• Aucun résultat trouvé

Le moral parachève le naturel

Chapitre III. Des principes incontournables

A. Le moral parachève le naturel

Voilà une donnée relativement simple, mais extrêmement délicate à faire valoir, car depuis Hume et Kant, on en accepte très généralement l’opposé sans aucune forme de réexamen. Faute de la comprendre pourtant, et à force d’en promouvoir la contradictoire, la recherche morale sombre dans les formes les plus fantaisistes d’arbitraire tout en faisant de réels efforts pour s’en prémunir.

Depuis la révolution copemicienne, depuis qu’on a dû bouleverser la conception qu’on avait du monde matériel pour accéder à un niveau plus précis d’explication des choses naturelles, on a été fort tenté — on a succombé à la tentation, de fait — de douter qu’on puisse se former une représentation sûre de ce qui est vraiment. De plus, on a fait ressortir de bien des façons comment il ne suffit pas que quelque chose se passe en conséquence de causes naturelles pour que ce soit bon, pour que ce doive être érigé en norme. Aussi s’est-on cru tenu de tirer d’ailleurs que de !’observation de la nature des choses et de l’homme le principe et le fondement de l’obligation morale, du critère de l’appréciation de la bonté et de la malice des actes humains. Et on a cru devoir distinguer, en concurrence de la raison spéculative, qui enquête sur les faits et les natures, une raison pratique, une raison éthique, qui, indépendamment d’elle, saisisse les obligations qui régissent l’agir humain et fondent son appréciation. La quasi-totalité des moralistes actuels voient les choses ainsi, même ceux qui se veulent le plus en conformité avec la pensée thomiste.

Par exemple, Belmans, adversaire déclaré du proportionnalisme, fait passer toute authenticité dans le renouveau de la morale par l’aperception de cette indépendance de la raison pratique en face de la raison spéculative, reconnaissant à Hume une inspiration des plus heureuses.

Un authentique renouveau de la morale n’est possible, à notre sens, que moyennant une réhabilitation de la raison éthique, véritable parente pauvre de la philosophie chrétienne... Qu’on se rappelle la fameuse aporie de Hume disant que le normatif ne saurait s’inférer à partir d’un simple indicatif — vérité formulée ainsi par De Finance : « De la spéculation on ne tirera jamais que de la spéculation» ... à côté de la raison spéculative ayant ses données premières, il y a cette autre dimension non moins originale de la raison éthique nantie de ses propres données primitives ainsi que de sa certitude à elle... De toute façon, il nous semble acquis qu’il serait abusif de vouloir dériver nos jugements de conscience d’une connaissance d’ordre théorique... On a la nette impression que l’indéniable perplexité de bien des moralistes devant le fait moral est à imputer à ce que Hildebrand appelle ‘Wertblindheit’, une espèce de cécité en face de ce que le monde des valeurs morales possède de spécifique153.

Son admiration pour Lévinas, spécialement sur ce point, est aussi surprenante que déconcertante :

Dans son optique, l’étude de l’éthique doit nécessairement précéder celle de la métaphysique telle qu’il la comprend. Il en résulte que la valeur morale constitue une donnée primitive absolument irréductible à une valeur ontologique ou même ontique... Loin donc de commander les normes morales, la métaphysique devrait entériner l’impératif catégorique en tant que donnée non moins originale que les vérités d’ordre spéculatif. Dans une telle métaphysique élargie englobant l’être axiologique des étants à côté de leur être chosal..., justice serait rendue à une dimension trop méconnue du réel154.

Or la peur du physicisme, justifiée en ce qu’elle veut éviter de confondre la simple existence de fait avec la bonté ou l’obligation morale, va trop loin, quand, ainsi, elle expose l’acte moral à se retrouver vidé de tout contenu objectif et à conjurer le deus ex machina de l’intuition subjective sincère d’obligations pour se redonner des critères155.

Belmans, pp. 426-427.

154 Ibid., p. 428 [C’est Belmans qui souligne].

155 Gilson a une belle étiquette : « C’est en considérant le bien moral comme un cas particulier du bien en général, en ne supposant pas qu’il soit un donné irréductible et quasi miraculeux, que nous !’expliquerons par

La première évidence à redonner pour y voir clair dans le monde moral, c’est de prendre conscience que la moralité, c’est-à-dire en somme la bonne volonté, ne peut tenir qu’à une intention fixée sur une fin qui soit objectivement bonne, qui trouve son contenu dans ce qu’appelle l’essence véritable de l’homme, dans ce qui manque à l’achèvement qui lui est dû selon des critères tout à fait naturels. C’est le type de dé- veloppement que l’on trouve dans le soin que met saint Thomas à articuler l’un sur l’autre, autant qu’à distinguer les uns des autres, les différents paliers de bonté : celui de l’être, convertible avec l’être même; celui de l’être naturel, auquel ne peut s’oppo- ser comme mal que la privation de la perfection que sa nature appelle; celui de l’homme, finalement, qui ajoute la conformité consciente et volontaire à ce qu’appelle sa nature.

Il y a lieu, pour appliquer ces considérations à un acte, de discerner la triple bonté que cet acte revêt éventuellement : 1) celle, ontologique, qu’il tient du seul fait d’être posé et qui est coextensible à son existence même; 2) celle, naturelle ou antique, qu’il tient d’être posé d’une manière physiquement correcte, de manière à produire ses effets naturels [tel une relation sexuelle complète]; 3) celle, morale et humaine, qu’il tient d’être posé en conformité avec ce qui fait de l’homme un homme, c’est-à-dire sa raison, et qui est celle qui intéresse évidemment le moraliste [tel une relation sexuelle complète entre époux]. Et sous ce dernier plan, des actes sont intrin- sèquement bons ou mauvais, selon que leur définition comporte quelque chose qui se conforme ou contrarie la raison droite156.

apparentement aux notions fondamentales de la métaphysique. » (Gilson, Saint Thomas d’Aquin, Paris, Gabalda, 1930, p. 96).