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La mort de la personne sans-abri comme mort réelle et symbolique de la mort du pauvre

Peut-être la rue constitue-t-elle un lieu d’initiation, d’engagement de la relation et de l’échange social ? Au-delà, la rue devient le catalyseur d’une ex- périence de la « vraie vie », dépouillée des artifices de vies décrites et perçues comme conventionnelles : « métro, boulot, dodo ». Elle rend possible ce qui ne serait pas possible autrement : une liberté illimitée, une vérité sans fard, une vraie solidarité, voire une authentique fraternité. C’est aussi la possibilité de mettre en œuvre le moyen de sortir de Soi — de sa condition matérielle, dans un autre rapport à l’Altérité. Ainsi la rue « scène sociale » au sens de Goffman, offre l’expression et le développement d’un langage particulier, d’éléments vestimentaires codifiés et diversifiés, d’investissement dans des pratiques groupales. Elle offre aussi, grâce au partage d’un imaginaire commun, la possibilité d’un minimum de consensus. Étrange situation où tout semble inversé par le simple jeu d’une construction imaginaire, car il s’agit en fait d’un consensus provisoire s’articulant sur une vision et une conception my- thiques de la rue1. La tentation est double : d’un autre côté, il s’agit d’aborder

directement la population de la rue par ses manques, d’un autre de mettre au jour une véritable poétique de l’espace. Poétique au sens de ce qui structure, c’est-à-dire que la rue peut être comprise comme un support dynamique des espaces urbains identifiés et identifiables comme moyen de production d’une certaine qualité de sociabilité. Vivre « la » rue plutôt que vivre « dans » la rue. En effet, cette sorte de « réenchantement social » se situe à mi-chemin entre une forme d’anarchisme romantique s’inscrivant dans un refus de l’autorité, un refus du patron, un refus des institutions, un refus des contraintes en général ; et entre une vision idéaliste ayant une proximité avec une certaine philosophie christique s’incarnant dans la figure du « bon pauvre » ou encore

. Voir sur le sujet l’ouvrage de Gilles O, La rue « choisie », Paris, L’Harmattan, . Dans son ouvrage, l’auteur se propose de dégager les formes sociales contribuant à réinvestir l’espace social de la rue dans une perspective créative, éloignée des archétypes de l’exclusion ou de la déstructuration identitaire. Ainsi abordée, la rue devient non seulement un lieu sensible de créativité, mais aussi un lieu choisi pour des personnes vivant la marginalité sociale au quotidien. Gilles Orcel investit un univers à l’équilibre incertain comme une fine oscillation entre la rue « choisie » et la rue « subie ».

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celle de la victime expiatoire. Tout concours magistralement à une nécessaire mise en scène du dénuement pour échapper à la réalité et au sens profond de la vie dans la rue.

Le mythe de la vie dans la rue répond de manière provisoire à l’espé- rance d’un autre monde en attente, forcément différent et meilleur. Cette merveilleuse vision de « la vie au grand air » masque l’illusion d’une soli- darité sociale qui ne se constitue qu’autour de vœux pieux et d’indigna- tions vertueuses : les actions caritatives, les mesures d’urgence, les parcours d’insertion, les déclarations inconséquentes (« Zéro SDF »), les installations médiatiques et grotesques (les tentes du canal Saint-Martin). Derrière les masques, les décors, les rôles attribués les défaillances sont là. Ainsi, la per- sonne sans-abri apparaît sur la scène de cette farce sociale dans un rôle singulier et lumineux :

Curieusement, le SDF, exclu parmi les exclus, se révèle à l’analyse, au contraire, tout ce qu’il y a de plus inclus. Il occupe position et fonction dans la société. Il joue sur la scène du théâtre social un double rôle essentiel. Celui de la victime sacrificielle. Et celui du contre-exemple. Il est la moderne version du corps des suppliciés pourrissant jadis en place de Grève. L’incontournable démons- tration du prix de la transgression. Que l’on s’attarde. Que l’on contemple. Que l’on médite1.

Ainsi la mort de la personne sans-abri est la véritable mort du pauvre. Elle est une possibilité d’évacuer sa propre mort et la tentation de ses propres transgressions. Miroir fatal de notre triste condition humaine.

De la « souveraineté » et de la « contagion »

La mort de la personne sans-abri est source de danger pour les vivants, car l’obscène de sa mort rappelle et hypostasie l’obscène de la mort des personnes « non marginales ». Au-delà du contenu symbolique de cette mort se surajoute le contexte contemporain d’un rejet de la mort. À l’instar de Philippe Ariès force est de constater que le mort tient les coulisses de la scène sociale : « Aujourd’hui, il ne reste plus rien ni de la notion que chacun a ou doit avoir que

sa fin est proche, ni du caractère de solennité publique qu’avait le moment de sa mort. Ce qui devait être solennel est escamoté2. » Elle doit rester dissimulée

au regard des vivants contemporains. De sorte que progressivement les rites

. Patrick D, Le sang nouveau est arrivé, L’horreur SDF, Paris, Gallimard, , p. .

. Philippe A, Essais sur l’histoire de la mort en occident. Du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, , p. .

Le carré des indigents. Rituels et actions collectives autour de l’ensevelissement... 

funéraires se sont vidés de leur sens pour devenir inopérant et inefficaces. De ce vide naît l’obscénité évoquée par Geoffrey Gorer lorsqu’il parle de « pornographie de la mort1».

Georges Bataille offre à sa manière une explication à cet escamotage et à cette obscénité, lorsqu’il écrit que le cadavre peut être interprété selon un sens double :

[...] la violence, et la mort qui la signifie, ont un sens double : d’un côté l’horreur nous éloigne, liée à l’attachement qu’inspire la vie ; de l’autre un élément solennel, en même temps terrifiant, nous fascine, qui introduit un trouble souverain2.

De sorte que la « souveraineté » des personnes sans-abri apparaît dans ce « trouble souverain » tel un Janus à la fois comme objet sacré et comme objet répugnant : « Le mort est un danger pour ceux qui restent : s’ils doivent l’enfouir, c’est moins pour le mettre à l’abri, que pour se mettre eux-mêmes à l’abri de cette “contagion3”. » La personne sans-abri n’est que contagion non

seulement au sens strict du termes porteurs de maladies et de parasites réels ou supposés, mais aussi dans une conception symbolique, il apparaît comme socialement contagieux : devenir soi-même exclu.

Cette condition sociale de la personne sans-abri comme forme d’une sacra- lisation inversée et incarnation d’une puissance destructrice conduit à son identification comme une sorte de « martyre laïc » :

Clodo, de par sa souffrance et son drame, illustre la terrifiante vérité de la société. Une vérité cachée, jamais revendiquée, et qui n’apparaît que dans les marges, là où ses victimes trouveront peu d’alliés : la rue, le bordel et la prison. SDF, prostituées et prisonniers sont cousins. Ils sont là pour témoigner du fond ultime des choses : c’est qu’il n’existe pas, et qu’il ne peut pas exister d’alternatives viables au canon de la bonne moralité. Et voilà pourquoi, en prison, sous l’œil toujours myope des matons avinés, on continuera à se faire violer dans les douches. Et voilà pourquoi le martyre des prostituées toujours livrées au bon plaisir, tant du monde judiciaire que de la pègre la plus crapuleuse, est sans fin. Et voilà pourquoi on continue et on continuera d’entretenir les conditions de possibilité de la mort à la rue4.

La personne sans-abri, le prisonnier, la prostituée inventent les (contre)-figures contemporaines d’une identité sociale négative, mais ils

. Geoffrey G, Ni pleurs, ni couronnes, Paris, Éditions EPEL, . . Georges B, L’érotisme, Paris, Éditions de Minuit, , p. . . Ibid., p. .

. Patrick D, Le sang nouveau est arrivé. L’horreur SDF, Paris, Gallimard, , p. .

 Rites et rituels dans l’intervention sociale

donnent aussi une idée du niveau d’oppression à l’œuvre dans une société susceptible de déterminer du même coup un seuil de tolérance de ce qui acceptable et de ce qui ne l’est pas : « Ce dont il est question, avant tout, dans ce dosage non pas de l’aide, mais de l’oppression, est, non pas le soulagement des souffrances, mais bien la gestion des limites de la tolérance générale au scandale public1. »