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La mobilisation de l’industrie textile revêt une importance d’autant plus capitale que la France débat en 1914 sur le changement d’uniforme depuis plus de dix ans395. À l’origine, deux facteurs ont remis en cause la tradition européenne des uniformes très visibles et identifiables. Le premier est la mise au point en 1884 par l’ingénieur Paul Vieille d’une poudre à base de nitrocellulose (coton-poudre gélifiée), qui élimine la fumée de tir396. Le second facteur a lieu dans l’Empire britannique, avec les guerres des Boers, en 1880-1881 et en 1899-1902. Ces guerres se caractérisent par le recours aux tactiques de guérilla de la part des Afrikaners, tactique exigeant une visibilité plus réduite, dans un paysage propice aux embuscades. L’armée britannique, vêtue de sa vareuse rouge et de son pantalon blanc, subit de lourdes pertes et

395 Louis Delpérier, L’Habillement et l’équipement du soldat français, 1871-1914, thèse de troisième cycle, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 1983.

396 Louis Médard, « L’Œuvre scientifique de Paul Vieille (1854-1934) », dans Revue d’histoire des sciences, vol. 47, n°3, 1994, p. 381-404. URL : http://www.persee.fr/doc/rhs_0151-4105_1994_num_47_3_1211. Parallèlement, cette innovation entraîne une modification de l’armement du fantassin français, désormais équipé du fameux fusil Lebel dès 1887, encore en fonction en 1914.

adopte pour son corps expéditionnaire une tenue kaki pour se fondre dans le paysage397. Celle-ci se généralise dans la première décennie du XXe siècle, et les majors européens et états-uniens n’y sont pas insensibles. La guerre russo-japonaise de 1904-1905 vient confirmer le besoin de camoufler des troupes398. Pourtant, si la France réfléchit dès 1902 à ce changement, elle va procéder à plusieurs essais qui n’auront aucune suite. Pour Louis Delpérier, la réforme s’oppose à trois forces conservatrices : les militaires, l’opinion publique et les industriels eux-mêmes.

Les militaires et l’opinion publique défendent une vision à caractère social : l’armée se distingue de la société civile, le prestige de l’uniforme passe par l’apparence. En témoigne l’existence de nombreux types d’uniformes, en particulier chez les officiers. Non seulement ils se distinguent de la population civile, mais aussi des hommes de troupe et des sous-officiers. De même, selon Louis Delpérier :

L’uniforme de teinte neutre est […] instinctivement rejeté par la société civile française, comme vision insupportable de la guerre de l’avenir. L’attachement envers l’uniforme traditionnel traduit la volonté de préserver à l’affrontement ce caractère de solennité auquel se réfère le maréchal Canrobert, s’adressant à ses officiers le 24 juin 1859 peu avant la bataille de Solferino : « ce sont nos grands jours de fête […], ils sont rares dans une existence militaire : goûtons-les biens399 !

Alexandre Sanguinetti voit, quant à lui, comme cause à ce conservatisme la domination du monde rural, une population :

Qui n’aime pas le changement et déteste le monde moderne, qui se paie de mots et croit que, la guerre, ce sont les musiques militaires […] Cette inadaptation à la réalité militaire, qui n’est que notre inadaptation à la société moderne, nous l’avons déjà connue en 1870, nous la connaîtrons en 1940. Une telle persévérance dans l’erreur doit être considérée comme un trait dominant dont la responsabilité appartient à tous400.

397 Olivier Cosson, Horizons d’attente et expériences d’observation au début du XXème siècle. Les militaires français face aux conflits périphériques (Afrique du Sud, Mandchourie, Balkans), thèse de doctorat dirigé par

Christophe Prochasson, Paris EHESS, 2006.

398 Olivier Cosson, Préparer la Grande Guerre. L’armée française et la guerre russo-japonaise (1899-1914), Paris, Les Indes Savantes, 2013, p. 137-138. À ce sujet, l’auteur rappelle qu’il ne s’agit pas seulement de la teinte des draps, mais aussi des éléments de distinction et de maintien de l’habit. La brillance des boutons des capotes ou des guêtres, le reflet ondulants des fourreaux, baïonnettes et gamelles, sont autant d’éléments de visibilité à mater pour répondre au défi de la guerre moderne déjà présente.

399 Louis Delpérier, L’Habillement et l’équipement du soldat français, op. cit., p. 315. À cette même page, l’auteur cite le Marquis de la Tour du Pin la Charge, qui tient des propos similaires en… 1912.

Enfin, pour Jean-Charles Jauffret, « la proclamation de la supériorité de la force morale est à ce point "théorisée", qu’elle fige la France dans un conservatisme militaire évident en matière d’uniforme »401.

Du côté des industriels, l’argument se veut technique et social. En 1903, ils rejettent l’uniforme « boer » car « la diversité des draps donne du travail à un plus grand nombre d’ouvrier »402. En 1910, ils reprennent l’argument de leurs homologues allemands qui, en 1907, avaient dû s’adapter à l’abandon de l’uniforme bleu prussien pour le feldgrau : « l’industrie nationale [allemande] était engagée principalement dans la production de ce seul article et il faut un certain temps et pas mal de dépenses avant de pouvoir disposer de l’outillage nécessaire à la confection du nouveau drap »403. En décembre 1910, le ministre de la Guerre, Henri Noulens, répond aux industriels inquiets de la réduction des commandes militaires que « rien ne sera changé à la tenue des officiers avant longtemps ». Après l’échec de l’introduction de l’uniforme dit « réséda » à l’issue des manœuvres de l’automne 1911404, le pantalon garance, principal sujet de crispation, semblait avoir encore de beaux jours devant lui.

Le 13 juin 1914, Adolphe Messimy (1869-1935) devient ministre de la Guerre dans le premier cabinet Viviani. C’est un ministère qu’il connaît bien, puisqu’il l’a occupé sous le cabinet Caillaux du 27 juin 1911 au 14 janvier 1912. Il est sensible à la nécessité d’une réforme de la tenue de campagne, puisque c’est sous son ministère que la tenue « réséda » fut essayée. Ancien saint-cyrien – il a obtenu le grade de capitaine –, il a conscience des problématiques touchant à la modernisation de l’armée, mais doit composer avec les forces conservatrices auxquelles il se confronte. Entre ses deux ministères, Messimy participe à la délégation parlementaire envoyée dans les Balkans pour observer le second conflit qui déchire la région en 1913. Dans ses souvenirs, il se convainc définitivement que « les uniformes voyants, comme notre pantalon et notre képi rouges, sont condamnés sans appel »405 :

401 Jean-Charles Jaufret « Chapitre premier : L’épée », dans André Corvisier, Histoire militaire de la France, t. 3,

op. cit., p. 21.

402 La France Militaire, 13 février 1903, cité dans Louis Delpérier, L’habillement et l’équipement du soldat français, op. cit. p. 187.

403 « Rapport du lieutenant-colonel de Laguiche, attaché militaire à Berlin, 4 décembre 1907 », cité dans ibidem.

404 La presse joua un rôle non négligeable sur l’opinion publique et le jugement des politiques. Georges Scott, peintre et dessinateur de l’hebdomadaire L’Illustration, écrit le 9 septembre 1911 : « le fait est que si cet uniforme a quelques avantages comme tenue de campagne, il est vraiment peu seyant en ce qui concerne la tenue dite "grande tenue de sortie". […] Le pantalon long […] qui alourdit et est si peu militaire, donne à cette tenue un aspect bien regrettable. Enfin, l’ensemble unicolore est triste à pleurer ». Georges Scott, « L’uniforme réséda aux manoeuvres », L’illustration, samedi 9 septembre 1911, p. 180.

Une des conclusions les plus claires des officiers bulgares a été la nocivité mortelle de tout ce qui, sur le champ de bataille, tranche par sa couleur avec la nuance gris-roux des champs. Artilleurs et fantassins ont été unanimes à ce sujet.

Nous nous sommes promis, Bénazet et moi, de bousculer la tradition et de gagner la bataille contre le pantalon rouge. Ce ne sera, du reste, pas la première fois que je livrerai celle-ci […]. Deux années avaient passé quand nous revînmes, Bénazet et moi, des Balkans.

Nous fûmes fort mal accueillis lorsque, sans complot préalable entre nous, nous affirmâmes que le pantalon rouge, aux moyennes distances, imposait au fantassin français une infériorité périlleuse par rapport à son adversaire allemand, vêtu de feldgrau.

J’ai encore dans l’oreille le cri d’indignation du brave [Eugène] Étienne, ministre de la Guerre, venu devant la commission de l’armée pour justifier des demandes de crédit et nous répondant sur un ton convaincu : « Supprimer le pantalon rouge ? Non ! Le pantalon rouge, c’est la France ! »406.

La réflexion sur le nouvel uniforme n’a pas attendu le retour de Messimy. L’intendant Defait précise que « le 26 mai 1914, le conseil supérieur de la Guerre, réuni sous la présidence du ministre de la Guerre, [a], dans une séance à laquelle assistaient divers directeurs du ministère dont le directeur de l’Intendance, pris un certain nombre de décisions intéressant le service de l’habillement », et dont le premier point doit conduire l’adoption du drap dit tricolore407. On entend par « drap tricolore » la confection d’un drap composé de laines teintes de trois couleurs. D’après Charles Moureu, chimiste au service des poudres du ministère de la Guerre, le mélange comprendt 60 % de laines teintes en bleu, 30 % en rouge et 10 % en blanc, ce qui « produisait une impression de bleu mal défini »408. On ne sait comment Messimy parvient à convaincre ses collègues du gouvernement et les commissions de l’armée de la Chambre des députés et du Sénat. Mais sans doute son expérience des guerres des Balkans a-t-elle joué.

En juillet 1914, suivant l’avis du conseil supérieur de la Guerre, il ouvre le débat sur la loi « autorisant les ministres de la Guerre et de la Marine à engager des dépenses non renouvelables en vue de pourvoir aux besoins de la défense nationale et déterminant les règles financières applicables auxdites dépenses ». La réforme de la teinte de la tenue tient dans un crédit de 1 000 francs sur un total de 1,4 milliard. Bien que connu pour avoir « un caractère exubérant et énergique, presque violent »409, Messimy évoque prudemment l’article 10 de la loi

406 Ibid. p. 117-120.

407 AN 509 AP 6. Fonds A. Messimy. Intendant Général Defait, Note pour le Général Messimy, ancien Ministre

de la guerre. Fonctionnement des Services de l’Intendance pendant le mois d’août 1914 , partie manuscrite,

n.d., p. 31-32.

408 Charles Moureu, La Chimie de guerre, science et avenir, Paris, Masson & Cie éditeurs, 1920, p. 114.

409 « MESSIMY (Adolphe Marie) » , Dictionnaire des Parlementaires Français, notices biographiques sur les

ministres, députés et sénateurs Français de 1889 à 1940, tome VII, Paris, PUF, 1972, p. 2444-2445 URL :

du 24 juillet 1873 relative à l’organisation générale de l’armée pour justifier ce faible montant : « aucun changement dans l’équipement et dans l’uniforme, si ce n’est partiellement et à titre d’essai, ne pourra avoir lieu qu’après le vote d’un crédit spécial »410. Par ailleurs, il n’est question que de l’adoption d’une « teinte neutre », sans autre précision. Dans les débats, la réticence se fait encore sentir. Le député du Calvados Ernest Flandin s’interroge encore :

Toutes les armées de l’Europe recherchent, avec raison, dans la neutralité des tons des uniformes, l’invisibilité de la troupe, si bien qu’il est à craindre qu’en temps de guerre la difficulté de discerner les amis des adversaires ne devienne de plus en plus grande.

Comment pourrait-il en être autrement, si tous les belligérants sont vêtues d’uniformes de teintes à peu près identiques, alors que les unités seront aux précises, souvent enchevêtrées sur un front qui s’étendra sur plus de cent kilomètres, et alors que les distances de tir, de plus en plus grandes par suite de la portée des armes modernes, rendront l’observation plus incertaine ?411.

Mais c’est Jean Jaurès qui exprime la plus vive inquiétude :

J’ai demandé combien d’uniformes on voulait ainsi transformer. M. le ministre de la guerre a répondu qu’il fallait prévoir pour une collection complète au jour de la mobilisation, 1 800 000 uniformes.

1 800 000 uniformes ? Ce chiffre m’étonne. Vous avez déjà dans l’armée active, rien qu’en troupes de caserne, soldats et sous-officiers, près de 800 000 hommes ; vous ne prévoyez donc au point de vue du vêtement que la mobilisation au jour de la guerre d’un million de réservistes. Or, en dehors des casernes, il y a onze classes ; en leur appliquant le coefficient maximum de déchet que connaissent tous les actuaires, cela représente environ 2 millions d’hommes. Il résulte donc, d’abord de vos prévisions quant au nombre des uniformes à produire avec le nouveau drap, qu’un million de réservistes, compris entre vingt-sept et trente-quatre ans, ne seront pas envoyés sur le champ de bataille (Applaudissements sur les bancs du parti socialiste et des républicains socialistes).

Mais ce n’est pas tout. J’ai demandé à M. le ministre de la Guerre […] dans combien de temps se fera cette transformation […].

M. le ministre de la Guerre a répondu qu’étant donné le train dont on renouvelait les costumes, il fallait sept ou huit ans pour que la nouvelle tenue, avec l’uniforme nouveau fût fabriquée.

Je vous assure qu’une pensée très troublante viendra à l’esprit de la Chambre. Comment ! vous allez proclamer officiellement, comme vous l’avez fait à la commission de l’armée, à tort ou à raison, je ne le discute pas, qu’il y a un drap qui rend les troupes deux fois plus vulnérables que l’autre drap – c’est ce que vous avez dit. Et alors, pendant huit ans, vous enverrez à la ligne de feu des troupes dont les unes seront habillées avec l’uniforme qui leur assurera une immunité relative, dont les autres continueront à porter le drap à propos duquel vous aurez officiellement proclamé qu’à raison de 100% il appelle la mort plus largement que l’autre (Applaudissement sur les mêmes bancs)412.

410 « Loi n°2249 relative à l’organisation générale de l’Armée du 24 juillet 1873 » , Bulletin des Lois de la

République Française, XIIe série, deuxième semestre de 1873, contenant les lois et décrets d’intérêt public et général publiés depuis le 1er juillet jusqu’au 31 décembre 1873. Partie Principale, Tome Septième, n°147,

p. 115.

411 Journal officiel. Débats Parlementaires. Chambre des Députés. Séance du 9 juillet 1914, p. 2789.

La clairvoyance de Jaurès peut surprendre. Un peu plus de deux semaines plus tard, la guerre éclate, et Jaurès tombe sous les balles de Raoul Villain. Le 3 août 1914, le gouvernement français décrète la mobilisation générale. En dix-sept jours, près de trois millions d’hommes rejoignent les casernes, en attendant de compléter les 800 000 autres de l’armée d’active, déjà sur le front.