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De la fausse mort sociale de la mort à la confiscation des morts

Contrairement à ce qui est souvent prétendu, le soucis des morts et les formes de ritualisation autour du défunt n’ont pas disparu. Il convient de battre en brèche le dogme, établi depuis les années , du déni de la mort ou de son tabou dans nos sociétés modernes et de nuancer les approches de Philippe Ariès2et de Louis-Vincent Thomas3. Ainsi d’une certaine manière

la mort a quitté les grands rituels collectifs, témoignant de la part de cha- cun comme élément unitaire de la mémoire collective, pour se réduire à de minuscules cérémonies affectives et intimes dans lesquelles l’ego l’emporte parfois sur l’altérité. Mais nos sociétés modernes ne sont pas parvenues à « déritualiser » et à « désocialiser » les rituels funéraires dans une sorte de déni de la mort. La mort n’est plus une dimension fondatrice de la condi- tion humaine et sociale, mais un évènement décalé, voire parfois scandaleux

. Edgar M, L’homme et la mort, Paris, Seuil, , p. .

. Philippe A, Essais sur l’histoire de la mort en Occident : du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil,  ; L’homme devant la mort en occident. Le temps des gisants, tome , Paris, Seuil,  ;

L’homme devant la mort en occident. La mort ensauvagée, tome , Paris, Seuil, .

. Louis-Vincent T, Anthropologie de la mort, Paris, Payot,  ; La mort en question.

Traces de mort, mort des traces, Paris, L’Harmattan,  ; Mélanges thanatiques. Deux essais pour une anthropologie de la transversalité, Paris, L’Harmattan,  ; Mort et pouvoir, Paris, Payot,

Le carré des indigents. Rituels et actions collectives autour de l’ensevelissement... 

face à une vie sociale éprise d’individualisme qui pose toujours les questions fondamentales de la vie en société. Dans un tel tableau que représente alors la mort de la personne sans-abri puisque l’intime et l’affectif ne font même plus partie de son identité personnelle, sinon une forme de négation sociale absolue ?

À ce premier constat, s’ajoute une nouvelle problématique qui peut paraître étrange et déconcertant puisqu’il s’agit d’aborder socialement et politique- ment ce qui constitue le devenir des « restes humains ». Dans son ouvrage, Arnaud Esquerre1inaugure une réflexion anthropologique et historique sur

ce qui ne constitue pas un « interdit symbolique » ou un « tabou », mais bien une véritable question juridique : l’appropriation exclusive des restes humains après un décès. Si depuis Michel Foucault nous savons que l’État impose des contraintes sur le corps des vivants, force est de constater qu’il en impose aussi sur celui des morts. La mort est vivante. Contrairement à toutes attentes les restes humains voyagent. Ils peuvent être enfouis, exhumés, inhumés à nouveau2. De sorte que, les os, les cendres mais aussi les traces des disparus

(écrits, les vêtements, les objets personnels, les photographies) se trouvent au centre de tensions et de forces pas seulement celles de « l’au-delà ». En effet, tous ces « restes » se trouvent plongés dans des champs d’attraction parfois contradictoires dans leurs finalités : intérêts de l’État, intérêts de l’Église et des familles.

La recherche d’Arnaud Esquerre montre les enjeux et aussi parfois les conflits entre l’Église et l’État pour s’approprier l’usage et le contrôle du devenir des restes humains. Si historiquement l’État ne s’est jamais autant soucié des restes humains, sans pour autant avoir porté le débat sur la place publique, c’est pour mieux prendre progressivement le contrôle du devenir des cadavres à son seul profit exclusif. Ainsi à partir des années , avec un recours de plus en plus marqué pour la crémation, là encore, l’État va imposer son ordre. Il ne sera désormais plus possible de conserver à titre privé les restes d’un défunt ou d’en disperser ses cendres n’importe où.

De sorte que l’État développe une politique dont la finalité est la privati- sation des restes humains tout en élevant le statut du cadavre au rang de personnes dignes d’un respect particulier. L’artifice et l’alibi d’un nécessaire travail de deuil pour les familles vont permettre d’imposer que tous les restes humains soient localisables sur un territoire identifié institutionnellement. De manière contigüe, va se poser la question de la « profanation ». Là encore

. Arnaud E, Les os, les cendres et l’État, Paris, Fayard, .

. C’est par exemple la tradition funéraire du « retournement des morts » (famadihana) à Madagascar.

 Rites et rituels dans l’intervention sociale

il est possible de comprendre comment la puissance publique va imposer son contrôle absolu. Avant les années  existait dans la loi la « violation de sépulture », c’est-à-dire toutes actions visant à dégrader une tombe. Après les années  apparaît dans le droit la notion de « profanation » envers les morts. Réellement et symboliquement l’État a capté une notion religieuse de la profanation — ne peut-être profané que ce qui est sacré, pour en offrir une version laïcisée de la violation. Mais la « profanation légale » est possible à travers la « exhumation » pour des raisons d’enquête judiciaire (autopsie1).

Dans une telle réalité sociale et politique, le corps de la personne sans-abri n’a aucune place. Ce corps mort devient même un « corps tabou ». Il réin- troduit d’une manière dévoyée la notion de tabou. Si la mort constitue un tabou, la mort de la personne sans-abri constitue un tabou encore plus fort. L’une des illusions de notre modernité est de penser en avoir terminé avec les vieilles superstitions voire avec les religions. Mais justement cette modernité puise ses origines essentielles aux racines mêmes de ce qu’elle croit combattre. En effet, par les jeux subtils d’un discours de la compassion et de la raison gardée, par l’incontournable et illusoire travail de deuil, il s’agit d’évacuer le tabou de la mort en édifiant des prétextes (mensongers) contre justement les vieilles superstitions et l’enfermement des religions.

Ainsi la personne sans-abri, « victime sacrificielle » et « contre-exemple » obscène, incarne un objet tabou absolu, mais pas n’importe quel objet tabou, celui que s’est attaché à définir James Frazer :

Dans la société primitive, les règles de pureté rituelle observées tant par les rois et chefs divins que les prêtres offrent une étroite ressemblance avec celles qui sont imposées aux homicides, aux personnes en deuil, aux femmes en couches, aux filles pubères, aux chasseurs, etc. ces diverses catégories de personnes nous paraissent, à nous, tout à fait différentes de caractère et de condition : nous nommerions les unes sacrées, les autres souillées ou impures. Il n’en est pas ainsi aux yeux du sauvage qui ne fait pas entre elles de distinction morale ; pour lui, les conceptions de sainteté et de pollution ne sont pas encore différenciées. Il voit un trait commun dans toutes ces personnes : elles sont sources de danger pour autrui et sont elles-mêmes en danger2.

. Il convient de noter, que Arnaud Esquerre dans une dernière partie de son ouvrage s’intéresse à la situation de la médecine légale. Le « corps suspect » n’échappe pas à ces nouvelles problématiques d’une analyse scientifique de reste humain (dissection, imagerie médicale, l’analyse ADN, etc.).

. James George F, Le Rameau d’or. Le Roi magicien dans la société primitive. Tabou et

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Les personnes sans-abri relèvent bien de la catégorie des êtres « souillés ou impurs ». Ils constituent de ce fait des personnes à part et à la fonction sociale établie : « elles sont sources de danger pour autrui et sont elles-mêmes en danger ».

La mort de la personne sans-abri comme mort