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1.3.2 Le mouvement syndical et l’unité ouvrière : entre croissance et essoufflement

Ces enjeux salariaux et de cadre de vie se retrouvent sans surprise au cœur des discussions des responsables syndicaux. De manière paradoxale, il n’existe pas d’étude générale à proprement parler sur le mouvement ouvrier dans les industries textiles. Les recherches recensées étudient les grèves locales, comme dans le Rhône, le Nord ou avec les ouvriers de Mazamet216, mais elles sont rarement avancées dans l’analyse des mouvements sociaux. Malgré tout, les années 1900-1910 sont riches sur le front social. La baisse des prix des denrées alimentaires ayant permis d’observer, au début des années 1890, une amélioration

213 Des tisseurs du Cambrésis sont déboutés par le Juge de Paix de Fraize, celui-ci « déclarant que la loi de 1850 ne s’appliquait pas au tissage mécanique, mais seulement au tissage à la main ». En revanche, le Juge de Paix de Lavelanet voit son jugement cassé par la la Cour de Cassation, puisque le fabricant confiait la fabrication à des tisserands dispersés. Compte-rendu du 14ème congrès national ouvrier de l’industrie textile tenu à Limoges les 15, 16 et 17 août 1913, Lille, Impr. ouvrière, M. Dhoosshe, 1913, p. 18-19.

214 Olivier Marchand et Claude Thélot, Deux siècles de travail en France, op. cit., p. 120-121 et p. 123-124. Dans leur analyse, les deux auteurs observe un fléchissement important dans le secteur industrielle de la durée de travail, de - 0,9 % de temps de travail par an sur la période 1896-1911, contre seulement - 0,2 % dans l’agriculture et - 0,3 % dans les services. La baisse est plus importante encore dans la période 1911-1921 (- 2,1%), du fait non seulement de la guerre, mais de la réduction du temps de travail de dix à huit heures en 1919.

215 Au sujet des mineurs de Carmaux, Rolande Trempé écrit : « L’incertitude du lendemain nous paraît être en définitive une des caractéristiques fondamentales de l’état du salarié et sous ce rapport les mineurs sont assaillis plus que tout autre travailleur. À aucun moment de leur vie quotidienne, un sentiment de sécurité ne peut les soutenir. La quiétude propre aux emplois stables et sans danger leur est interdite et sans cesse la crainte de perdre momentanément, partiellement ou totalement leur emploi, donc leur salaire, les maintient en état d’alerte ». Ces lignes s’appliqueraient aussi aux ouvriers du textile. Les Mineurs de Carmaux, 1848-1914, vol. 1, Paris, Les Éditions Ouvrières, 1971, p. 327.

216 Léon de Seilhac, La Grève du tissage de Lille (octobre-décembre 1909), Paris, Arthur Rousseau, 1910 ; Rémy Cazals, Avec les ouvriers de Mazamet dans la grève… op. cit.

notable de la condition ouvrière, le nouveau siècle s’ouvre en revanche sur une période de baisse du salaire réel des ouvriers217.

Toutes industries confondues, les grèves sont très nombreuses. Il y en a plus d’un millier en 1904 et de 1906 à 1913, réunissant chaque fois plus de 200 000 personnes. En 1906, c’est plus de 428 500 grévistes répartis entre 1 309 grèves218. Celles-ci révèlent des tensions sociales très vives par leur violence et leur durée. Sans doute doit-on voir dans la création du Ministère du Travail, par Georges Clemenceau en octobre 1906, une volonté d’apaisement et de prise en compte des nécessaires réformes sociales, mais aussi de contrer l’influence croissante du syndicalisme révolutionnaire prôné alors par la CGT.

En septembre 1901, vingt-cinq organisations syndicales se regroupent pour créer la Fédération Nationale de l’Industrie textile, à Paris puis Lyon219. En 1904, à Reims, ils sont soixante-trois syndicats membres à participer au quatrième Congrès ouvrier220. En 1913, la Fédération réunit soixante-deux syndicats et unions locales venus de toute la France221. Les fondateurs rallient la Fédération à la CGT dès le premier Congrès, après un premier échec cinq ans plus tôt. Très vite, les organisations du département du Nord (en particulier le syndicat textile de Roubaix) dominent la Fédération. Le poids de chaque syndicat dépend du nombre de ses adhérents, dont une partie de la cotisation locale finance les caisses fédérales222. Deux raisons expliquent cette influence : d’une part, le département du Nord est le plus important du point de vue industriel ; d’autre part, il s’agit de la région la plus urbanisée, où les usines appartiennent au paysage de la ville. Le lien social est fort, permanent. Les usines sont presque attenantes, les ouvriers fréquentent les mêmes cafés et lieux de sociabilité, ce qui renforce le lien entre eux.

Dans les régions plus rurales, le lien corporatiste s’exprime différemment, et ne joue pas en faveur du mouvement syndical. Les délégués des Congrès ouvriers de l’industrie textile

217 Michel Winock, La Belle Époque. La France de 1900 à 1914, Paris, Perrin, 2002, p. 138. voir aussi J. Lhomme « Le pouvoir d’achat de l’ouvrier français au cours d’un siècle, 1840-1940 », dans Le Mouvement

Social, n°63, avril-juin 1968.

218 Michel Winock, La Belle Époque…, op. cit., p. 146-147.

219 Compte-rendu du Congrès national ouvrier de l’industrie textile, les 20, 21 et 22 septembre à Paris, et 27, 28, 29 septembre [1901] à Lyon, Paris, Impr. Typographique Jean Allemane, 1901, p. 3-4.

220 Compte-rendu du 4ème congrès national ouvrier de l’industrie textile tenu à Reims les 14, 15 et 16 août 1904 ,

Lille, Impr. ouvrière M. Dhoosshe, 1904, p. 17-18.

221 Compte-rendu du 14ème congrès national ouvrier de l’industrie textile tenu à Limoges, les 15, 16 et 17 août 1913, Lille, Impr. ouvrière M. Dhoosshe, 1913, n.p.

222 Compte-rendu du 14ème congrès… op. cit., n.p. Grâce à ce système, en 1913, le syndicat textile de Roubaix

dispose de 400 voix, celui de Tourcoing 82 voix, Lannoy 80 voix, Halluin 76 voix, Houplines 64 voix, Armentières 40 voix, Caudry 20 voix, Comines 18 voix… soit plus de 63% des 1 239 suffrages du Congrès !

de Tourcoing en 1906 se rendent bien compte des différences de contexte. Les syndicats dans les campagnes « où il n’existe qu’une ou deux usines […] ne peuvent par conséquent agir ou s’ils agissent, c’est à bref délai le congédiement pour ceux qui ont osé se mettre en avant. Ils sont obligés de quitter le pays et quand ils ont charge de famille, ils y regardent beaucoup avant de s’engager ainsi »223. Au congrès de Fourmies, en 1912, ils ne peuvent que déplorer les difficultés que les organisations locales rencontrent en Normandie et dans les Vosges. Pour eux, trois facteurs jouent contre l’union syndicale : l’alcoolisme, l’éclatement des usines par localité (« il n’y en a que deux ou trois, quelquefois une seulement »224), et enfin une précarité atténuée par les travaux des champs :

Là, les ouvriers sont obligés de se syndiqués [sic], il leur faut exiger des salaires rémunérateurs qui leur permettent de vivre de leur seul salaire industriel.

En France, dans les régions dont nous parlons, notre propagande se heurte à des difficultés nombreuses. Le chômage y est moins pénible pour les travailleurs, ils trouvent dans leur champ, dans leur jardin, le complément nécessaire à leur vie, et se désintéressent des questions syndicales.

Partout en France, où le salaire industriel de l’ouvrier a pour corolaire le travail agricole, nous avons les mêmes difficultés. D’autre part, cela augmente la misère de ceux qui n’ont que leur salaire d’usine pour vivre225.

Cet état de fait n’empêche pas des mouvements sociaux dans les principales régions textiles. À la fin de l’année 1909, tout le tissage de Lille – qui comprend, sans distinction faite par notre source, les toiles de coton, lin, chanvre, et mixtes – est touché par une grève très importante226. Comme à Armentières quelques années plus tôt, les deux syndicats socialiste (dits « rouge ») et indépendant (dit « jaune »), s’allient pour demander l’application d’un tarif unifié entre les établissements de tissage de toile. La grève dure soixante-douze jours, du 11 octobre au 21 décembre. Bien qu’il s’agisse d’un semi-échec, cette grève montre plusieurs choses. Le mouvement ouvrier n’est pas unanime sur le plan idéologique, malgré de nombreuses similitudes entre les deux syndicats227. Ensuite, la démarche d’une négociation collective pour l’ensemble d’une branche d’une même activité au sein d’un même territoire – ici, celui de la commune de Lille et de sa banlieue dépendante – déplaît au patronat, soucieux

223 Compte-rendu du 8ème congrès ouvrier de l’industrie textile à Tourcoing, du 12 au 15 août 1906, Lille, Impr.

ouvrière Dhoosshe, 1906, p. 8.

224 Compte-rendu du 13ème congrès national ouvrier de l’industrie textile tenu à Fourmies les 15, 16 et 17 août 1912, Lille, Impr. ouvrière M. Dhoosshe, 1912, p. 16.

225 Compte rendu du 13ème congrès… op. cit., p. 17.

226 Léon de Seilhac, La Grève du tissage de Lille, op. cit.

227 Les deux syndicats gèrent chacun deux coopératives (une boulangerie et une brasserie). Néanmoins, le syndicat indépendant, sans doute fondé par les patrons et malgré un nombre d’adhérent plus faible que le syndicat « socialiste » (150 contre 250), dispose de plus de services pour les ouvriers.

de conserver ses ouvriers, mais aussi de maintenir la division du mouvement ouvrier à son profit. Enfin, l’organisation de la grève – c’est-à-dire l’assurance de subsides et d’indemnités – permet au mouvement d’exister dans la durée.

Les mouvements sociaux de la période 1900-1910 correspondent à une conjoncture favorable pour les salaires par rapport au coût de la vie [figure 1]228. D’abord stable pendant les cinq premières années du nouveau siècle, le salaire nominal augmente de plus de dix points entre 1905 et 1913 de manière quasi-continue. En revanche, l’indice du salaire réel connaît des fluctuations non négligeables, mais reste supérieur à celui du coût de la vie jusqu’en 1910. Cette année là, une crise économique importante éclate, notamment dans l’industrie cotonnière, faisant passer le salaire réel en dessous du salaire nominal, tandis que le coût de la vie passe au-dessus de ce dernier. Une situation analogue à celle qui existait pendant la quasi-totalité du XIXe siècle refait surface229.

Figure 1: Évolution des salaires nominaux et réels et du coût de la vie, 1900-1913.

Source : d’après Emmanuel Chadeau, Annuaire statistique de l’économie française au XIXe et XXe siècles, vol. 1, op. cit., p. 231-237. Indice 100 = 1908-1912.

Quant à l’évolution des prix des tissus, l’indice général des cotons accuse une hausse de 16,5% entre les décennies 1895-1904 et 1905-1913. « Pour les classes populaires, écrit Patrick

228 Emmanuel Chadeau, Annuaire statistique de l’économie française au XIXe et XXe siècles, vol. 1 : L’économie nationale au XIXe et XXe siècles, Paris, Presses de l’ENS, 1989, p. 231-237.

229 Il est intéressant de noter que la courbe d’indice de la rente réelle tend à suivre, à partir de 1908, celle du coût de la vie, ou prix à la consommation. Voir Dorothée Rouzet, L'Évolution des salaires et de la rente foncière en

France (1450-1940). Progrès technique, commerce international ou démographie ?, mémoire de DEA sous la

Verley, les années 1900 furent celles de la vie chère et non celles de l’accession à un marché de consommation de masse »230.

1.3.3 Le neuvième Congrès international des ouvriers de l’industrie textile, 8-13