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Contrairement aux industries sedanaise et rémoises, la draperie viennoise connaît un sort bien plus enviable. D’après le capitaine d’Urbal, le capital mobilisé par les sociétés tourne vers 1910 autour des 40 millions de francs, dont 16 millions en outillage et 14 millions en marchandises294. Fait marquant du paysage industriel viennois, la société en commandite est absente d’un point de vue juridique, quand on ne compte que six sociétés anonymes. Ces dernières, dont le capital varie de 40 000 à 210 000 francs et s’élève à près de 640 000 francs au total, se spécialisent dans les différentes étapes de la production : apprêt (une), installation de carderie et filature (une), effilochage (une), filature (deux), location de métiers à tisser (une). L’entreprise individuelle apparaît comme « un des traits les plus saillants [qui] semble une nécessité de l’industrie drapière »295.

Le travail à façon se maintient, et les producteurs locaux se répartissent en deux catégories. Il y a ceux qui louent partiellement ou totalement matériels et locaux, « en raison de la modicité de [la] production ». Pour le donneur d’ordre, il est « moins onéreux de confier à un spécialiste certains travaux complémentaires que d’acheter et d’entretenir un outillage qui serait, chez [lui], insuffisamment occupé pour assurer un rendement rémunérateur »296. Ensuite, il y a les façonniers travaillant pour les maisons de commissions de la place de Vienne297. Ces façonniers sont répartis entre neuf corps de métiers – un pour chaque étape de production –, les plus nombreux étant les tisseurs – 220 métiers répartis entre quatre à cinq ateliers et appartenant à vingt-cinq tisseurs298. Toutefois, l’industrie textile de Vienne compte, en 1910, près de 1 540 métiers à tisser mécaniques, 51 240 broches de filatures et plus de 650 machines et appareils d’apprêts, pour un effectif ouvrier de 7 500 individus, dont 2 500 femmes299. De leur côté, les presseurs se sont réunis en deux sociétés anonymes, « La Petite Presse » et « La Grande Presse ». Les fabricants ont fait ce choix « pour bénéficier, à plusieurs, d’un outillage trop coûteux pour chacun d’eux en particulier, et qui suffit largement à assurer, pour les produits de toutes leurs fabriques, les différentes phases de l’apprêt »300.

294 Capitaine d’Urbal, À travers le salariat. L’industrie drapière de Vienne et la condition de l’ouvrier drapier

viennois, thèse pour le doctorat, Université de Lyon, Faculté de droit, Ets. Baise et Gouttagny, 1911, p. 138.

295 Capitaine d’Urbal, À travers le salariat…, op. cit., p. 81.

296 Ibid.

297 Ibid. p. 83-84.

298 Ibid. cit., p. 85-86. Les corps de métiers sont les suivants : effilocheurs (cinq façonniers), épailleurs (trois),

teinturiers (quatre) filateurs (un peu plus d’une quinzaine, dont cinq produisant pour les places de Mazamet et de Tarbes), encolleurs (deux), tisseurs (vingt-cinq minimum), foulonniers (six), apprêteurs (cinq) et presseurs.

299 Ibid., p. 138.

Les drapiers de Vienne font partie des rares industriels non nordistes à connaître une réelle embellie au cours des quinze années précédant le premier conflit mondial. Le chiffre d’affaires de la place iséroise passe de 21,5 millions en 1900 à 25 millions en 1910301. Néanmoins, la place de Vienne connaît des fluctuations au cours de la première décennie du XXe siècle. Le chiffre d’affaires est considéré comme peu élevé par rapport au volume des expéditions de la place. En 1904, les drapiers ont fabriqué 4 005 tonnes de draps pour une valeur de 18 millions de francs (4,49 frs par kg) et, en 1909, 4 558 tonnes pour 22 millions de francs (4,82 frs par kg)302. Le capitaine d’Urbal explique cette situation par cinq facteurs :

a) le prix du drap a diminué entre 1904 et 1909, avec une moyenne à 2,95 frs pour cette dernière année ;

b) le prix de la houille serait plus élevé de 50% par rapport aux prix payés par les industriels du Nord ;

c) les maisons de Roubaix-Tourcoing profiteraient « des fluctuations avantageuses des marchés lainiers et cotonniers » de leur région ;

d ) Vienne pâtit d’une trop grande distance des grands centres de fabrication de vêtements – à l’exception de Lyon et de Grenoble – et subit, malgré les efforts à la baisse consentis par compagnie de chemin de fer, un coût de transport plus élevé, notamment par le biais du réseau ferré PLM (Paris-Lyon-Marseille) ;

e) du fait de l’organisation de la place, la main-d’œuvre est 30 à 50% plus chère que celle des fabricants du Midi303.

Autre handicap, la place de Vienne consacre les quatre cinquièmes de sa production au marché national, en particulier à la mode homme et enfant. Ses exportations s’orientent principalement vers la Belgique et la Suisse. L’Argentine et le Brésil figurent parmi les destinations, tout comme les tissages de Leicester (Angleterre). Seuls des produits textiles utilisés par l’imprimerie ou pour le filtrage des huiles, vins et alcool répondent aux besoins des marchés étrangers, comme l’Allemagne, la Belgique, la Suisse, l’Italie, la Turquie ainsi que le Canada304. Pour ce dernier, les producteurs français pâtissent des droits de douane prohibitifs, au profit de leurs concurrents anglais et allemands.

301 Jean-Claude Daumas, Les Territoires de la laine…, op. cit., p. 64.

302 Capitaine d’Urbal, À travers le salariat…, op. cit., p. 119-120.

303 Ibid., p. 120-121, p.132.

2.3.4 Les draperies du Centre de la France : Châteauroux, Limoges,

Romorantin, Orléans, ou les débris d’un passé industriel.

À côté de ces principaux centres subsistent des manufactures d’ancienne tradition, proche des espaces d’élevage ovin. Au XIXe siècle, des usines spécialisées dans la production de drap de troupes font ainsi mieux que se maintenir, à l’image de la SA des établissements Balsan, à Châteauroux (Indre). Si la transformation de l’entreprise familiale en société anonyme n’a lieu qu’en 1912 – tout en ne comprenant que les membres de la famille – l’activité des usines remonte à l’Ancien Régime, qui disposaient du statut de Manufacture Royale de drap305. Né à Lagamas, dans l’Hérault, fils d’un viticulteur, Jean-Pierre Balsan (1786-1821), s’oriente à 17 ans vers la draperie, par l’intermédiaire de son oncle, dont l’épouse est issue de la famille Teisserenc, manufacturiers en draps. En 1830, il se rend en Espagne pour faire fonctionner sa maison d’achat de laine. En 1834, il est recommandé auprès de Schneider par la maison Seillères. La même année, il épouse la fille de Maurice Pierre Fulcran Martin, et devient « représentant de maisons qui commercent les tissus et les draps de laine ». La manufacture de drap de Châteauroux est sa principale source d’approvisionnement en draps. En 1848, « il est habilité à négocier avec le ministère de la guerre pour les commandes militaires de cet établissement. Il fait d’excellentes affaires et la famille s’installe à Paris rue de la Baume »306. À partir du Second Empire, les propriétaires procèdent à des travaux de modernisation et de reconstruction, afin d’accroître les potentiels commerciaux de l’affaire.

Vers 1900, Balsan emploie 1 200 ouvriers, dont 120 femmes et passe des marchés avec les administrations publiques, militaires, et avec des clients étrangers. Pour Ardoin Dumazet, qui visite l’établissement en 1901, « la situation de Châteauroux en a fait une sorte d’annexe de Bourges au point de vue militaire », où les ateliers des établissements Balsan « dominent l’Indre endormie »307. De plus, la ville est proche de Paris, ce qui en fait un centre privilégié pour la passation de marchés publics, et permet à la famille de mener une vie mondaine. En 1910, la manufacture Balsan participe aux réflexions – qui ont débuté depuis une dizaine d’années – sur la réforme de l’uniforme français, capote bleu-marine et pantalon rouge

305 Christine Mert Barnabé, Châteauroux et les cités lainières d’Europe. De la Manufacture royale de draps à

l’usine Balsan, Issoudun, Ville de Châteauroux, Archives Municipales, 2010.

306 Ibid., p. 120-121.

307 Cité dans Ibid, p. 149. D’après l’auteure, Balsan occupe 1 053 ouvriers dont 184 femmes, principalement dans l’apprêt et les foulons. Ibid., p. 160.

garance, jugé trop visible308. Mais l’hostilité de l’opinion publique et la trop grande prudence du ministre, Adolphe Messimy, repoussent la conclusion de ce débat.

D’autres sociétés ont un rôle important à leur échelle comme centre de production de drap de troupe d’avant-guerre. Située à Romorantin (Loir-et-Cher), la société Normant frères bénéficie d’avantages comparables aux établissements Balsan309. Fondée en 1815 par les frères Antoine (1784-1849), Jacques Benjamin (1793-1823 et René Hippolyte Normant (1796-1867), ils parviennent à bâtir une entreprise qui fonctionne depuis plus d’un siècle et demi. Leur stratégie repose sur la souscription d’emprunts auprès de négociants et de banquiers orléanais et locaux et par un réinvestissement de la totalité des bénéfices dans l’amélioration de l’établissement. Cette réussite se concrétise par l’élection par deux fois de l’ainé Antoine comme maire républicain de Romorantin (1840-1842 et 1847-1849), puis comme député à l’Assemblée Constituante de 1848. La croissance de la société ne s’arrête cependant pas là. Elle acquiert de nouveaux ateliers et usines à gaz. Dans les années 1860, elle emploie déjà plus de 2 000 ouvriers et ouvrières. Comme les Balsan, la famille Normant habite à Paris. À partir de 1865, la société fournit l’armée en drap de troupe, assurant du même coup un fonctionnement régulier de l’usine et des revenus confortables. En 1867, les quatre fils de René Hyppolyte prennent la tête de l’entreprise – le capital atteint alors les 3,6 millions de francs –, avant que le benjamin, Émile Benjamin (1845-1920), ne dirige seul l’entreprise familiale à partir de 1889. Celui-ci procède à la modernisation du matériel. L’usine occupe alors une superficie de 9 hectares.

De leur côté, les manufactures orléanaises ont connu, au cours du XIXe siècle, deux phases : la première est une forte réduction du nombre d’ateliers et de manufactures dès le Premier Empire et l’imposition du Blocus continental contre l’Angleterre, principale fournisseuse de laine pour les manufactures de couvertures orléanaises. Alors qu’elles occupaient 3 000 ouvriers à la veille de la Révolution, les « couvertureries » ne comptent plus de 530 ouvriers et ouvrières. Avec elles, l’industrie textile d’Orléans ne dispose plus que de sept fabriques de bonneterie avec 526 ouvriers, dont trois spécialisées dans la bonneterie orientale, une chapellerie de quatorze ouvriers et deux apprentis et une draperie occupant… cinq ouvriers310 ! Dans une seconde phase, un relatif renouveau s’opère après le Second Empire, notamment pour les manufactures de couvertures. La guerre franco-prussienne de

308 Ibid., p. 157.

309 http://www.histoirenormantromorantin.com/index.html [consulté le 4 juin 2016].

310 Marie-Cécile Consigny-Sainson, Orléans 1848-1914, une élite dans sa ville : fortunes, mode de vie,

1870-1871 n’y est sans doute pas pour rien, d’autant que l’état-major du cinquième corps d’armée s’y installe à partir de 1874 avec trois puis quatre régiments en 1912311. Six nouvelles fabriques apparaissent dans cette période, et l’utilisation du métier à tisser Jacquard se généralise312. Toutes se trouvent dans le même quartier de la ville au bord de la Loire – où l’on lave la laine – et profitent de l’installation d’ateliers de teintures, avant que quatre maisons – Delagrange-Chaucheron, Gilbert & Perrault, Pépin-Veillard et Perrin-Cointepas – ne créent en 1910 la Société Anonyme des Fabriques Réunies. D’après Marie-Cécile Consigny-Sainson, « employant à la Belle Époque près de mille ouvriers, elles assurent à elles quatre la moitié de la production française de couvertures ».

Dernière région productrice textile du Centre, les communes de Limoges et de Saint-Junien (Haute-Vienne) abritent quelques fabriques textiles313. Après une période de forte décroissance dès le début du XIXe siècle du fait de la concurrence des draps du Nord et du Midi, l’industrie lainière ne connaît de regain qu’au lendemain de la guerre de 1870. Elle existe à côté des importantes industries de la chaussure, de la mégisserie, et surtout de la porcelaine. L’industrie lainière, qui seule subsiste aux dépens du coton, connait alors « une période de rénovation » depuis de petites usines qui prospèrent grâce aux commandes de l’armée en draps et couvertures. Toutefois, comme dans tous les territoires d’élevage, le cheptel ovin diminue fortement en quarante années au profit de l’élevage bovin. Le reste des élevage est surtout destiné aux abattoirs.

L’industrie de la laine poursuit, avant la guerre, un mouvement ascendant dans le nord de la France et décroît parfois sévèrement dans les régions plus reculées. Ce déséquilibre se répercute à la fois sur les résultats commerciaux des sociétés, ett sur la qualité du matériel et les effectifs ouvriers engagés. De son côté, l’industrie cotonnière montre un tout autre visage.

311 Jacques Debal (dir.), Histoire d’Orléans et de son terroir, t. III : de 1870 à nos jours, Roanne, Le Cateau, Editions Horvath, 1983, p. 106-107.

312 Marie-Cécile Consigny-Sainson, Orléans 1848-1914, une élite dans sa ville…, op. cit., p. 253-254.

313 Georges Dauger et Daniel Dayen, Histoire du Limousin contemporain : Corrèze, Creuse, Haute-Vienne de

1789 à nos jours, Limoges, L. Souny, 1988 (rééd. 1997), p. 129-135. Paul Ducoutreux, Histoire de Limoges,

3 L

E RALENTISSEMENT DE L

INDUSTRIE COTONNIÈRE

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L’historiographie du coton manque d’études récentes sur la période d’avant-guerre. Néanmoins, on peut retracer brièvement cette histoire en deux grandes phases. Les quinze années précédant la guerre représentent pour l’industrie cotonnière une période globalement très favorable. Pour Tihomir Markovitch, cette période appartient un cycle économique long de quarante ans (1890-1930), dont les moteurs sont d’une part la fin de la période libre-échangiste, ouverte en 1860, avec le vote des tarifs Méline en 1892314 et, d’autre part, le renouvellement massif de l’outillage qui double le rendement des broches de filature de coton315. Bien que la croissance de l’industrie cotonnière apparaisse comme continue entre 1890 et 1930, elle connaît toutefois, dans les quinze années précédant la guerre, quatre années difficiles : 1900, 1904, 1910 et 1914316. De plus, il observe un mouvement de ralentissement de la croissance annuelle de la consommation de coton pour la période 1911-1915 (0,88%), alors qu’elle était de 11,7% pour 1906-1910.