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Clémentel doit concilier deux tendances à la fois complémentaires et sources de contradiction. D’une part, il faut assurer à la France un approvisionnement suffisant en matières premières et biens manufacturés, tant pour les besoins de l’armée que du commerce libre. D’autre part, il doit rassurer les divers acteurs économiques (filateurs, courtiers, tisseurs, marchands de tissus) inquiets de voir leurs intérêts privés remis en question. On ajoute un troisième parti qui concentre les attentions des deux premiers : la Grande-Bretagne et ses intérêts propres. Dès 1914, la question des moyens de transport se pose. La France doit importer une importante partie de ses approvisionnements alimentaires et matériels, tant pour le front que pour la population civile. Or, ses capacités maritimes sont faibles, comme le montre le tableau 11 sur ses importations de coton.

Jusqu’en 1916, des quatre nations alliées, la Grande-Bretagne dispose du tonnage le plus important, avec environ 50 % du tonnage total nécessaire aux alliés [tableau 11]. Or, elle accuse un défit de 3,3 millions de tonnes pour un besoin de 12,5 millions en d’importation. En outre, elle a mis à la disposition de la France et de l’Italie une partie de sa flotte de commerce, dont 250 navires sont dévolus au transport des charbons et de la fonte524. En février-mars 1916, la Grande-Bretagne avait néanmoins pris des mesures d’interdiction d’importation, notamment en ce qui concerne les produits de luxe ou les matières encombrantes. Ainsi, soieries et fils de coton pour bonneterie figurent-ils sur la liste des prohibitions525. De plus, l’absence de renouvellement de la flotte et la politique de contrainte des flottes des neutres remet en question cette domination. Des programmes de constructions sont bien lancés par la Grande-Bretagne, mais ils restent bien inférieurs aux tonnages existants d’avant-guerre526.

524 Étienne Clémentel, La France et la politique économique interalliée, Paris, PUF, 1931, p. 66.

525 Ibid., p. 79.

526 Ibid, p. 117. 2 millions de tonnes en 1913 ; 1,5 million en 1914, 660 000 en 1915, 630 000 en 1916, et

Tableau 11: Arrivages de coton brut au Havre par pavillon (par balles).

Campagne 1916-1917

Pavillon Balles Pavillon Balles

Norvégien 249 355 Grec 13 618 Anglais 216 079 Danois 7 895 Français 69 724 Uruguayen 2 605 Américain 60 282 Total 667 953 Suédois 48 395 Campagne 1915-1916

Pavillon Balles Pavillon Balles

Anglais 392 162 Américain 19 459 Français 141 735 Suédois 14 375 Norvégien 73 453 Total 672 984 Grec 31 800 Campagne 1914-1915

Pavillon Balles Pavillon Balles

Anglais 450 459 Espagnol 6 501

Français 82 009 Hollandais 4 932

Américain 29 733 Danois 4 050

Source : AN F12 7690. Total 577 684

Dès son arrivée au ministère, Étienne Clémentel sollicite Aristide Briand, alors ministre des Affaires Étrangères et président du Conseil, pour qu’une conférence franco-britannique se tienne en juin 1916, à Paris. Il s’agit, dans son esprit, d’une part de préparer les conditions économiques de l’après-guerre, étudiées par Georges-Henri Soutou527, et d’autre part de rationaliser les échanges économiques entre les deux alliés. Il faut néanmoins attendre une seconde rencontre, les 29, 30 novembre et 1er décembre pour que la question du fret soit, pense-t-on, réglée. Entre temps, un bureau anglais pour les licences d’importation voit le jour en juillet 1916. Dans la pratique, l’industriel ou le commerçant français doit formuler une demande de licence auprès du ministère du Commerce, avec une attestation de la Chambre de commerce de sa circonscription ou du maire de la commune de réception. Le ministère vise la demande qu’il transmet au bureau anglais. La demande est valable un mois528.

527 Georges-Henri Soutou, L’Or et le Sang. Les buts de guerre économiques de la Première Guerre mondiale , Paris, Fayard, 1989.

L’application de ces accords et la politique des importations exigent de Clémentel et de ses services une diplomatie de tous les instants avec les industriels et commerçants français. Au cours du second semestre 1916, le ministère est en effet saisi par les inquiétudes croissantes des industriels et commerçants. Le 15 octobre 1916, des tisseurs français se plaignent que les grands magasins et négociants en gros privilégient les achats de tissus à l’étranger plutôt que de s’adresser à eux. Le 15 décembre 1916, Clémentel réunit à son cabinet les représentants de l’industrie et du commerce. À l’issue de cette réunion contradictoire, il obtient « que les acheteurs ne devraient passer de commandes à l’étranger qu’après avoir constaté la carence des industries françaises par un échange de correspondance avec les principaux syndicats de producteurs »529.

Malgré l’accord du 3 décembre 1916 sur la question du tonnage et la promesse britannique de fournir 20 000 wagons pour désengorger les ports, l’année 1917 s’ouvre sur une situation des plus dramatiques et met à l’épreuve la coopération franco-britannique530. L’Allemagne relance sa guerre sous-marine à outrance dès janvier, et coule un tonnage impressionnant. Selon les chiffres repris par Henri Ortholan, ce sont en moyenne 630 000 tonnes de marchandises qui sont envoyés par le fond entre février et juillet 1917531. Le maximum est atteint en avril, avec le chiffre effrayant de 860 000 tonnes perdues532. En outre, les États-Unis, qui ont rompu toute relation diplomatique avec l’Allemagne depuis le 2 février à la suite de torpillages, entrent en guerre aux côté de l’Entente en avril 1917. Un premier contingent de 177 hommes commandés par le général John Pershing débarque à Boulogne-sur-Mer, le 13 juin. Il est suivi quelques jours plus tard par l’arrivée de la Première division américaine, « The Big Red One », et quelques milliers de soldats. Le 1er janvier 1918, on compte 150 000 hommes dans le corps expéditionnaire. Enfin, alors que la Russie bolchevique entame des pourparlers de paix avec l’Allemagne, l’Italie se trouve, à la fin du mois d’octobre en fâcheuse posture. Le désastre de Caporetto, qui voit l’armée italienne refluer et manquer de disparaître, force les Français à transférer des troupes et de l’équipement de l’autre côté des Alpes.

529 AN F12 7798. Missions Clémentel à Londres, 1916-1918. Le ministre du Commerce au Président de la Chambre de Commerce de Paris, 31 mai 1918.

530 Lorkland Michael Hinds, La Coopération économique entre la France et la Grande-Bretagne, op. cit., p. 15.

531 Henri Ortholan, La Guerre sous-marine, 1914-1918, Paris, B. Giovanangeli éditeur, 2007, p. 199.

532 Paul Kennedy, « Les Mers », Jay Winter (dir.) et Annette Becker, La Première Guerre mondiale, Vol. 1 :

Combats, op. cit., p. 370. L'auteur reprend les chiffres impressionnants de 520 000 tonnes coulées en février

1917, près de 600 000 en mars. Par la suite, et après d'autres centaines de milliers de tonnes torpillés, l'Amirauté se rallie à la fin de 1917 à la généralisation des convois, à l'instar de ce qui existait déjà pour le charbon à destination de la France et la flotte norvégienne.

Cette situation force à une réorganisation des transports, majoritairement britanniques. L’accord du 3 décembre 1916 est rendu inapplicable. Le gouvernement de Londres fait alors pression sur la France pour « imposer un contrôle strict sur l’utilisation de son tonnage » sous peine de lui retirer « tous les navires britanniques », et ainsi de « reprendre sa liberté d’action »533. En outre, l’Italie réclame aussi des navires pour approvisionner sa population civile. Alors que près de 600 navires ont été cédés à la France, les Britanniques décident, en avril 1917, le retrait d’une centaine de navires d’ici le mois juin. Le 17 juillet 1917, ils décrètent l’instauration de quotas d’importation, en dehors du fret dévolu au charbon. Une nouvelle conférence se tient à Londres du 13 au 27 août, au cours de laquelle Étienne Clémentel cède aux demandes de communication des programmes d’importations de la France à ses alliés. En septembre, ses services transmettent les besoins en matières textiles, toutes confondues, soit 591 100 tonnes entre le 1er octobre 1917 et le 30 septembre 1918 [tableau 12] :

Tableau 12: Programme des besoins d’importation par mer, octobre 1917- septembre 1918 (en tonnes).

Origine Angleterre Europe

du Nord Amérique du NordAfrique Indes OrientExtr. Australie Total

*

Nord Centre Sud Matières

textiles 94 500 18 000 290 000 6 000 25 600 10 000 85 000 19 000 43 000 591 100 Source : AN F12 7798. Conseil interallié de transport maritime. Programmes France, 1917-1918, 23 septembre 1917.

Le 24 août, la France et l’Angleterre s’entendent pour l’importation annuelle d’un contingent de tissus et bonneterie de laine et de coton basé sur 50% de la moyenne des importations des années 1914, 1915 et 1916 à compter du 1er décembre 1917534. Clémentel précise « qu’en cas pour la France de difficultés de paiement en Angleterre en raison d’un chiffre trop élevé d’importation, ou à défaut d’un arrangement relatif aux matières premières essentielles, graines oléagineuses, laines, coton, jute, les deux gouvernements devraient remettre l’arrangement à l’étude »535. C’est d’ailleurs la raison d’un projet franco-anglais pour l’importation de laine peignée. Il prévoit l’importation de laines en suint, de laines et fils

533 Lorkland Michael Hinds, La Coopération économique entre la France et la Grande-Bretagne, op. cit. , p. 18-19.

* Dont 70 000 t. de Jute sont transportées par l'amirauté.

534 AN F12 7687, Comité technique et comité interministériel (1917-1919). Le ministère des Finances au ministère du Commerce, sur « l’importation d’Angleterre de tissus et bonneterie de laine et de coton, 13 février 1918.

peignées dans un minimum de 80 000 balles, à destination de la production civile et en dehors des acquisitions pour l’armée et les administrations publiques.

L’application de l’accord oblige Clémentel et ses services à tempérer encore davantage l e s desiderata tant des industriels que des confectionneurs536. Ces derniers souhaitent augmenter le contingent de tissus, tandis que les industriels sont soucieux, comme on l’a vu, de s’assurer des débouchés, y compris par l’exportation. Quant aux réexportations de laines brutes vers l’Espagne, l’Italie ou la Suisse, elles font l’objet d’une autorisation du ministère pour y être peignées ou filées, et ne sont pas sans susciter un émoi chez les peigneurs de laines encore en France. Interpelé au sujet d’un industriel Suisse soupçonné de détourner une partie de la laine à peigner qui lui est confiée, Clémentel avertit le député De la Trémoille, à la fin de l’année 1917 : « J’ajoute [...] pour mettre en garde l’observateur impartial contre toute interprétation intéressée, que les opérations incriminées sont jugées très différemment suivant que le jugement émane des industriels filateurs ou des industriels tisseurs »537.

À l’issue de trois jours de conférence, les alliés s’entendent, le 2 décembre 1917, sur l’organisation en commun des transports maritimes538. La création de ce pool marque un tournant dans la politique commerciale puisqu’elle force l’ensemble des alliés à faire connaître leurs programmes de production et d’importation aux uns et aux autres. Le 15 décembre 1917, Clémentel expose au Conseil interallié des achats de guerre et des finances la situation de l’industrie textile française. Successivement, il évoque devant les représentants des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de l’Italie les capacités de production de chaque branche. Il s’agit de répondre à la décision britannique de réduire de 40 % la production de ses filatures et tissages de coton, pour réduire les importations de matières premières539. En France, la filature de coton a perdu plus de deux millions de broches quand le tissage ne compte plus « que 90 à 95 000 métiers ». Pour les filatures de laine peignée, il ne reste plus qu’à peine 10 % des 2,5 millions de broches qu’occupait cette industrie, toutes dans le Nord et dans la région de Reims. Enfin, le

536 AN F12 7687. Comité technique et comité interministériel (1917-1919). Le sous-secrétaire d’Etat au ministre du Commerce, 25 août 1918.

537 AN F12 7797. Lettre de Clémentel au député de la Trémoille, n.d.

538 AN F12 7798. Déclaration publiée au sujet de l’organisation interalliée des transports maritimes, 2 décembre 1917.

539 Ibid., Conseil interallié des achats de guerre et des finances, 3e séance, Londres, samedi 15 décembre 1917. Exposé fait par M. Clémentel de la situation économique et financière de la France. Les britanniques disposent en effet d’une organisation très stricte quant à l’organisation de la production. Un Cotton Control Board est instauré pour réguler la distribution et limiter les sorties de devises. Il en résulte une diminution de l’activité et la division par deux du nombre d’ouvriers dans l’industrie cotonnière. Peter Dewey, War and

nombre de métiers à tisser a été divisé par deux, soit 25 000 en tout. Par ces chiffres, Clémentel veut convaincre ses partenaires de l’urgence de la situation.

J’ajoute – et je tiens à ce que le Conseil voie bien l’importance de ce point – que, pour les articles textiles essentiels, non seulement nous sommes très loin de produire pour l’exportation, comme nous le faisions avant la guerre, mais que notre production est très insuffisante pour assurer les besoins essentiels de nos armées et de la population civile.

Dans ces conditions, si on nous demandait de réduire, par l’application d’une proportionnalité, sans tenir compte, ce qui serait tout à fait injuste, de nos pertes du fait de l’ennemi, que se passerait-il ? Nous serions obligés de demander à l’Angleterre d’augmenter encore le chiffre déjà très considérable, et qui se chiffre par des milliards de francs, des produits finis qu’elle nous envoie ; laines peignées, filés de laine, tissus de bonneterie, draps, filés de coton, tissus de coton, etc… Comme dépenses à l’étranger, comme paiement en dollars à l’Amérique, il n’y aurait dans l’ensemble rien de changé, mais ce qui serait changé, c’est que nos importations seraient devenues plus onéreuses puisque dans les produits finis seraient incorporés les frais de production, les salaires et les bénéfices industriels540.

Clémentel pense ici à la balance commerciale de la France, considérablement creusée depuis le début de la guerre. Dans un calcul proposé par le service technique du ministère en juin 1917, le prix total d’un kg de filés de coton produit dans les Vosges coûte 61,7 % de plus que celui produit à Manchester, et jusqu’à 72,6 % pour une pièce de tissu écru d’une dizaine de kilogrammes541. Le rapport hors frais d’importation apparaît donc bien plus à l’avantage de l’importation de filés de coton. Mais parce que ces chiffres ne prennent précisément pas en compte cette variable, et qu’ils ont été avancés dans un contexte très différent de celui de la fin de 1917, l’argument du ministre ne tient pas.

En 1918, l’accord du 2 décembre 1917 s’applique dans des conditions difficiles. À nouveau, les événements militaires, avec l’offensive allemande au printemps 1918, conduit à mobiliser du fret pour le transport de soldats américains. Entre avril et juillet, près d’un million d’hommes et plusieurs centaines de milliers de tonnes de matériel américain débarquent dans les ports français542. L’importation de céréales et de charbon préoccupe au premier chef les gouvernements alliés, notamment lors du conseil interallié des transports maritime de mars 1918543. Parallèlement, des comités de programme allié voient le jour, sous la responsabilité d’un Conseil allié des transports maritimes (CATM). Le coton et la laine y figurent544. D’après

540 Idem.

541 AN F12 7690. Note au ministre du Commerce et de l’Industrie, 8 juin 1917.

542 Lorkland Michael Hinds, La coopération économique entre la France et la Grande-Bretagne…, op. cit., p. 118-119.

543 Étienne Clémentel, La France et la politique économique interalliée, op. cit., p. 243-247.

son rapport sur la Conférence de Londres du 27 au 30 août 1918 à Georges Clemenceau, alors ministre de la Guerre et président du Conseil, le comité de la laine :

A, non seulement agréé notre demande d’importation correspondant à notre capacité industrielle, mais il a, en outre, admis la nécessité de constituer en France un stock correspondant à une production de quatre mois et il s’est prononcé pour un prélèvement, en faveur de la France, sur le stock anglais de laines australiennes545.

Nous ne disposons pas du détail de ces conférences au sujet de la laine et du coton, malgré la richesse des documents consultés sur bien d’autres points. Cependant, le rôle d’Étienne Clémentel et son action à l’échelle internationale a joué dans les décisions internationales et la coopération interalliée.

2.1.2 L’effort du ministère Clémentel à l’échelle nationale : contrôler et