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Finis operis et finis operantis : intention comme objet et comme circonstance

Chapitre III. Des principes incontournables

B. L’objet prime dans la structure essentielle et l’appréciation morale d’un acte

2. Finis operis et finis operantis : intention comme objet et comme circonstance

Jusqu’ici, nous nous sommes exprimés en terme d’objet et d’intention : l’objet étant l’agir délibéré lui-même et l’intention, quelque chose qui s’y ajoute, à savoir le but ultérieur que l’agent poursuit au-delà de cet agir et qui constitue une raison de le choisir et de le poser. Il faut savoir qu’il est possible d’exprimer les mêmes choses en ayant recours à une autre terminologie : celle faisant intervenir les expressions finis operis et finis operantis, que l’on rend habituellement et respectivement par « fin de l’œuvre » et « fin de l’agent ».

Il s’agit d’une autre distinction, employée occasionnellement par saint Thomas, et qui repose essentiellement sur l’idée qu’il peut y avoir un écart entre la nature du but qu’un homme poursuit et la finalité inhérente à l’agir qu’il met en œuvre pour y arriver. Ce qui est manifeste dans l’exemple classique de celui qui vole dans le but de commettre un adultère. En pareil cas les finalités en présence font nombre : l’une, à savoir le vol, est inhérente à l’agir choisi et entretien un rapport essentiel avec lui; l’autre, c’est-à-dire l’intention de commettre un adultère, bien que plus déterminante du point de vue de la moralité de l’acte, apparaît comme étrangère à la nature du vol et accidentellement liée à lui. Il est en effet accidentel au vol de constituer un moyen conduisant à l’adultère et, inversement, il est accidentel à l’adultère de constituer un motif pour commettre un vol. D’où la nécessité de distinguer l’une et l’autre finalité en présence. Saint Thomas le dit en d’autre mots : « On parle de la fin d’une chose de deux manières : soit celle à laquelle il tend naturellement, soit ce dont on dit que la chose lui est ordonnée comme à sa fin de manière qu’une utilité s’ensuive en conformité à l’intention et à l’ordonnance de l’agent199. »

199

Pour bien montrer que nous sommes bel et bien en présence de deux éléments irréductibles et spécifiants, il ne sera pas inutile de poursuivre Γanalyse en montrant ce qui se passe au niveau des actes de la volonté élicite.

L’adultère, qui dans l’analyse de l’acte qui nous occupe joue le rôle de fin, sera d’abord voulu pour lui-même, puis comme raison de vouloir le vol; et le vol, qui joue le rôle de moyen, sera voulu en tant que la raison y voit un rapport à la fin. L’adultère et le vol constituent donc deux objets différents, chacun étant pour cette raison le terme d’actes de la volonté élicite différents : l’adultère, d’abord voulu pour lui- même, constitue le terme d’un acte dit de simple volonté (voluntas); vient ensuite le vol, qui, à titre de moyen, fait l’objet d’un acte appelé choix; enfin, arrive un dernier acte de la volonté élicite appelé intention (intentio) qui apparaît à la fois comme simple et complexe : complexe, car il a pour termes l’adultère et le vol, mais simple du fait que c’est pour la même raison que la volonté adhère à l’un et à l’autre. De même en effet que c’est par un seul acte que la raison perçoit la vérité de la conclusion à travers celle des prémisses, de même est-ce aussi par un seul et même acte que la volonté élicite adhère à la fin comme raison de vouloir le moyen et au moyen en tant qu’il est ordonné à cette fin.

Bien qu’ils soient les termes d’un seul et même acte volontaire complexe appelé intention (intentio), l’adultère et le vol n’en constituent donc pas moins deux objets distincts auxquels correspondent des actes distincts de la volonté élicite. On voit ainsi que, loin de s’annuler l’une l’autre, les deux finalités en présence font nombre. L’une, inhérente à l’acte choisi, reçoit pour cette raison le nom de finis operis׳, l’autre, extrinsèque à cet acte, provient toute entière du sujet agissant et reçoit pour cette raison le nom de finis operantis. Belmans résume ainsi le sens de ces deux expressions :

S. Thomas entend par finis operis la valeur (morale) radicale inhérente à un agir donné et spécifiant sans équivoque le vouloir qui s’y attache — alors qu’il parle de finis operantis ou finis remotus pour désigner un sens de surcroît que ce même agir peut encore revêtir en raison de l’in- tention concrète de tel ou tel sujet. Normalement, comme nous avons constaté, les deux finalités font nombre, sans que la dernière, accessoire, puisse innocenter des actes intrinsèquement déshonnêtes200.

Ailleurs, il en avait éclairé le sens à la lumière de la distinction entre par soi et par accident :

Si l’on veut délimiter la portée exacte du terme finis operantis, il nous faut partir du sens que revêt le terme corrélatiffinis operis. Or ce dernier désigne le sens radical, intrinsèque, d’un agir déterminé, indépendam- ment de toute visée subjective — ce qui s’appelle encore finis per se. Le terme finis operantis, lui, vise le sens de surcroît, accessoire, que l’agir effectué revêt du fait qu’il est ordonné, de par la seule volonté de l’agent, vers une fin allant au-delà du finis operis — et, en ce sens, un finis per accidens201.

Bref, le rapport entre la volonté élicite et son objet en est toujours un d’inten- tionnalité; d’où la possibilité de l’exprimer en terme de finis. Et comme cet objet est double selon qu’il s’agit de l’agir même qui est choisi (et que l’on appelle « objet » tout court) ou de la raison en vue de laquelle il est choisi (et que Ton appelle « inten- bon »), les finis correspondants seront aussi au nombre de deux, à savoir, respectivement, le finis operis et le finis operantis. Si elles peuvent coïncider au point de s’identifier — comme dans l’exemple de celui qui combat pour vaincre —, il reste que ces deux finalités peuvent aussi diverger et faire nombre comme nous l’avons vu dans l’exemple du vol commis en vue de l’adultère. Dans ce dernier cas, le finis operis et le finis operantis ne désignent respectivement rien d’autre que l’objet et l’intention considérés du point de vue de leur relation dynamique à la volonté élicite.

200 Belmans, p. 418 [C’est Belmans qui souligne], 201 Belmans, p. 217 [C’est Belmans qui souligne].

Tout ceci devrait faire ressortir avec assez de clarté que l’agir délibéré auquel s’arrête l’acte du choix est lui-même objet de la volonté et qu’il la spécifie donc, en vertu du principe voulant que tout acte soit spécifié par son objet; principe que les proportionnalités perdent complètement de vue lorsqu’ils raisonnent comme si l’in- tention de surcroît était le seul élément apte à jouer ce rôle. C’est chez Fuchs que pareille optique s’exprime le plus manifestement :

L’idée de moralité, dans son sens propre —non dans le sens figuré ou analogique — ne peut s’appliquer qu’à Y action humaine, c’est-à-dire à une action qui découle de la réflexion et de la décision libre d’une per- sonne humaine. Pareille action n’est [pas] possible sans l’intention de celui qui agit. C’est pour cela qu’on ne peut pas dire que l’homicide — en tant que réalisation d’un mal humain — soit moralement bon ou mo- râlement mauvais, car tuer — comme tel — ne dit rien sur l’intention de celui qui agit et ne peut donc pas, si on se limite à cette seule considération, être une action humaine. « L’homicide par intérêt » ou « l’homicide en cas de légitime défense » au contraire disent quelque chose sur l’intention de celui qui agit; l’un ne peut pas être moralement bon, mais il est possible que l’autre le soit202.

Texte auquel nous aimerions en opposer un autre de saint Thomas qui nous semble davantage faire justice à la complexité du réel :

Comme nous l’avons dit précédemment, on peut considérer dans l’acte extérieur deux sortes de bonté ou de malice : l’une résulte de la matière requise et des circonstances; l’autre du rapport de l’acte avec la fin. Celle-ci dépend entièrement de la volonté. Mais celle qui tient à la mati- ère requise ou aux circonstances dépend de la raison, et la bonté de la volonté en dépendra aussi, dans la mesure où la volonté obéit à la raison. [...] Donc, si la volonté est bonne et dans son objet et dans sa fin, l’acte extérieur sera bon. Pour cela il ne suffit donc pas que l’acte extérieur soit bon de la bonté de l’intention de la fin. Mais si la volonté est mauvaise, soit quant à la fin qu’elle se propose, soit quant à l’acte qu’elle détermine, l’acte extérieur devient par cela même mauvais203.

202 Fuchs, p. 79 [C’est Fuchs qui souligne], 203 1-II, q. 20, art. 2, rép. [Nous soulignons].

Fuchs touche certainement quelque chose d’incontournable quand il dit qu’il n’y a pas d’action humaine sans l’intention de celui qui agit. Il n’y a en effet de moralement bon ou mauvais que ce qui est volontaire. Or qui dit intention dit rapport à la volonté élicite, et qui dit rapport à la volonté élicite dit volontaire. Sa formule n’est toutefois pas satisfaisante, car la fin ou l’intention n’est manifestement pas la seule chose sur laquelle la volonté se porte, puisque celle-ci fait également choix du moyen. Sa formule peut cependant être récupérée, mais c’est à condition d’entendre le mot « intention » au sens de « rapport à la volonté élicite » et non pas au sens restreint de « ce en vue de quoi ». On lève toute ambiguïté en distinguant comme nous l’avons fait entre l’intention inhérente à l’agir délibéré choisi (que l’on appelle aussi finis operis) et l’intention de surcroît ou « intention » tout court (que l’on appelle aussi finis operantis).

c) La bonté ou la malice des circonstances, moralité de surcroît

On attribue le nom de « circonstances » à certaines déterminations de l’acte humain. Le choix de ce mot laisse clairement entendre qu’on veut désigner par là quelque chose d’accidentel à la nature même de l’acte, tout en lui étant cependant rat- taché en quelque façon. On dira par exemple que la quantité d’argent dérobé est une circonstance du vol et que celle-ci influe sur le degré de malice de l’acte. Mais on ne dira pas moins que Yheure, le lieu, la date et Yidentité du voleur en sont aussi; autant de choses qui n’ont pourtant rien à voir avec le degré de bonté ou de malice de l’acte. Les choses se compliquent cependant, car on parlera aussi d’une « circonstance » du vol si celui-ci a été commis dans un lieu saint. Dans ce cas, dit-on, le lieu n’influe pas sur le degré de bonté ou de malice de l’acte, mais introduit proprement une nouvelle espèce morale, au point où l’auteur commet deux fautes dans le même acte, à savoir un vol et un sacrilège. On ne comprend plus dès lors comment il y a encore lieu de parler de circonstance et on sent le besoin d’y voir plus clair.

On peut y arriver en étant attentif aux diverses significations que revêt le même mot. « Circonstance » dérive du verbe latin circumstare qui signifie littéralement « se tenir autour de ». À strictement parler, il n’y a qu’une chose matérielle qui puisse en circonscrire une autre ou se tenir autour d’elle. Ce sens fondamental a par la suite été transposé dans le domaine des choses morales, comme l’explique saint Thomas :

En matière de lieu, on dit qu’une chose en circonscrit une autre {circum- stare) quand, tout en étant une réalité extérieure à elle, elle la touche ou l’approche localement. De même appelle-t-on circonstances {circum- stantiae) des conditions qui, tout en étant en dehors de la substance de l’acte humain, le touchent cependant en quelque façon204.

En morale, le mot « circonstance » désigne donc quelque chose d’accidentel205 à la nature même d’un acte. Plus précisément, des déterminations qui appartiennent à l’acte concret, qui ne le spécifient pas, mais qui influent tout de même sur son degré de bonté ou de malice. La quantité d’argent dérobé dans le cas d’un vol constitue un bon exemple : ce n’est pas la valeur du bien en cause qui rend l’acte mauvais, mais le fait même de s’approprier le bien d’autrui; d’où le proverbe : « Qui vole un œuf vole un bœuf ». Plus cette valeur sera importante cependant, plus le vol sera considéré comme grave. Conclusion : la valeur du bien dérobé exerce une certaine influence sur la gravité du délit, rien de plus.

Ceci dit, il importe de voir que ce n’est pas n’importe quelle détermination de l’acte qui influe sur sa moralité. Par exemple, que l’objet volé soit rouge ou bleu, que le vol ait été celui d’un objet en argent ou en or, qu’il ait été commis le soir ou le matin, de la main gauche ou de la main droite, et autres déterminations semblables, cela n’a, comme tel, aucune incidence sur la moralité de l’acte. Ces déterminations

I-II, q. 7, art. 1, rép.

205 « Les circonstances, a-t-on dit, accompagnent l’acte, tout en existant en dehors de lui. » (I-Π, q. 18, art. 3, obj. 1). — « Les circonstances sont extérieures à l’action en tant qu’elles ne lui sont pas essentielles; elles sont en elle comme ses accidents. » (I-II, q. 18, art. 3, sol. 1).

font partie intégrante de l’acte considéré dans son existence concrète, mais elles n’ont, comme tel, aucun rapport avec sa bonté ou sa malice car elles n’ont, comme tel, aucun rapport à la raison droite. Elles peuvent intéresser l’enquêteur qui doit recueillir les indices afin de coincer le coupable, ou le journaliste qui rapporte les faits en vue d’informer le public, ou encore l’avocat qui s’appuiera sur l’un ou l’autre détail pour établir la culpabilité ou l’innocence de l’accusé, mais pas le moraliste en tant que tel. Certaines déterminations d’un acte peuvent donc lui être inhérentes tout en n’ayant aucune incidence sur sa moralité.

Cette dernière remarque est importante, car elle permet de répondre à l’objec- tion voulant qu’il soit impossible de connaître toutes les circonstances singulières d’un acte concret. À quoi il faut répondre que ce ne sont pas indifféremment toutes les déterminations qui doivent être prises en considération avant de porter un jugement définitif sur la valeur d’un acte, mais seulement celles qui ont un rapport à la raison droite.

En effet, il ne sera pas indifférent du point de vue moral que l’on se soit approprié le bien d’autrui, que la quantité d’argent volé soit grande ou petite, que le vol ait été commis dans un lieu saint ou en vue de commettre un adultère. Tout comme les premières, ces déterminations font partie intégrante de l’acte concret. Contrairement à elles cependant, celles-ci influent sur sa moralité et ne sont pas en nombre infini. Il convient maintenant de faire observer que leur influence se fait sentir de deux manières différentes : les unes en tant qu’elles concourent à constituer la nature même de l’acte (tel le fait de s’approprier le bien d’autrui), les autres, en tant qu’elles en augmentent ou diminuent seulement la bonté ou la malice (tel la valeur du bien dérobé); les premières entrent dans la définition de l’acte considéré en son espèce morale, tandis que les dernières, tout en exerçant une certaine influence morale, n’entretiennent qu’un rapport accidentel à l’acte. Bref, parmi les déterminations d’un acte qui ont un rapport à la raison droite, il y a celles qui lui sont essentielles en ce

qu’elles le constituent en son espèce morale, puis les autres qui n’influent que sur son degré de bonté ou de malice; les premières le spécifient, les autres non.

En raison de ce que suggère l’étymologie du mot, on serait porté à penser que seul ce dernier type de détermination mérite le nom de « circonstance ». Tel ne semble pourtant pas le cas. « Les circonstances, dit encore saint Thomas, sont prises quelquefois comme constituant la différence essentielle d’un objet, en tant qu’on les compare à la raison; et, dans ce cas, elles peuvent spécifier l’acte moral206. » Mais ce n’est là qu’une manière de parler, car ce qui, d’un point de vue, apparaît comme une circonstance de l’acte moral, peut très bien, d’un autre point de vue, être considéré comme un de ses éléments constitutifs, comme l’explique encore T Aquinate :

Ce qui, dans un acte, est considéré comme une circonstance surajoutée à l’objet qui spécifie cet acte, peut ensuite être considéré comme une des conditions principales de l’objet qui détermine l’espèce de l’acte. Ainsi prendre le bien d’autrui est spécifié par sa qualité de bien dérobé, et cet acte est pour cela rangé dans l’espèce du vol; si à partir de là on considère le temps et le lieu, on les envisagera comme des circonstances. [...] Par suite, voler quelque chose dans un lieu saint ajoute à l’acte une opposition spéciale avec l’ordre de la raison. Le lieu, considéré d’abord comme une circonstance, devient alors une des conditions principales de l’objet dans son opposition à la raison207 208. Ces diverses significations distinguées on peut conclure :

Ce qu’on appelle [proprement] circonstance, ce n’est pas la condition au sens de cause dont la substance de l’acte dépend, mais une espèce de condition ajoutée™. Par exemple, dans l’objet, on n’appelle pas circonstance du vol qu’il porte sur le bien d’autrui, car cela appartient à la substance du vol, mais qu’il soit grand ou petit. Il en va pareillement aussi des autres circonstances qui se prennent en rapport aux autres causes. En effet, ce n’est pas la fin qui spécifie un acte qui est circonstance, mais quelque fin ajoutée. Par exemple, qu’un acte de

/u01-II, q. 18, art. 5, sol. 4. 207 1-II, q. 18, art. 10, rép.

208 Condition n’a pas seulement le sens de cause, mais aussi celui de situation, d’état. Il en va de même en latin, où c’est même ce second sens qui est premier et qui veut plus concrètement dire : assaisonnement.

courage soit fait courageusement en vue de la libération d’une cité, ou du peuple chrétien; ou autre chose de la sorte. Il en va pareillement aussi en rapport pour ce qui concerne quoi : en effet, qu’en lavant quelqu’un avec de l’eau on le nettoie, ce n’est pas une circonstance du lavage; mais qu’en le nettoyant, on le refroidisse ou le réchauffe, et qu’on le guérisse ou lui fasse tort, là, c’est une circonstance209.

Pour les proportionnalités, nous l’avons vu, impossible de dire qu’un acte est bon ou mauvais avant d’avoir pris en considération toutes et chacune de ses circonstances. Au terme de cette analyse, on voit mieux comment nuancer cette exigence. Il faut préciser d’abord que ce sont seulement les déterminations qui ont un rapport à la raison droite qui méritent d’être prises en compte et non n’importe quelles. Autrement, comme on l’a dit, on irait à l’infini et il n’y aurait plus de science morale possible, attendu qu’il ne saurait y avoir de science du singulier en tant que tel. Ceci dit, si les circonstances auxquelles ils pensent sont celles qui entrent dans la constitution de l’objet et qui en déterminent l’espèce morale, on ne peut faire autrement que de leur accorder la nécessité de les considérer toutes. Mais s’il s’agit de