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Comment la volonté est spécifiée par son objet

Chapitre III. Des principes incontournables

B. L’objet prime dans la structure essentielle et l’appréciation morale d’un acte

2. Comment la volonté est spécifiée par son objet

Saint Thomas précise que cette dépendance se situe dans la ligne de la spécification165. Ce qu’il nous faut maintenant expliquer. Que l’œil soit délibérément ouvert ou fermé, qu’il regarde à gauche plutôt qu’à droite ou que la raison considère telle partie d’un problème plutôt que telle autre, bref qu’une puissance soit appliquée à son acte propre ou non, ou qu’elle le soit de telle manière ou de telle autre, cela dépend de la régie du vouloir. Mais que l’œil soit conçu pour percevoir la lumière et qu’il soit la seule puissance qui en soit capable, cela, au contraire, ne dépend nullement de la volonté.

164 « La volonté use des autres puissances en tant qu’elle les meut. » (I-II, q. 16, art. 4, obj. 3). — « C’est à la volonté qu’il appartient de mouvoir les autres puissances. » (I-Π, q. 17, art. 1, obj. 1). — « Tout acte d’une puissance mue par la volonté est appelé usage, car cette faculté [la volonté] use des autres puissances, comme on l’a dit. » (I-II, q. 17, art. 3, obj. 3).

165 « La volonté est mue de deux manières : quant à l’exercice de l’acte et quant à sa spécification, qui vient de l’objet. » (I-II, q. 10, art. 2, rép.).

On voit donc que la volonté a une emprise limitée sur les puissances dont elle fait usage. Pour ce qui est de Γexercice de leurs actes propres en effet, toutes les puissances jouissent de leur autonomie. Ainsi, l’oeil fait percevoir la lumière et l’oreille les sons, indépendamment de l’usage qu’en fait la volonté. Ce n’est pas elle non plus qui donne à !’imagination d’imaginer ou à !’intelligence de concevoir ou de juger. Ces actes, ce sont les puissances elles-mêmes qui les exercent en raison de leurs vertus naturelles propres. On voit donc que dans l’usage qu’elle fait des puissances placées sous sa gouverne, la volonté ne peut que les appliquer à leur acte propre.

Mais il y a plus, car ce n’est pas davantage elle qui donne à l’œil de voir rouge plutôt que bleu ou vert plutôt que jaune : ces déterminations particulières proviennent de l’objet coloré. Et on en arrive maintenant à expliquer ce qu’on veut dire quand on dit que l’acte est spécifié par son objet. Par «acte» on entend ici l’acte d’une puissance quelconque. On dit par exemple que l’acte de la vue est spécifié par son objet. Et comme c’est la couleur qui est l’objet de la vue, il en résulte que l’acte de la vue sera spécifié par elle.

Qu’un acte de la vue soit spécifié et non pas simplement déterminé par son objet, cela implique que tel acte de la vue puisse être spécifiquement distinct de tel autre. Ce qui implique aussi que nous soyons en présence non pas d’un seul, mais d’au moins deux actes de la vue et qu’on les compare l’un à l’autre.

Soit donc deux actes de la vue. Il faut maintenant ajouter que ce n’est pas n’im- porte quelle différence entre ces actes qui les fera spécifiquement distincts. Regarder une pomme, fermer les yeux quelques secondes et regarder à nouveau la même pomme fait bien deux actes de la vue; ne serait-ce que parce que l’un est chronologiquement postérieur à l’autre. Mais ces deux actes sont numériquement et non spécifiquement distincts. Au contraire, voir un objet bleu, puis un rouge, fait non

seulement deux actes numériquement distincts, mais aussi deux actes spécifiquement distincts; car la vue du bleu, perception propre à la vue, n ’est pas la même chose que cet autre acte de la vue qu’est la perception du rouge.

Reste à préciser que ces deux actes sont bien spécifiquement et non géné- riquement distincts. La raison en est que ces actes relèvent de la même puissance. On aurait deux actes génériquement distincts si on avait par exemple un acte de la vue et un acte de l’ouïe. Mais en voilà assez pour notre propos.

Voir bleu, disions-nous, n’est pas la même chose que voir rouge. Et si on en demandait la raison, tous répondraient que c’est parce que le bleu et le rouge sont deux couleurs différentes. Cette manière commune de parler montre clairement que ce qui distingue les différents actes de la vue n’est pas à chercher du côté de la vue, mais du côté de Vobjet de la vue. Or, nous l’avons dit, cet objet, c’est la couleur. Ce qui divise la couleur en espèces distinctes divisera donc aussi les actes de la vue en espèces distinctes. Dit autrement, ce qui fait d’une couleur telle couleur spécifique, fera aussi d’un acte de la vue, tel acte spécifiquement distincts des autres. C’est donc de l’objet propre d’un acte que proviennent les différences essentielles au sein de cet acte. Et c’est en ce sens qu’on dit qu’un acte est spécifié par son objet.

Ces considérations étaient nécessaires pour préparer ce qui va suivre, car il est dans la nature de notre raison de procéder du plus facile à connaître au plus difficile. Or l’œil et l’objet de la vue sont des choses plus faciles à connaître que la volonté et son objet propre. Ceci dit, transposons maintenant au niveau de la volonté ce qui vient d’être dit au sujet de l’œil.

Nous avons trois choses en présence : une puissance de l’âme, son objet propre et les divers actes de cette puissance; nommément : la volonté, le bien appréhendé et les divers actes de la volonté. Puisque la volonté est spécifiée par son objet propre et

que cet objet n’est rien d’autre que le bien appréhendé, il s’ensuit qu’il y aura autant d’actes spécifiquement distincts de la volonté qu’il y aura d’espèces différentes au sein du bien appréhendé. Or, la toute première division qui se rencontre à ce niveau est celle du bien et du mal. Les actes de la volonté se diviseront donc, eux aussi, du point de vue du bien et du mal. Une autre division concerne la fin et les moyens. Car ce n’est pas la même chose que de vouloir une chose pour elle-même ou de la vouloir en vue d’une autre. Les actes de la volonté se diviseront donc, eux aussi, selon qu’ils portent sur un moyen ou une fin.

Comme tout le monde, saint Thomas appelle choix l’acte de la volonté qui porte sur un moyen. Quant à l’acte de la volonté qui porte sur une fin, il faut subdiviser; car ce n’est pas la même chose de vouloir la fin toute seule, purement et simplement, ou de la vouloir en tant qu’elle est la raison de vouloir autre chose. Par exemple la santé est voulue pour elle-même, absolument, car tous veulent être en santé. Mais dans un autre contexte, lorsque par exemple nous prenons un médicament en vue de recouvrer la santé, celle-ci n’est plus voulue de la même façon, à savoir toute seule ou isolément, mais en tant que raison de vouloir autre chose. Si la fin est voulue toute seule, sans qu’aucun moyen n’y soit ordonné, l’acte se nomme simplement volonté (voluntas). Si au contraire quelque chose y est ordonné, l’acte se nomme proprement intention (intentio).

Le choix, la volonté et l’intention constituent donc trois actes spécifiquement distincts de volonté du fait qu’ils portent sur des objets différents. Et comme tous les actes de cette puissance se divisent selon le bien et le mal, il s’ensuit que n’importe quel acte de choix, de volonté ou d’intention, sera, lui aussi, bon ou mauvais.

Cette analyse suffit pour le moment. Il y en a assez pour se rendre compte à la fois de la multiplicité des actes de la volonté et de la méthode pour y mettre de l’ordre, à savoir en prenant un critère de division qui se trouve du côté de l’objet.