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Le montage social de la mode

L’une des caractéristiques majeures de nos sociétés modernes est la mul- tiplicité des formes de différenciation sociale et d’expression de cette diffé- renciation sociale étendue à l’espace infini des jeux sociaux. Ainsi le rapport dialectique entre identité individuelle et statut social se trouve souvent aboli parce que pas forcément identifiable au premier coup d’œil. Autrement dit, l’apparence vestimentaire et la parure ne permettent pas de définir objective- ment la véritable identité individuelle, le véritable statut, la position sociale d’un individu. Tout ne peut être que jeux, simulations et dissimulations. Ceci sous-entend que la cohésion et autant que la cohérence, de la vie sociale sont régies par des forces d’attraction ou de répulsion. Le plus petit commun dénominateur peut être la mode.

À un premier niveau d’analyse on peut dire, avec Georg Simmel, que la mode « [...] n’est donc jamais qu’une forme de vie parmi beaucoup d’autres, qui permet de conjoindre en un même agir unitaire la tendance à l’égalisa- tion sociale et la tendance à la distinction individuelle, à la variation1». Et

pour être encore plus précis, cette « sur-tendance » au nivellement social, au particularisme individuel de la mode et illustré par les notions simmeliennes de la « fusion » et de la « dissociation sociale » : « Toute l’histoire de la so- ciété a pour fil le combat, le compromis, les diverses conciliations, lentement acquises et vite perdues, entre la tendance à fusionner avec notre groupe social et la tendance à s’en dissocier individuellement2. » Ceci constitue pour

Simmel un préalable auquel il convient d’ajouter cette propension quasi uni- verselle de nos sociétés modernes à l’imitation. Cette notion d’imitation, déjà centrale dans l’œuvre de Gabriel Tarde3, est selon Simmel une réponse aux

phénomènes de fusion et de dissociations sociales :

L’imitation répond [...] dans tous les phénomènes dont elle est un facteur constitutif, à l’une des tendances fondamentales de notre être, celle qui nous pousse à fonder la singularité dans la généralité, accentuant la stabilité dans le changement. Mais si, à l’inverse, dans la stabilité on cherche le changement, c’est-à-dire la différenciation individuelle, la dissociation d’avec la généralité, alors l’imitation devient un principe négateur et entravant4.

. Georg S, « La mode » dans La tragédie de la culture, Paris, Rivages, , p. . . Ibid., p. .

. Gabriel T, Les lois de l’imitation, Paris, Éditions Les empêcheurs de penser en rond, .

 Rites et rituels dans l’intervention sociale

À ces principes d’élaboration de toutes les formes de mode que sont la fusion, la dissociation et l’imitation, Thorstein Veblen ajoute la valeur esthétique :

Les modes se succèdent, manifestant tour à tour l’inquiète recherche d’un je ne sais quoi dont notre sens esthétique ait à se louer ; mais comme chaque innovation est soumise à la norme sélective du gaspillage ostentatoire, elle ne peut se produire que dans un cercle assez restreint1.

Mais cette valeur esthétique peut d’une certaine manière se trouver dévoyée du fait d’une éventuelle accélération et d’une diffusion plus rapide de ces phénomènes de mode :

[...] plus la société, disons surtout les classes riches de la société, accroissent leur richesse, gagnent en mobilité, étendent le cercle de leurs contacts hu- mains, et plus la loi du gaspillage ostentatoire parlera en despote sur la ques- tion de l’habillement ; alors plus la règle d’honorabilité pécuniaire poussera le sens de la beauté vers la désuétude, ou lui passera sur le corps ; plus vite les modes changeront et passeront ; et plus grotesques et insupportables seront les styles divers qui feront tour à tour sensation2.

Bien avant Veblen, Simmel avait fait le même constat, la mode :

[...] dans sa nouveauté, reste en tous points l’apanage des classes supérieures. Dès que les classes inférieures commencent à s’approprier une mode, donc à transgresser les frontières tracées par les classes supérieures, brisant l’homo- généité de leur appartenance symbolisée par là, ces dernières se détournent de la dite mode pour en adopter une nouvelle qui les distingue à son tour des larges masses et relance le jeu une fois de plus. Car les classes inférieures di- rigent naturellement leurs regards et leurs efforts vers le haut, et c’est encore dans les domaines soumis à la mode qu’elles parviennent le mieux à s’élever, parce qu’ils sont les plus accessibles à l’imitation extérieure3.

Encore faut-il qu’ils en aient les moyens, car s’il existe bien un vêtement du pauvre, il est forcément hors mode ou dans la mode de manière tout à fait inopinée, voire incongrue. Plusieurs distinctions vestimentaires sont à faire. Il y a tout d’abord les personnes disposant de revenus faibles qui se fournissent en vêtements dans les grandes surfaces, les marchés, ou encore certaines enseignes réputées comme bon marché : Tati, Babou, etc. Les soldes, les promotions, les liquidations, les contrefaçons offrent aussi les moyens d’accéder aux vêtements. Ensuite pour les personnes n’ayant pas un budget

. Thorstein V, Théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, , p. . . Ibid., p. .

De la « distinction sociale négative ». Codifications et usages ritualisés du vêtement 

pour se vêtir, il existe des associations caritatives qui depuis plusieurs dé- cennies ont développé un système de collecte et de redistribution (comme Emmaüs, le Secours catholique, le Secours populaire ou encore la Croix Rouge française). Enfin, il existe des associations qui proposent un vestiaire, c’est- à-dire l’échange de vêtements usagés et sales contre des vêtements propres et en bon état, aux personnes en situation de grande pauvreté (personnes sans-abri ou en errance). La règle communément et tacitement observée est de proposer des vêtements en adéquation avec celui qui les porte : harmoni- sation des couleurs, distinction entre vêtements d’été et d’hiver, vêtements les plus chauds pour les enfants et les personnes sans-abri par exemple. À ce sujet il convient de souligner la vigilance apportée par ces associations lors des collectes. En effet, il s’agit d’effectuer un premier tri en observant un certain nombre de règles comme la nécessité d’écarter les vêtements usés ou vétustes, d’exclure souvent les sous-vêtements pour des raisons évidentes d’hygiène, de respecter pour une part une certaine mode en écartant les vêtements démodés ou « excentriques ». Ce qui importe, c’est de retenir des vêtements ayant des propriétés fonctionnelles évidentes : solidité, protection (chaud ou froid), entretien facile. Ainsi, les vêtements de base redistribués sont les pantalons, les chemises, les pull-overs, les sweat-shirts, les robes, et les jupes, les chemisiers, mais aussi les bonnets, les écharpes, les gants, les gabardines, les anoraks, les manteaux, les chaussures.

Porter des vêtements. Le problème du neuf et de