoah et à la disparition de sa propre mère, Cyrla Szulewicz, à Auschwitz en 1943.

Cette question de la disparition du sujet étudié ou du moment de sa disparition sřavère tout à fait cruciale pour lřhistoire contemporaine du XXème siècle, dont la spécificité vis-à-vis du travail sur dřautres périodes, tient particulièrement dans la présence des sujets eux-mêmes ou des survivants de lřévènement étudié (enregistrements audio ou vidéo des témoins directs, témoins indirects, témoins de seconde génération). Dans cette histoire où les sources sont pléthoriques, au contraire de lřhistoire des périodes antérieures où souvent elles sont rares ou indigentes, la voix du témoin puis sa disparition, son corps ou lřabsence de son corps,

70 Ilya ALTMAN, « La mémorialisation de la Shoah en Union Soviétique : historique, actualité, perspectives », in De la mémoire de la Shoah dans le monde juif, op. cit.

71 LEVY, Clara, Ecritures de l‘identité. Les écrivains juifs après la Shoah, Paris, PUF, Collection le lien social, 1998, 304 p.

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sřavèrent précisément des enjeux dřordre historiographique : lřhistoire étant, selon Paul Ricœur, « cette science pour laquelle sont déjà morts ceux qui ont produit ou subi les événements passés », leur présence ou leur disparition récente modifie bien évidemment lřopération historiographique. Sans même sřintéresser à lřhistoire de la mort quotidienne ou provoquée dans un contexte de violence sociale, lřécriture de lřhistoire est intrinsèquement liée à un travail sur la parole des morts. Plus encore, pour Paul Ricœur toujours, la mort ordinaire, le « on meurt » banal, est « dramatisé » et « magnifié » par le geste de lřhistorien.

Opposant lřopération historiographique au concept « dřêtre-pour-la-mort » de Martin Heidegger, Ricœur considère que lřhistorien, fondant son travail sur lřhistoricité (« extension entre la naissance et la mort »), sřattache à un passé qui relève du « on meurt72 ». Néanmoins, le philosophe interroge la pratique historique face à sa perception du temps et invite à repenser le rapport du discours historique au nécessaire travail de deuil.73 La réflexion de Ricœur, sřil est apparaît comme fondamentale, ne doit pas néanmoins être prise en dehors de toute distance critique : comme Gérard Noiriel lřa postulé dans son ouvrage Sur la crise de l‘histoire, lřhistoriographie française a pu être déstabilisée par un recours circonstanciel aux concepts philosophiques. Du constat dřune « histoire en miettes », semble cependant émerger une forte tendance à la connexion interdisciplinaire. Lřenvie de pratiquer une histoire méticuleuse, partant de la miette (« trace » aurait dit Carlo Ginzburg74) pour lentement participer à une mise en relation des différents indices ainsi reconstitués semble particulièrement nécessaire sřil on espère dégager un sens commun dans la variété des expressions musicales de la mort dans des milieux juifs ashkénazes en pleine mutation au XXe siècle.

De quel statut lřhistoire bénéficie-t-elle aujourdřhui ? Plus encore, lorsquřil sřagit dřaborder - de biais, par des sources musicales, mais de lřaborder tout de même Ŕ le gouffre ontologique quřest la mort pour les communautés juives dans un large XXe siècle, quřest-ce que lřhistoire peut avoir à apporter, elle qui a besoin de recul pour « recomposer » le passé ? Face à ces questions, il nřest que réponses fragmentaires, encore prudentes, à avancer.

Lřhistoriographie émerge dřune série de remises en cause profondes quant à sa scientificité :

72 RICŒUR, Paul, « La distance temporelle et la mort en histoire », in DELACROIX, Christian, DOSSE, François, GARCIA, Patrick, dir., Historicités, Paris, La Découverte, coll. "Armillaire", février 2009, 304p.

73 RICŒUR, Paul , id. « À première vue, la représentation du passé comme royaume des morts paraît condamner lřhistoire à nřoffrir à la lecture quřun théâtre dřombres, agité par des survivants en sursis de mise à mort. Reste une issue : tenir lřopération historiographique pour lřéquivalent scripturaire du rite social de la mise au tombeau, de la sépulture. », p. 19.

74 GINZBURG, Carlo, Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, éditions Flammarion, Paris, 1989.

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le tournant linguistique américain, incarné par Hayden White, aurait voulu en circonscrire la puissance heuristique à une forme de récit. Dans Metahistory75, il affirme que lřhistorien pour rendre intelligible lřappareil conceptuel quřil utilise, doit se livrer à un acte « poétique » revenant à « construire un protocole linguistique complet » ou en dřautres termes, à poser un style propre de mise en intrigue. Par cette déconstruction analytique du récit historique de quatre historiens du XIXe siècle76, souvent jugée comme trop rigide, White (bientôt suivi par Paul Veyne en France77) donne un coup de semonce à lřédifice dřune histoire dřun statut de science dure. Pour H. White, comme pour P. Veyne, lřécriture historique est proche de lřécriture romanesque, à cela près quřelle dit vrai (Paul Veyne parle de « roman vrai »). Ce faisant, ce tournant linguistique, aujourdřhui abandonné ou marginalisé, continue, comme une lanterne, à interroger la pratique historique quant à sa méthode et quant à sa spécificité.

Lřhistoire dit vrai : cřest là sa caractéristique première ; mais à quel degré dit-elle vrai ? En ce qui concerne le point nodal de ce travail, à savoir lřouverture des camps de concentration nazis et le choc de la prise de conscience collective de lřextermination systématique et massive des Juifs dřEurope, quel type de récit, scientifique, artistique ou littéraire a dit vrai ? Lřhistoire ne peut de toute évidence pas prétendre reconstruire à elle seule ce quřà été lřexpérience collective de lřunivers concentrationnaire, et peut-être moins encore appréhender les traumatismes (individuels ou collectifs) que ces crimes rationalisés ont occasionné.

Jorge Semprun78, auteur de l‘écriture ou la vie, relate les propos dřun proche, lui faisant remarquer que seuls les poètes pourraient rendre compte de la réalité des camps.

Quelle place alors pour lřhistorien : quelles latitudes pour lřentreprise de sympathie à lřégard du sujet étudié, préconisée par Henri-Irénée Marrou (« dialectique du Même avec lřAutre ») dans De la connaissance historique79 ? Lřhistorien doit peut-être savoir se libérer de cette concurrence avec le discours de lřartiste et du poète : lui nřen est pas un. Même sřil doit bien définir au préalable les cadres de son étude, comme lřindiquait Hayden White, il nřest pas pour autant poète (étymologiquement : créateur).

Si lřhistorien fait au contraire figure de « désenchanteur » du monde, il se doit de procéder méthodiquement au traitement des sources, avant même de présupposer dřun lourd appareil conceptuel ou idéologique, plus à même de fausser lřexpérience que de la rendre

75 WHITE, Hayden, Metahistory. The Historica Imagination in Nineteeth-Century Europe, Baltimore-Londres, The John Hopkins University Press, 1973.

76 Leopold von Ranke, Jules Michelet, Alexis de Tocqueville et Jakob Burckhardt.

77 VEYNE, Paul, Comment on écrit l‘histoire, éditions du Seuil, 1971.

78 SEMPRUN, Jorge,

79 MARROU, Henri-Irénée, De la Connaissance historique, éditions du Seuil, Paris, 1954 (réédité en 1975).

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crédible. Ce détour linguistique aurait ainsi tendance à nous renvoyer à une approche microhistorique des sources, telle que définie par Carlo Ginzburg dans son article fondateur

« Signes, traces, pistes. Racines du paradigme de lřindice »80. Lřhistorien italien montre que la scientificité historique conserve « une marge aléatoire irréductible », tenant à sa nature essentiellement qualitative et au traitement quřelle opère sur « des cas, des situations et des documents individuels ». La restitution de la connaissance par « lřindice » et « la conjecture81 » conduit accepter la complexité, et à rejoindre Michel de Certeau lorsquřil évoque un travail sur lřabsence qui peut ne pas déboucher sur une reconstitution complète du

« dire » et des stratégies du « dire » de lřAutre.

1.1.1. L‘acte créateur est un acte culturel en rapport à l‘échéance de la mort

Jusquřalors, les études portant sur lřévolution des pratiques funéraires et sur leurs liens avec les pratiques artistiques, ont essentiellement porté sur le plastique et le visuel en sřintéressant peu à lřenvironnement sonore des rituels et des commémorations. Pour ce faire, il est nécessaire de se placer à des niveaux différents (religieux, politiques, médiatiques) et de sřattacher à plusieurs types de supports (musique des cérémonies funéraires, œuvres commémoratives, bande son illustrant la mort au cinéma, à la télévision, etc.). Pour ouvrir, justement, cette enquête, il a semblé naturel de partir de la démonstration élaborée par certains anthropologues et thanatologues, selon laquelle « il existe une liaison étroite entre la façon de connaître et de penser la mort et celle de penser le temps ». Ces mots sont ceux dřAnnick Barrau, dont lřouvrage Mort à jouer, mort à déjouer82, met en lumière le lien organique qui lie une société à ses propres perceptions du temps. Tout dřabord, celui, mythique, des origines : il est générateur dřordre et échappe à lřhistoire ; le temps sécularisé, ensuite, chronologique, que Louis-Vincent Thomas définit comme celui « des étapes de la Vie, plus modestement des vivants83 ». Comme il est rappelé dans la préface de cet ouvrage, la compréhension du temps échappe aujourdřhui à cette dialectique de lřéternité et de lřhistorique : les temps sont

80GINZBURG, Carlo, « Signes, traces, pistes. Racines du paradigme de lřindice », in Le Débat, n°6, 1980, traduit de lřitalien dřun premier article de 1979. Figure dans GINZBURG, Carlo, Mythes, emblèmes, traces.

Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989. pp. 153-154.

81Cette notion de conjecture tient, pour Ginzburg, une place fondamentale dans la connaissance historique, comparée à la médecine, elle-même discipline indiciaire. Elle participe de la nature qualitative de la pratique historique, et contribue à lřéloigner des modèles scientifiques « galiléens », pour lesquels « on ne peur parler de lřindividuel ».

82BARRAU, A., Mort à jouer, mort à déjouer : socio-anthropologie du mal de mort. PUF, collection Sociologie d'aujourd'hui, Paris, 1994.

83Ibid., « Préface », par Louis-Vincent Thomas, pp.7-8.

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multiples, biologiques ou sociaux, complémentaires ou contradictoires. Toujours, cependant, le temps renvoie lřhomme à sa propre fin, dégradation naturelle de son corps, et au sentiment lancinant dřune impuissance irréductible face à la mort. Aussi, existe-t-il un lien étroit entre cette conscience aiguë de la mort, et le désir dřen ritualiser le passage, de créer autour du phénomène biologique un univers symbolique, dont le but serait de sřaffirmer en tant quřêtre par la création. Annick Barrau et, avant elle, Jean-Jacques Wunenburger84 se sont intéressés à la fête macabre, rite régénérateur en même temps que mise en scène des morts et de la mort elle-même. Comme les historiens, tels Emmanuel Le Roy Ladurie, qui se sont intéressés au carnaval85 - moment de violence et dřinversion - les anthropologues interprètent le rituel funéraire comme un resserrement du lien social et une assise de lřordre traditionnel, autour dřune même intelligence du temps, de nature sacrée. Le mythe (du grec mythos, le récit) renverrait à ce besoin de création par le verbe : le poète est étymologiquement celui qui fait (du verbe grec poieîn, faire) et son rôle serait de participer à lřorganisation du groupe par le lien que son œuvre tisse entre lřéchéance de la mort et lřintelligence collective du temps. Cela revient-il à dire que toute création artistique est nécessairement de nature à renforcer le lien social ou à créer du mythe ? Certainement pas, mais cet éclairage préliminaire de lřanthropologie sur le rapport entre la perception du temps et la mort permet dřouvrir les yeux sur la complexité du sujet qui nous attend. De surcroît, dans cette optique, traiter de la mort revient nécessairement à réfléchir sur sa propre discipline, elle-même écriture, ou recomposition, du temps.

84WUNENBURGER, Jean-Jacques, La fête, le feu et le sacré, éditions Universitaires, 1977, cité in BARRAU, Annick, op. cit.

85LE ROY LADURIE, Emmanuel, Le Carnaval de Romans, 1979.

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1.1.2. Recomposer le passé et enterrer ses morts : l‘apport de Michel de Certeau

Lř « autre », dans la pratique historique de Marc Bloch à Michel de Certeau, en passant par Henri-Irénée Marrou, est tout à la fois centre principal des préoccupations et point de rupture : « quête de la parole de lřAutre », disait Michel de Certeau à propos de sa discipline. Il est là aussi question du verbe et du rapport de lřhomme à la mort lorsque lřhistorien, passionné par les déviances et les marginaux86, compare son rôle scientifique à la tâche du fossoyeur. Pour Michel de Certeau, en effet, la notion dřaltérité revêt une substance particulière : elle est intimement liée à lřidée dřune absence et dřun éloignement du passé.

« Cřest cette absence qui constitue le discours historique. »87 Ce faisant, ce quřil appelle

« lřopération historiographique » revient précisément à profiter de lřécart creusé par le temps entre lřhistorien et son sujet pour recomposer le passé, malgré ses disparitions et ses lacunes, dans le but dřêtre éclairant pour le présent. Comme il lřénonce dans L‘écriture de l‘histoire88, sa pratique scientifique, et le langage spécialisé quřil utilise, sont eux même historiques et par là même étroitement liés au corps social. Dřune manière voisine des interprétations anthropologiques des rites funéraires, lřécriture de lřhistoire est à la fois rapport à la mort et rapport au temps. Pour M. de Certeau, en effet :

« Dans la mesure où notre rapport au langage est toujours un rapport à la mort, le discours historique est la représentation privilégiée dřune "science du sujet" et du sujet "pris dans une division constituante" - mais avec une mise en scène des relations quřun corps social entretient avec son langage89. »

Bien sûr, lřhistoire/science dans laquelle M. de Certeau sřinscrit nřest en rien comparable aux mythes et aux cosmogonies que les hommes élaborent pour se représenter le temps. Cependant, comme le rappelle François Dosse, « lřérudition a pour fonction de réduire la part dřerreur de la fable, de diagnostiquer du faux, de traquer du falsifiable, mais dans une incapacité structurelle à accéder à une vérité définitivement établie du vécu passé90. » Lřhistoire est avant tout interrogation, questionnement : rien ne dit quřelle retrouvera la trace

86 Dans La fable mystique et La possession de Loudun notamment, Michel de Certeau sřest attaché aux pratiques spirituelles rebelles, hors du cadre ecclésial et contre la confiscation du sacré par les clercs.

87Cité dans DOSSE, François, « Michel de Certeau et lřécriture de lřhistoire », in Vingtième Siècle. Revue d‘histoire, 78, avril/juin 2003, pp.145-156.

88CERTEAU, Michel de, L‘écriture de l‘histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 70.

89Idem, p.120.

90DOSSE, François, « Michel de Certeau et lřécriture de lřhistorie », op. cit.

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du passé. Sa science nřest ni absolue, ni infaillible : lřéchec fait partie des possibles de lřopération historiographique. Il se peut quřon ne retrouve pas lřAutre dans ce travail actif (lřhistoire est bien une pratique, non seulement un récit) sur le passé, lui-même actif dans le présent91. Le passé a un rôle dans ce que M. de Certeau appelle « lřinvention du quotidien ».

Ainsi envisagé, le travail de lřhistorien se situe dans cet espace de tension « entre lřexigence de dire le sens et la logique sociale du faire »92. Cřest à lui de conférer un sens au passé, toujours dans lřoptique dřune recherche du réel, et cřest à lui aussi que revient la tâche de distinguer lřhistoire (« temps de lřAutre ») de la mémoire (« durée intérieure »). En travaillant scientifiquement sur le passé, lřhistorien le rend au monde présent, lřactualise dřune certaine manière. En dřautres termes, et pour suivre François Dosse, Michel de Certeau invite lřhistorien à devenir « fossoyeur » du passé, à ne pas le laisser intact et à en faire le deuil.

Bien au-delà dřun jeu terminologique, le rapport de lřécriture de lřhistoire chez Certeau est bien un rapport à la mort et au Mort (« autrui de jadis », pour Paul Ricœur), peuplant le passé dont nous sommes héritiers. Se prétendre historien reviendrait donc à essayer de comprendre les stratégies dřécriture (inextricablement liées aux pratiques) dans toute leur complexité. Sans bien entendu prétendre poursuivre sa démarche, lřintérêt de Michel de Certeau pour le faire indissociable du dire peut être une piste essentielle dans cette étude des manières musicales dřexprimer la mort.

1.1.3. Penser le temps linéaire ?

A sa manière, le compositeur Olivier Messiaen (1908-1992) met en évidence dans le mode dřécriture musical quřil conçoit comme étroitement lié à sa foi catholique, un rapport direct aux temporalités : temps vécu par lřhomme sur terre et Temps destiné à prendre fin avec le Jugement Dernier. Lřoption de Messiaen est très ouvertement chrétienne, sa vision du temps très clairement téléologique. Œuvre majeure du compositeur, le quatuor pour la fin du Temps, composé pour violon, clarinette, violoncelle et piano dans sa période de détention au Stalag VIII A de Görlitz, en Silésie, et créé à lřhiver 1941 sur des fantômes dřinstruments,

91« Le mort ressurgit, intérieur au travail qui postulait sa disparition et la possibilité de lřanalyser comme un objet. Le statut de cette limite, nécessaire et déniée, caractérise lřhistoire comme science humaine », in L‘écriture de l‘histoire, op. cit., p 48.

92Ibid. p. 166.

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offre un exemple riche et emblématique de ce rapport entre musique, écriture (matérielle, technique) du temps, et sa représentation (symbolique, religieuse, ou idéologique). A propos de son œuvre, Messiaen écrit ceci93 :

« Musicien, jřai travaillé le rythme. Le rythme est, par essence, changement et division. Etudier le changement et la division, cřest étudier le Temps. Le Temps Ŕ mesuré, relatif, physiologique Ŕ psychologique Ŕ se divise de mille manières, dont la plus immédiate pour nous est une perpétuelle conversion de lřavenir en passé. Dans lřéternité, ces choses nřexisteront plus. Que de problèmes ! Ces problèmes, je les ai posés dans mon Quatuor pour la fin du Temps. Mais à vrai dire, ils ont orienté toutes mes recherches depuis une quarantaine dřannées. »

La conception téléologique du temps chez Messiaen permet, outre lřintérêt quřelle comporte en elle-même, dřalimenter cette réflexion sur la relation qui unit écriture, vie et mort. Le contexte particulier de création (et de commande de cette œuvre, pour un quatuor de musiciens, dont Messiaen lui-même au piano, dans un cadre de détention), renvoie de même au propos de Jorge Semprun, dans l‘Ecriture ou la vie : créer, en grec poieîn (faire), est un acte essentiellement lié à lřacte délibéré de vivre. Lřon rejoint alors Michel de Certeau et lřécriture de lřhistoire : pour continuer à vivre, la société a besoin de lřhistorien dont le rôle est dř « enterrer » symboliquement ses morts, dřaider à faire un travail de deuil du passé.

Cependant, ni lřœuvre dřart, ni lřécriture littéraire, ni lřhistoire ne peuvent exorciser la mort : pour Semprun, comme pour de Certeau, lřécriture renvoie à la mort, mais essaie de la rendre vivable pour les vivants. Elle est également un moyen de représentation : par lřécriture et les formes culturelles qui en émanent, le « poète » propose une voie ou tout un système de représentation du monde. Pour faire écho à Jean-François Sirinelli, cřest bien ce que lřhistorien de la culture doit sřattacher à comprendre et analyser. Une étude des représentations musicales de la mort conduit donc à déceler de manière parallèle le rapport du musicien au temps ou aux temporalités, à sa propre histoire (ici, avec Messiaen et Semprun, lřexpérience de lřunivers concentrationnaire) et aux moyens quřil propose à ses contemporains pour continuer à vivre. A travers ces sources musicales, apparemment longtemps vécues comme anodines par la communauté des historiens, cřest le cœur du projet

Cependant, ni lřœuvre dřart, ni lřécriture littéraire, ni lřhistoire ne peuvent exorciser la mort : pour Semprun, comme pour de Certeau, lřécriture renvoie à la mort, mais essaie de la rendre vivable pour les vivants. Elle est également un moyen de représentation : par lřécriture et les formes culturelles qui en émanent, le « poète » propose une voie ou tout un système de représentation du monde. Pour faire écho à Jean-François Sirinelli, cřest bien ce que lřhistorien de la culture doit sřattacher à comprendre et analyser. Une étude des représentations musicales de la mort conduit donc à déceler de manière parallèle le rapport du musicien au temps ou aux temporalités, à sa propre histoire (ici, avec Messiaen et Semprun, lřexpérience de lřunivers concentrationnaire) et aux moyens quřil propose à ses contemporains pour continuer à vivre. A travers ces sources musicales, apparemment longtemps vécues comme anodines par la communauté des historiens, cřest le cœur du projet

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