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1.2.1 L’Entreprise textile au début du XXe siècle : traits communs et différences

Avant de parler des chefs d’entreprises, il faut revenir sur les caractères propres et communs aux sociétés textiles. La relative diversité des statuts de société n’a pas encore effacé la tradition de l’entreprise familiale, même au sein des sociétés anonymes. Quant à la nature de l’entreprise industrielle, elle interroge la définition des termes et définit les objectifs des détenteurs du capital.

1.2.1.1 La domination de la société en nom collectif.

Tout d’abord, le statut des entreprises indique parfaitement les logiques du capitalisme familial. Bien qu’il n’existe pas d’études spécifiques au textile sur ce point, hormis la thèse de Jean-Luc Mastin sur le capitalisme régional de la région lilloise entre 1850 et 1914171, la forme juridique d’entreprise la plus courante est la société en nom collectif (SNC). Elle revêt deux avantages : elle permet d’une part de trouver les capitaux nécessaires pour le financement et la modernisation de l’entreprise ; d’autre part, elle garantit aux fondateurs le maintien du contrôle familial sur l’entreprise. Autrement dit, le gérant peut rester à vie dirigeant de son entreprise. On comprend donc mieux pourquoi cette forme conserve la préférence des dirigeants français de sociétés172. Dans le cas de la région lilloise, cette stratégie permet de surcroît l’expansion des empires industriels par un contrôle étroit du capital des sociétés « sœurs ». Les contrats de mariage complétaient par ailleurs ces alliances industrielles et financières, renforçant du même coup le caractère patrimonial de l’entreprise. Dans l’arrondissement de Lille, les SNC représentent en 1911-1913 les deux tiers des statuts d’entreprises textiles, contre 23,1% en commandite simple et moins de 10% en société anonyme173.

Pour Jean-Michel Minovez, les affaires de famille dominent dans les draperies du Midi, « comme partout en France »174. Quelques dynasties s’établissent au cours du XIXe siècle, dont les plus anciennement implantées dans l’industrie et sur les territoires remontent au années 1800-1810. En revanche, le Pays d’Olmes se caractérise par la grande volatilité du patronat local. Les affaires n’en restent pas moins familiales. Le capital de départ des entreprises est

171 Jean-Luc Mastin, Capitalisme régional et financement de l’industrie…, op. cit.,

172 Dominique Barjot, Histoire économique… op. cit., p. 143.

173 Jean-Luc Mastin, Capitalisme régional et financement de l’industrie…, op. cit., p. 88. En comparaison à l’échelle nationale et toute industrie confondue, 64% des sociétés sont des SNC, 12,6% des SCS, 1,2% des SCA, 17,7% des S.A. et 4,5 des sociétés à capital variable, ou coopératives.

relativement faible, et conduit à des sociétés en nom collectif, dont l’existence cesse soit d’après la durée fixée par les associés, soit au décès d’un d’entre eux. La SNC représente donc la forme la plus adaptée pour la conservation des intérêts des familles, dans le cadre d’association capitaliste.

Sur le plan réglementaire, la SNC est la plus ancienne forme de société existante et la plus répandue. Déjà présente sous l’Ancien Régime, le Code du commerce napoléonien de 1807 lui donne son statut officiel qui reste valable pour notre période. Pour Anne Lefebvre-Teillard, les rédacteurs du code ont retenu cette forme « parce qu’il correspondait le mieux à l’usage qui voulait rendre obligatoire de ne laisser figurer dans la raison sociale que le nom des associés »175. Surtout, les statuts rendent les associés solidaires et responsables des dettes de la société. « C’est le type même de la société familiale, dominée par l’intuitus personae, la considération de la personne, parce que même si elle n’est pas conclue entre membres d’une même famille, elle l’est entre gens qui se connaissent en raison de la responsabilité encourue ». En somme, chaque associé apporte nommément sa part de capital, et en cas de liquidation, les associés peuvent être redevable des dettes au-delà de leur mise de départ. La domination de cette forme de société semble devoir cette position au principe de responsabilité personnelle, auquel nombre de commerçants et d’industriels restent attachés.

Parallèlement, d’autres formes de sociétés recueillent un certain suffrage. La société en commandite dite « simple » (SCS), permet de réunir deux types d’associés : les commanditaires, qui ne sont responsables qu’à hauteur de leur apport propre, mais ne peuvent intervenir dans la gérance de la société ; les commandités ou gérants, qui sont responsables à hauteur des dettes propres de la société. Ce type de société permet un apport en capital a priori plus important que ce que permettrait la SNC, avec des risques limités. Elle reste cependant une société de personne – d’où l’intérêt pour les familles de garder le contrôle de l’entreprise tout en injectant de nouveaux capitaux extérieurs –, contrairement à sa cousine, la commandite par action. Société de capitaux, et non plus de personnes, le capital social est donc divisé en actions, possédées par des commanditaires. Le gérant désigné par les statuts assume la responsabilité personnelle. Elle apparaît comme une vraie transition vers la société anonyme par action (SA), dont le cadre pour notre période correspond à la loi du 24 juillet 1867176.

175 Anne Lefebvre-Teillard « Le Flux des créations d’entreprises : les sociétés. Présentation des sources », dans Philippe Jobert (dir.), Les entreprises aux XIXe et XXe siècle, vol. 3, Paris, Presses de l’ENS, 1991, p. 94-97 ; Patrick Verley, Entreprises et entrepreneurs du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, Paris, Hachette, 1994,

p. 97-112.

176 Patrick Verley, Entreprises et entrepreneurs du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, op. cit., p. 98. Jusqu’aux

La SA est gérée par un conseil d’administration, désigné par l’assemblée générale des actionnaires, dont le poids décisionnaire égale la part d’actions en leur possession. Comme pour les SNC et les commandites, le capital est rémunéré, mais à partir d’une partie des bénéfices appelé le dividende. Il arrive qu’une réserve spéciale soit constituée pour rémunérer les actionnaires en cas d’exercice nul ou déficitaire dans la lecture des bilans comptables d’entreprise. Les actionnaires ne sont alors responsables qu’à hauteur de leur engagement, et la valeur des actions ne varie que lorsque le capital est introduit en bourse177. Patrick Verley retient un avantage triple à la SA : elle « perme[t] d’accroître les ressources propres en faisant une augmentation de capital et en proposant à des capitalistes extérieurs les titres tout en en conservant une majorité de contrôle. Les problèmes de succession [sont] résolus par simple transfert de titres, sans avoir à modifier les actes de société […]. Enfin, la société anonyme limit[e] la responsabilité financière des familles des dirigeants et évit[e] de faire peser sur leurs fortunes une constante menace »178. D’après l’Union syndicats patronaux des industries textiles de France, [désormais UIT] ce taux s’élève à 6 % de toutes les entreprises du secteur179.

1.2.1.2 Le patron textile : industriel ou spéculateur180 ?

Il faut ici commencer par une question sémantique. Qu’appelle-t-on un patron ? Un industriel ? Un capitaliste ? Un entrepreneur ? Un spéculateur ? Souvent, ces termes s’imbriquent et désignent les mêmes individus. Il s’agit d’abord de personnes, mises en relation autour d’un projet de long terme : l’entreprise. L’entrepreneur est donc quelqu’un engagé dans ce projet. Pour Jean-Pierre Daviet :

On peut appeler entrepreneur un personnage prenant une part dirigeante dans la mise en œuvre de la puissance productive, responsable fondamentalement d’une synthèse : avance, moyennant risque, de capitaux, empruntés au besoin, en vue de la création d’une utilité rétribuée par un profit, combinaison et conduite de la façon la plus avantageuse de services producteurs,

que lorsque l’intérêt public [est] en jeu, que l’entreprise projetée ne [peut] pas être réalisée dans le cadre d’une autre forme sociétaire et que par son activité elle [détient] des actifs réels mobilisables, gages envers d’éventuels créanciers ». Après une première moitié du XIXème siècle plutôt méfiante envers les sociétés par action, la loi du 24 juillet 1867 libéralise les conditions de création, et reste en vigueur jusqu’en 1966.

177 Maurice Lévy-Leboyer, « Le patronat français a-t-il été malthusien ? », dans Le Mouvement Social, n°88, juillet-septembre 1974, p. 31. Il recense dix-huit sociétés anonymes textiles cotées en bourses en 1912.

178 Patrick Verley, Entreprises et entrepreneurs…, op. cit., p.109.

179 « Rapport présenté à MM. les ministres du Commerce et du travail : les industries textiles. Leur importance avant la guerre. Leur situation pendant la guerre. Ce qu’elles désirent après la guerre », dans Union des syndicats patronaux des industries textiles de France [désormais UIT], Bulletin de juillet 1914 à juillet 1917, réunion du 15 décembre 1915, p. 235 et sq.

180 Le terme de capitaliste pouvait être également utilisé, mais celui-ci ne convient pas : le capitaliste est celui qui possède le capital et qui l’investit. En cela, on le retrouve aussi bien chez l’entrepreneur, l’industriel et le spéculateur.

maîtrise d’un cycle qui va des matières premières à la jouissance du consommateur. C’est l’activité du manufacturier, du négociant, du banquier, et également d’autres entrepreneurs [d’autres branches]181.

Dans son sens plein, il précise que « la notion d’entrepreneur implique une certaine indépendance de la décision comme un pouvoir de commandement, du prestige aussi, un genre de vie sans doute. L’entrepreneur qui a réussi appartient aux élites riches ou aisées […]. Il ne bénéficierait guère de crédibilité sans cela ».

Néanmoins, le monde industriel est soumis aux fluctuations des prix des matières premières et de ses propres produits manufacturés. Cela est d’autant plus vrai que la laine et le coton dépendent de marchés mondiaux, où la concurrence confronte toutes les industries européennes les unes aux autres. Les entrepreneurs doivent donc garder un œil attentif aux cours mondiaux, pour savoir à quel moment vendre et au meilleur prix. Cela provoque de vives critiques, comme celle de Léon de Seihlac, en 1910, qui perçoit les patrons d’usines de délainage de Mazamet davantage comme des commerçants et des spéculateurs que comme des industriels : « tels des commerçants du Havre qui spéculent sur les cafés, ou des commerçants de Marseille qui spéculent sur les grains et les huiles », ils suivent d’abord les cours du cuirot et de la laine sur le marché londonien, depuis le Café du Grand Balcon182. Par ailleurs, Rémy Cazals – dont l’analyse peut s’appliquer à l’ensemble des industriels du textile – souligne que :

Pour réaliser du profit, le patron délaineur devait acheter les peaux brutes aux prix les plus bas et vendre le cuir et surtout la laine aux cours les plus hauts. A côté de l’opération industrielle proprement dite, le délainage comportait les aspects d’un commerce de spéculation. Chaque entreprise importante possédait un "magasin" où on entreposait les balles brutes et surtout la laine en attendant les moments les plus favorables pour la vendre. Ce n’était pas sans risque : on avait connu des années noires. Mais des fortunes considérables s’étaient édifiées dans la

181 Jean-Pierre Daviet, La Société industrielle en France, 1814-1914, Paris, Seuil, 1997., p. 134-135. Auparavant, il reprend la définition que Werner Sombart (Le Bourgeois. Contribution à l’histoire morale et intellectuelle

de l’homme économique moderne, [1913], Paris, Payot, 1926, p. 68) fait de l’entreprise en 1913 : « J’appelle

entreprise, au sens large du mot, toute réalisation d’un plan à longue échéance, dont l’exécution exige la collaboration durable de plusieurs personnes animées d’une seule et même volonté ». Toutefois, à travers la triple facette d’homme conquérant, organisateur et négociateur, Sombart s’inspire en particulier de la personnalité de Cecil Rhodes (1853-1902). Il existe d’autres définitions de l’entrepreneur. Joseph Schumpeter (1883-1850) le désigne comme « l’homme de l’innovation », « dont les horizons économiques sont vastes et dont l’énergie est suffisante pour bousculer la propension à la routine et réaliser des innovations » (Business

cycle, 1939). Toutefois, cette définition s’applique très mal à notre étude, puisque s’il fait preuve d’audace

dans ses projets pour arriver à un statut social élevé, il ne leu fait pas pour révolutionner l’industrie. En revanche, les entreprises textiles sont peut-être plus proche du modèle défini par Alfred Chandler (1918-2007) – quoique exclusivement inspiré par la société américaine –, c’est-à-dire « toute grosse entreprise privée, orientée vers le profit, qui intervient, au moins partiellement, dans la chaîne des opérations industrielles subies par les produits, depuis l’approvisionnement en matière première, jusqu’à la vente des produits finis ».

Stratégies et structures d’entreprises [1962], Paris, Organisation, 1969, p. 34.

deuxième moitié du XIXe siècle et se consolidaient au début du XXe siècle dans une conjoncture favorable183.