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Comment la volonté dépend de !’intelligence

Chapitre III. Des principes incontournables

B. L’objet prime dans la structure essentielle et l’appréciation morale d’un acte

1. Comment la volonté dépend de !’intelligence

Saint Thomas répète à souhait que c’est de son objet que la volonté tire sa bonté ou malice157. Pour bien saisir le sens de ce principe, il faut rappeler que pour lui comme pour Aristote, toutes les puissances de l’âme ont un objet qui leur est propre158. Ainsi la vue, qui est une puissance de l’âme, a pour objet la couleur; l’ouïe, qui en est une autre, a pour objet le son; l’odorat, les qualités olfactives des corps; le

157 « C’est à partir de la bonté et de la malice de la chose voulue que l’acte de la volonté est bon ou mauvais. »

{Super III Sent., d. 39, q. 1, art. 2). Voir encore : I-II, 11, 4, sol. 2; 18,2, rép.; 18, 5, sol. 2; 18, 5, rép.; 18, 6, obj.

1; 18, 8, obj. 2; 18, 8, rép.; 18, 9, rép.; 18, 10, obj. 1; 19, 1, rép.; 19, 3, rép.; 19, 7, sol. 3; 19, 7, rép.; 20, 1, obj.

1.

158 L’universalité de ces propos en fait foi : « Tel est précisément le bien en général, vers quoi la volonté tend naturellement comme toute puissance vers son objet. » (I-II, q. 10, art. 1, rép.) [Nous soulignons].

goûter, leurs saveurs; et le toucher, leurs qualités tactiles, à savoir le dur, le mou, le chaud, le froid, le sec et l’humide159.

Bien que partielle, cette énumération permet déjà de comprendre qu’à toute puissance correspond un objet spécifique, et inversement. Puis donc que la volonté est une puissance spécifique de l’âme, elle devra, elle aussi, avoir un objet qui lui corresponde et qui ne soit celui d’aucune autre puissance, c’est-à-dire un objet propre. Et quel sera donc cet objet ? Saint Thomas nous le dit, c’est le bien en général160. Plus précisément, puisque la volonté est une puissance aveugle, ou mieux, un appétit rationnel, son objet sera le bien appréhendé, c’est-à-dire le bien tel qu’il lui est présenté par la raison161.

Cette dernière précision n’est pas sans importance. Elle explique l’écart qu’on rencontre parfois entre le bien réel et le bien apparent. Il arrive en effet que la raison se trompe et présente à la volonté comme un bien ce qui est en réalité un mal : tel acte mensonger pour se tirer d’embarras, tel vol pour s’enrichir rapidement ou tel adultère pour assouvir ses passions, par exemple. Inversement, il lui arrive aussi de prendre pour un mal ce qui est en réalité un bien : l’opposition des Témoins de Jéhovah aux

159 Nous ne faisons que développer l’analogie de proportionnalité que ΓAquinate présente plus brièvement : « De même que l’être coloré en acte est l’objet de la vue, de même le bien est l’objet de la volonté. » (I-II, q. 10, art. 2, rép.).

160 « Le bien en général qui a raison de fin, est l’objet de la volonté » (I-II, q. 9, art.l, rép.). — « Tel est précisément le bien en général, vers quoi la volonté tend naturellement comme toute puissance vers son objet. » (I-II, q. 10, art. 1, rép.). — « De même que l’être coloré en acte est l’objet de la vue, de même le bien est l’objet de la volonté. » (I-II, q. 10, art. 2, rép.).

161 Les principaux textes sont les suivants : « Il est à remarquer toutefois, puisque toute inclination fait suite à une forme, que l’appétit naturel fait suite à une forme existant réellement, tandis que l’appétit sensitif ou

l'appétit rationnel, qu ’on appelle volonté, est consécutif à une forme appréhendée. Donc, alors que le bien vers

lequel tend l’appétit naturel est un bien réel, celui vers lequel tend l’appétit sensitif ou volontaire est un bien appréhendé. » (I-II, q. 8, art. 1, rép.). — « Il faut juger de l’objet de la volonté d’après la façon dont il est perçu, puisque cet objet est le bien appréhendé par l’intelligence. » (I-II, q. 13, art. 5, sol. 2). — « C’est par la raison que le bien est présenté à la volonté comme un objet » (I-II, q. 19, art. 1, sol. 3). — « Nous venons de voir que la bonté de la volonté dépend proprement de l’objet. Or, l’objet de la volonté lui est présenté par la raison. Le bien saisit par la raison est en effet l’objet proportionné à la volonté. » (I-II, q. 19, art. 3, rép.). — « La volonté ne peut se porter vers le bien si celui-ci n’est pas d’abord saisi par la raison » (I-II, q. 19, art. 3, sol. 1). — « L’objet de la volonté c’est le bien que l’on connaît » (I-II, q. 19, art. 10, obj. 1). — « On a vu précédemment

transfusions sanguines, pour prendre un exemple bien connu, ou encore le refus de la famille ou du personnel médical de cesser un traitement devenu disproportionné. Selon l’heureuse distinction qu’on retrouve quelque part chez Platon, il s’agit alors de biens et de maux apparents et non pas réels162.

Étant donné qu’une puissance ne peut pas défaillir envers son objet propre, si l’on disait que l’objet propre de la volonté est le bien sans autre précision, nous parle- rions comme s’il ne lui arrivait jamais de s’attacher au mal. Ce qui est évidemment faux. Dire que l’objet propre de la volonté n’est pas le bien tout court, mais le bien appréhendé explique l’attachement possible à un bien qui ne soit qu’apparent et rend donc mieux compte de la réalité.

De plus, la distinction qui nous retient permet d’expliquer comment il est possible à la volonté d’adhérer à autre chose que le bien tout en ne cessant pas d’être naturellement tournée vers lui163. Il y aurait en effet absurdité à dire que la volonté adhère au mal en tant que mal, tout en maintenant que celle-ci a pour objet le bien. Mais en précisant que ce mal est alors voulu en tant que l’intelligence y appréhende un bien, fût-ce un bien apparent, la difficulté tombe. Rien n’empêche en effet la raison de se tromper et, par suite, présenter à la volonté une réalité qui apparaisse autrement qu’elle n’est.

que la volonté se porte vers l’objet tel qu’il lui est présenté par la raison. » (I-II, q. 19, art. 10, rép.). [Tous les soulignements sont de nous.]

162 D’où cette importante remarque concernant le fonctionnement de la conscience morale : « La volonté qui refuse d’obéir à la raison ou à la conscience qui se trompe, devient mauvaise à cause de l’objet dont dépend sa bonté ou sa malice; non à cause de l’objet pris en lui-même, mais tel qu’il est saisi accidentellement par la raison, comme un mal à faire ou à éviter. Or, comme l’objet de la volonté, nous l’avons vu, est ce que lui pro- pose la raison, dès que celle-ci présente un objet comme mauvais, la volonté devient elle-même mauvaise si elle se porte vers lui. » (I-II, q. 19, art. 5, rép.). Car, explique-t-il : « Pour qu’on dise que l’objet vers lequel se porte la volonté est mauvais, il suffit qu’il soit tel de sa nature, ou que la raison le considère comme tel; mais pour être bon, il est nécessaire qu’il soit bon sous ce double rapport. » (I-II, q. 19, art. 6, sol. 1).

163 « Aucune puissance ne poursuit autre chose que l’objet qui lui est approprié, dit saint Thomas. Or l’objet de la volonté est le bien. » (I-II, q. 8, art. 1, sol. 2).

Cela permet finalement de mieux voir comment la volonté dépend de l’intelli- gence. En tant qu’elle est une puissance motrice, la volonté est parfaitement autonome et n’est mue par !’intelligence en aucune façon. De ce point de vue, c’est plutôt elle qui meut la raison puisqu’elle en fait usage au même titre que n’importe quelle autre puissance placée sous sa régie164. Mais en tant qu’elle est une puissance appétitive, il est clair que la volonté dépend de !’intelligence; car étant aveugle, elle ne pourrait se porter vers le bien si celui-ci ne lui était d’abord présenté par !’intelligence. Ce qui veut dire qu’en raison de son appétence naturelle pour le bien et de son aversion naturelle pour le mal, la volonté éprouvera infailliblement un attrait pour un objet que la raison lui présentera comme bon (quand bien même celui-ci serait en réalité un mal) ou une répulsion pour un objet qui lui sera présenté comme mauvais (quand bien même celui-ci serait en réalité un bien). Puisque cet attrait et cette répulsion dépendent non pas de l’objet tel quel mais de l’objet tel qu’appréhendé, il est clair que la volonté dépend de !’intelligence en quelque façon.