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Comment, en morale, l’objet réfère toujours à un acte délibéré

Chapitre III. Des principes incontournables

B. L’objet prime dans la structure essentielle et l’appréciation morale d’un acte

3. Comment, en morale, l’objet réfère toujours à un acte délibéré

Sans aller jusqu’à dire qu’il est ésotérique166, les considérations qui précèdent montrent que le mot objet a un sens technique qu’il importe maintenant de mettre au jour. Dans l’usage courant, « objet » signifie d’abord une chose matérielle inerte comme un caillou, un vélo ou une maison. Ce qui ne nous avance guère. Mais une autre signification tirée de l’usage courant du mot nous met directement sur la piste pour en saisir le sens technique. Ne dit-on pas en effet qu’Héloïse fut Vobjet de l’amour d’Abélard ? Que veut dire « objet » ici ? Qu’Héloïse était un être matériel inerte ? Bien sûr que non ! Qu’elle n’était rien d’autre aux yeux d’Abélard qu’une chose dont il pouvait faire usage à son gré ? Certainement pas ! On voit tout de suite que l’on commettrait une erreur extrêmement grave en comprenant systématiquement le mot « objet » en un sens chosiste. C’est pourtant le piège dans lequel certains mora- listes sont tombés lorsqu’ils ont cru que l’objet de l’adultère n’était rien d’autre que la personne même à qui on s’unit extra conjugalement ou que l’objet du vol était la

chose volée.

Il importe donc de bien faire attention aux sens des mots. Qu’Éloïse soit Y objet d’amour d’Abélard, cela signifie que ce dernier éprouve de l’amour pour elle. Cela si- gnifie aussi que l’amour d’Abélard n’est pas un acte sans terme. Il en est de l’amour comme de n’importe quel autre acte du même genre : ce n’est pas l’amour, sans plus, mais toujours et infailliblement l’amour de quelque chose ou de quelqu’un. Cela signifie enfin que le terme de l’acte d’amour d’Abélard, c’est Éloïse. Autrement dit, « objet » ne signifie rien d’autre ici que le terme même d’un acte, c’est-à-dire ce vers quoi cet acte est tourné, ce à quoi il se termine ou ce qui y correspond.

166 « It is important to recall that the term ‘object’ has here that technical Scholastic significance explained previously — an esoteric usage unlikely to be even guessed by modem resders whose education has not included medieval philosophical vocabulary. » (James Gaffney, « The Pope on Proportionalism », dans

Du point de vue de son étymologie, « objet » signifie d’ailleurs « chose placée devant ». Ce qui nous amène à faire remarquer que l’objet d’un acte est toujours corrélatif de cet acte. Ainsi, l’objet de l’amour, ce sera toujours l’être aimé. Car de même qu’il n’y a pas d’amour sans un être aimant, de même il n’y en a pas non plus sans un être aimé. Et si l’acte de l’être aimant c’est l’amour, alors l’objet de cet acte, c’est son terme, à savoir l’être aimé. Et il en est de même pour les autres sortes d’acte du même genre : si l’acte de l’œil c’est la vision, alors l’objet de la vue, ce sera le visible en tant que tel, c’est-à-dire la couleur; si l’acte de l’oreille c’est l’audition, alors l’objet de l’ouïe, ce sera l’audible en tant que tel, à savoir le son; et ainsi du reste.

Nous disons que l’objet de l’amour, c’est l’être aimé. On pourrait dire aussi que c’est une chose ou une personne. Non pas en tant que chose ou personne cependant, mais en tant qu’aimée. Car à parler formellement, c’est en tant qu’aimée qu’une chose ou une personne constitue un objet d’amour.

Ce dernier point sera plus clair avec un exemple tiré de la vue. Nous disons que l’objet propre de la vue, c’est la couleur. On pourra bien dire aussi, d’un autre point de vue, que c’est un animal ou une maison; mais c’est là quelque chose d’accidentel à l’objet propre de la vue. Car ce que l’œil perçoit de la maison ou de l’animal, ce pour quoi il est compétent et qu’il est le seul à pouvoir apprécier, ce n’est rien d’autre que la couleur. Cette couleur peut évidemment être dans un animal, dans une maison ou dans n’importe quelle autre être corporel, mais, encore une fois, ce n’est pas la maison ou l’animal en tant que tels que l’œil voit, mais la ou les couleurs de cet animal ou de cette maison.

Veritatis Splendor. American Responses, Michael E. Allsopp & John J. O’Keefe, Sheed & Ward, Kansas City,

Pareillement, vouloir c’est vouloir quelque chose; or, la chose qui est voulue, voilà l’objet de la volonté. L’analyse qui précède devrait nous aider à mieux comprendre comment l’objet du vol n’est pas la chose volée, ni celui de l’adultère la personne à laquelle on s’unit extra conjugalement. L’éthique étudie en effet l’agir humain. Or il n’y a pas d’agir sans un acte de la volonté délibérée. En morale, le terme ou l’objet de la volonté sera donc toujours un agir. Et si c’est un agir, ce ne peut être ni une personne, ni une chose. L’objet du vol ne sera donc pas la chose volée, mais l’acte par lequel on s’approprie furtivement cette chose. Celui de l’adultère ne sera pas la personne même à laquelle on s’unit extra conjugalement, mais l’acte délibéré par lequel on s’y unit.

Cette référence à l’objet appelle d’emblée une précision capitale. En effet, l’objet d’un acte à portée morale est proprement constitué non par le contenu purement physique de l’acte sur le plan du genus naturae (l’ordre de la nature au sens étroit), comme disent les scolastiques, mais par le contenu intelligible visé par la raison sur le plan du genus moris (l’ordre des mœurs). Autrement dit, l’objet moral, c’est-à-dire l’objet sur lequel porte la raison pratique, n’est jamais simplement l’objet (physique, ‘naturel’) de l’acte d’une quelconque de nos facultés, mais cet acte lui-même en tant qu’il est soumis à l’empire de la volonté et donc en tant qu’il est posé par la personne dans un contexte humain167.

Ce point est tellement important qu’il ne sera pas inutile d’insister à nouveau : à strictement parler, l’objet proprement moral du meurtre n’est pas l’innocent que l’on tue, mais l’acte par lequel on le supprime; celui du mensonge n’est pas la parole fausse que l’on prononce, mais l’acte par lequel on dit le contraire de sa pensée à l’insu d’autrui; celui de la contraception n’est pas le moyen qu’on utilise, ni l’usage du mariage en période inféconde, mais l’acte par lequel on frustre délibérément de sa finalité procréatrice l’union sexuelle librement consentie, etc. Bref, en morale, l’objet, c’est toujours un agir délibéré. Et c’est pour l’avoir perdu de vue que certains mo­

167 André Léonard, Le fondement de la morale, coll. « Recherches morales », Paris, Cerf, 1991, p. 295. [Nous soulignons].

ralistes sont allés jusqu’à prendre le conjoint d’un autre pour l’objet de l’adultère, l’objet volé pour l’objet du vol ou l’inhibition volontaire de l’ovulation en prévision d’un viol168 pour de la contraception !

Que la volonté soit spécifiée par son objet signifie encore qu’elle tire de celui- ci sa bonté ou malice fondamentale. Saint Thomas dit en effet qu’il y a une proportion entre le rapport d’un être naturel à sa forme et celui d’un acte à son objet : « Les êtres naturels tirent leur espèce de leur forme, et l’action la reçoit de son objet, de même que le mouvement la reçoit de son terme169. » Et c’est justement sur cette proportion qu’il s’appuie pour affirmer que la bonté « première » d’un acte moral —qu’on appelle aussi « générique », « fondamentale » ou « foncière » — lui vient de son objet :

C’est pourquoi, de même que la bonté première d’un être naturel provient de la forme qui le spécifie, de même la bonté première d’un acte moral résulte de l’objet qui lui convient; aussi cette bonté est-elle appelée par certains auteurs bonté générique; elle consiste, par exemple, à user de ce qu’on possède170.

Et comme le mal s’entend de la privation du bien, la même analogie de propor- tionnalité servira à établir que le mal fondamental ou foncier d’un acte lui viendra aussi de son objet :

Dans l’ordre de la nature, le premier mal consiste en ce que la chose en- gendrée n’atteint pas sa forme spécifique, lorsque, par exemple, ce n’est pas un homme qui est engendré, mais autre chose à sa place. De même

168 C’est le fameux cas des religieuses au Congo. Craignant d’être victimes des viols systématiques opérés par les militaires ennemis, celles-ci se sont demandé si elles pouvaient prendre des anovulants afin de prévenir d’é- ventuelles grossesses. Certains moralistes ont trouvé le moyen de dire non parce qu’ils y ont vu, à tort, une forme de contraception. En effet, où est donc passée l’union sexuelle librement consentie dont on voudrait frustrer la finalité procréatrice en pareil cas ? À l’inverse, certains se sont demandé pourquoi ce qui a été déclaré licite pour la religieuse au Congo ne pouvait pas être étendu à la femme mariée, négligeant une fois de plus la différence radicale qu’il y a du point de vue moral entre un acte subi contre les conséquences duquel on veut se prémunir et un autre, librement consenti, dont on frustre sciemment la finalité naturelle.

1691-II, q. 18, art. 2, rép.

le premier mal dans les actions morales vient-il de leur objet, par exemple prendre le bien d’autrui171.

Remarquez comment saint Thomas formule les deux exemples qu’il donne. Dans le premier où il s’agit d’illustrer un objet moral bon, il dit : « user de ce qu’on possède ». Et dans le second où il s’agit d’illustrer un objet moral mauvais, il dit : « prendre le bien d’autrui ». Dans un cas comme dans l’autre, la description donnée de l’objet commence par un verbe d’action. Nous y voyons une confirmation très nette de l’idée que nous soutenions à l’instant à l’effet que, en morale, l’objet est

toujours un agir délibéré172.

b) La bonté ou la malice de l’intention, moralité de surcroît

Nous venons d’établir que la moralité de la volonté est essentiellement déter- minée par son objet et que celui-ci n’est rien d’autre que l’agir même auquel elle se décide. Un autre facteur doit maintenant être pris en compte et c’est l’intention. Il arri- ve en effet que l’acte auquel on se décide soit voulu tel quel sans que rien ne s’y ajoute. Celui qui s’empare du légitime bien d’autrui pour s’en faire le nouvel acqué- reur, par exemple, n’ajoute rien à l’objet du vol, puisque c’est précisément ce en quoi celui-ci consiste. Même chose pour celui qui fait l’aumône dans le but de soulager la misère d’autrui. Mais il arrive aussi qu’un acte soit voulu pour autre chose que ses effets naturels, comme c’est le cas du pochard qui dérobe une somme d’argent pour s ’enivrer, ou encore du roi qui, comme David, fait tuer son serviteur pour en épouser la femmexn.

Du fait d’être voulu non pas tant pour eux-mêmes qu’en vue d’autre chose, pareils actes revêtent une complexité que ceux dont nous nous sommes occupés

171

172 « The object of the moral act, properly so called, is the exterior action. » (Chad Ripperger, « The Species and Unity of the Moral Act », dans The Thomist, 59 (1995), p. 79).

jusqu’ici n’avaient pas. L’élément nouveau qui s’ajoute, ici, c’est l’intention. Non pas une velléité — sorte de désir volontaire inefficace —, mais la motivation personnelle du sujet agissant, le but ultérieur qu’il poursuit par delà ce qu’il fait en premier, la raison qui a motivé son choix et en vue de laquelle il agit; bref, ce en vue de quoi quelqu’un choisit et pose tel acte déterminé.

Que l’intention de celui qui agit doive être prise en compte dans l’appréciation de la moralité d’un acte, cela ressort clairement du fait qu’il n’est jamais venu à l’idée de personne d’en faire l’économie. C’est la plupart du temps le premier facteur de moralité à être considéré par les analystes et parfois même, hélas, le seul. La nécessité de l’intention bonne a toujours fait et fait encore l’unanimité : si l’intention est mauvaise en effet, tous concluent que l’acte est mauvais.

En prenant ce qui précède pour acquis, la question qui se pose est dès lors celle de savoir ce qui arrive lorsque les motivations personnelles de l’agent sont bonnes, mais que l’objet de son choix ne l’est pas; lorsque le but ultérieur qu’il poursuit est moralement bon, mais que l’agir auquel il se décide ne l’est pas. Qu’une telle chose se produise se laisse voir dans le problème classique du mensonge en vue de sauver la vie d’un autre. Que se passe-t-il en pareil cas ? Comment l’objet et l’intention se comportent-ils ? Se neutralisent-ils mutuellement ? Rendent-ils l’acte à la fois bon et mauvais ? L’un jouit-il d’une prépondérance sur l’autre ? Et dans l’affirmative à cette dernière question, lequel a priorité sur l’autre et à quelle(s) condition(s) ?

Poser ces questions, c’est tenter d’y voir plus clair dans les responsabilités res- pectives de l’objet et de l’intention en regard de la moralité d’un acte. Pour nous y aider, nous ne voyons rien de mieux que de nous appuyer à nouveau sur la doctrine de saint Thomas telle qu’elle s’exprime dans son traité sur les actes humains. En raison de son lien direct avec le propos de notre mémoire, la question dix-huit de la prima 173

secundae où il est question de la bonté et de la malice des actes humains en général retiendra spécialement ici notre attention.

À l’article cinq de cette question, saint Thomas se demande s’il y a une diffé- rence d’espèce entre les actes bons et mauvais et il répond en rappelant ce que nous savons déjà, à savoir que tout acte est spécifié par son objet. Là où les choses se com- pliquent, c’est qu’à l’article suivant il dit que les actes reçoivent également leur espèce de leur fin. On se demande alors comment s’articulent l’espèce qui vient de la fin et celle qui vient de l’objet. Saint Thomas pose également cette question à l’article sept où il se demande si le rapport entre l’espèce qui vient de la fin et celle qui vient de l’objet en est un de genre à espèce, ou s’il n’en serait pas plutôt un d’espèce à genre.

Dans sa réponse, 1’Aquinate commence par distinguer entre le cas où l’objet entretien un lien essentiel avec la fin de la volonté, comme par exemple de bien com- battre pour remporter la victoire, et celui, au contraire, où ce lien est accidentel, comme le fait de voler pour donner une aumône pu de tuer un homme pour en־ épou- ser la femme m.

Quand l’objet n’a pas de rapport essentiel avec la fin de la volonté, poursuit-il, « la différence spécifique qui vient de l’objet ne détermine pas essentiellement celle qui résulte de la fin, ni réciproquement; aucune de ces espèces par conséquent ne rentrent sous l’autre, mais l’acte se trouve sous deux espèces quasi disparates* 175 ». Puis il donne un exemple : « c’est pourquoi nous disons que celui qui vole pour com- mettre une fornication fait deux péchés en un seul acte176 ».

Cf. I-II, q. 18, art. 7, rép. Ibid. Ibid. 174 175 176

Se pose dès lors la question de savoir comment une même chose peut apparie- nir à deux espèces en même temps. Le Docteur angélique s’en explique ainsi :

À envisager une chose substantiellement, elle ne peut être dans deux es- pèces dont l’une ne serait pas subordonnée à l’autre; mais à l’envisager accidentellement, c’est-à-dire dans ses éléments adventices, elle peut être contenue sous différentes espèces : par exemple un fruit appartient par sa couleur à l’espèce des corps blancs, et par son odeur à celle des corps parfumés. Pareillement un acte humain. S’il appartient, par sa sub- stance, à une seule espèce naturelle, cependant il peut, à raison des con- ditions morales qui lui surviennent, relever de plusieurs espèces différentes177.

Puis vient le cas où l’objet entretien un rapport essentiel avec la fin de la volon- té. Alors, dit saint Thomas, l’une de ces deux différences détermine l’autre essentiel- lement; et l’une est contenue sous l’autre comme l’espèce par rapport au genre. Reste à savoir laquelle.

Pour s’en rendre compte, dit-il, notons premièrement qu’une différence est d’autant plus spécifique qu’elle provient d’une forme plus particula- risée; en second lieu, que plus une cause est universelle, plus la forme qu’elle produit l’est aussi; troisièmement, que plus une fin est lointaine, plus est universel le sujet qui la poursuit : par exemple la victoire, qui constitue la fin dernière d’une armée, est celle que poursuit le général en chef, tandis que le commandement de telle ou telle division est confié à des chefs inférieurs178.

Après cette énumération des raisons à l’appui, vient la conclusion :

De tout cela, il résulte que la différence spécifique provenant de la fin a un caractère plus général, et que celle qui vient d’un objet subordonné essentiellement à cette fin joue, par rapport à elle, le rôle d’une différen- ce spécifique179.

I-Π, q. 18, art. 7, sol. 1 1781-II, q. 18, art. 7, rép.

Nous obtenons ainsi réponse à notre question. Pour P exprimer d’une manière synthétique, disons que / ’objet et la fin spécifient tous deux l’acte, mais ils le font par mode d’addition lorsque leur lien est accidentel et par mode de subordination lorsque leur lien est essentiel. Dans le premier cas, l’objet et la fin apportent tous deux leurs spécifications respectives et l’acte revêt en même temps deux espèces morales distine- tes (tel le vol commis pour faire l’aumône); tandis que dans le deuxième, l’espèce qui provient de l’objet se subordonne à celle qui provient de la fin comme l’espèce au genre (tel le combat livré pour remporter la victoire).