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Le proportionnalisme, systématisation heureuse de l'éthique?

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(1)

NORMAND L AMOUREUX

LE PROPORTIONNALISME,

SYSTÉMATISATION HEUREUSE DE L’ÉTHIQUE ?

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de !’Université Laval

pour l’obtention

du grade de maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

FÉVRIER 2001

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Bien qu’elle soit l’une des méthodes d’appréciation éthique de l’agir les plus large- ment répandues parmi les moralistes de renom des trois dernières décennies, la théorie pro- portionnaliste n’a été que trop rarement l’objet d’une analyse systématique. L’auteur du présent mémoire se propose de se livrer à pareil exercice. Après avoir exposé le fonctionne- ment de cette théorie, puis dégagé et présenté pour eux-mêmes les principes fondamentaux sur lesquels elle repose en sa teneur essentielle, il attire !’attention sur un certain nombre de sous-entendus et d’enjeux qui passent habituellement inaperçus, et en arrive à montrer qu’en dépit de sa simplicité et de sa portée universelle prétendue celle-ci se heurte à de sérieuses difficultés ; principalement en raison de la conception dualiste et chosifiante de l’agir qu’elle sous-tend. L’auteur montre enfin comment l’approche thomasienne de l’agir permet d’éviter ce double écueil, tout en accordant une part de vrai à l’intuition de fond voulant qu’il soit impossible de se prononcer d’une manière définitive sur la valeur morale d’un acte avant d’en avoir considéré toutes les circonstances.

Yvan Pelletie r

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Proême...1

A. Le titre et sa justification... 1 B. Opportunité...3 C. Propos...4 D. Mode... 6 E. Division... 7

Chapitre I. Une ambitieuse systématisation... 9

Introduction : L ,occasion originelle du proportionnalisme...9

A. Principes fondamentaux... 9

a) Tout acte est d’une certaine manière mauvais... 10

b) Tout acte n’est pas malicieux... 12

1. Le mal, tantôt moral, tantôt seulement naturel... 12

2. Le mal moral, une somme indue de mal naturel...15

a. Répugnance du mal naturel...15

b. Le mal moral, un mal naturel voulu directement...19

c) Toute malice morale est question de disproportion... 22

1. L’intention ultime, seul fondement de la bonté ou de la malice morale... 22

a. Puisque la volonté est spécifiée par son objet... 24

b. Puisque seul l’objet en vue spécifie la volonté... .26

2. La malice morale, disproportion de malice naturelle...28

3. Solution d’apparentes difficultés...30

a. Aucun mal ne doit servir de moyen... 31

b. Aucun mal ne doit s’ensuivre nécessairement... 37

d) Seul l’acte individuel est définitivement bon ou mauvais... 40

1. L’acte bon abstraitement, toujours viciable... 44

2. L’acte mauvais abstraitement, toujours bonifiable... 46

a. Mentir pour sauver une vie... 46

b. Voler en extrême nécessité... 48

c. Enlever un utérus cancéreux en début de grossesse... 49

3. Conclusion : aucun acte n’est intrinsèquement mauvais...51

B. Fécondité et simplicité... 52

a) Volontaire direct et indirect... 54

b) Coopération matérielle et formelle au mal... 56

c) Prépondérance de la règle morale affirmative... 58

d) Universalité de la règle morale... 60

e) Réduction du principe de totalité...62

Conclusion...64

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A. Négation de Γintention objective... 68

B. Tyrannie de Tintention subjective... 73

C. Ouverture à n’importe quel moyen... 78

a) Les soi-disant exceptions... 81

b) Légitimation automatique du seul moyen disponible... 83

D. Réduction du moral au naturel... 86

a) Alors, le plus serait tiré du moins !...87

b) Alors, le mal serait une simple absence, non une privation !... 88

c) Mais le bien naturel est souvent objet du mal moral !... 90

1. La volonté d’un bien naturel est souvent mauvaise moralement... 91

2. L’acte moralement mauvais est bon naturellement en tout ce qu’il a d’être... 91

d) Mais le mal moral est souvent étranger à tout mal naturel !... 92

e) Mais l’acte humain est souvent exempt de tout mal naturel !... 93

1. Exemple : la décision mauvaise, exempte de mal naturel...93

2. Sophisme du conséquent...94

3. Inversion du processus d’abstraction... 95

E. Contrefaçon de principes traditionnels... 95

a) Le volontaire direct ou indirect...96

b) La coopération formelle ou matérielle...100

c) La règle affirmative ou négative... 102

d) Les exceptions... 103

e) Le principe de totalité... 105

Conclusion... 107

Chapitre III. Des principes incontournables... 109

Introduction... 109

A. Le moral parachève le naturel... 110

B. L’objet prime dans la structure essentielle et l’appréciation morale d’un acte 113 a) La bonté ou la malice de l’objet, moralité essentielle... 113

1. Comment la volonté dépend de !’intelligence...113

2. Comment la volonté est spécifiée par son objet... 116

3. Comment, en morale, l’objet réfère toujours à un acte délibéré...120

b) La bonté ou la malice de l’intention, moralité de surcroît... 124

1. Actes internes et externes... 128

2. Finis operis et finis operantis : intention comme objet et comme circonstance... 137

c) La bonté ou la malice des circonstances, moralité de surcroît...141

C. Les actes comportent une moralité intrinsèque... 146

a) Bonté et malice intrinsèque... 146

b) Bonum ex omnibus, malum ex uno...149

D. Le principe dit de l’acte à double effet vise le choix d’actes intrinsèquement bons... 151

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B. Le tort principal du proportionnalisme... 160

Bibliographie... 164

Index des noms propres... 174

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A. Le titre et sa justification

L’appréciation de la bonté ou de la malice morale d’un acte n’est pas chose simple. Les éléments dont il faut tenir compte sont si nombreux qu’on ne sait pas toujours par où commencer. Si l’on cherche conseil auprès de plus avisés que soi, les uns diront qu’il faut accorder un poids prépondérant à Y intention de celui qui agit. D’autres insisteront sur Y objectivité de l’acte et sur son rapport de conformité à la loi ou à ce qui est socialement reconnu et accepté. Suivant une autre sensibilité, la priorité ira aux circonstances concrètes dans lesquelles se déroule l’action. Certains refuseront encore qu’on puisse apprécier un acte à sa juste valeur tant qu’on n’a pas pris en compte ses multiples conséquences. Les plus pointilleux voudraient enfin que la marche à suivre et les critères d’appréciation dépendent de l’acte en question. Ils feront valoir que ce n’est pas de la même manière qu’on analyse et apprécie une action ou une omission, ni un acte dont on est soi-même l’instigateur et que l’on commet seul, ou un acte que l’on commet sous le conseil ou avec le concours d’un autre. Ils voudront aussi que l’on tienne compte des facteurs qui ont pu diminuer, voire supprimer la liberté de l’agent, puisque la responsabilité n’est pas la même

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lorsqu’on agit avec plein consentement et en parfaite lucidité, ou sous l’influence de la pression sociale, de la contrainte, de la colère, de l’ignorance ou de la peur. Sans oublier bien sûr qu’un jugement éthique sérieux suppose la prise en considération de la complexité même du contexte dans lequel l’acte se déroule et de la ou des multiples significations qu’il revêt alors.

On en arrive de cette manière à devoir discerner d’abord, en chaque cas, Vins- trument auquel il faut recourir pour mener à bien son analyse, pour espérer aboutir, ensuite, à un jugement valable, après l’avoir correctement appliqué. Bref, quiconque s’aventure un tant soit peu dans l’univers moral s’aperçoit vite de sa complexité. On ne met pas beaucoup de temps à ne plus y voir clair et à souhaiter trouver un peu d’ordre dans cette foison de règles toutes plus nécessaires et subtiles les unes que les autres et dont on ne parvient pas toujours à voir facilement si elles s’appliquent ou non au cas précis envisagé. En pareille situation, qui ne rêve pas d’une approche simple et sûre, d’une méthode universellement valable qui serait à même de faciliter le travail d’analyse et d’en rendre la marche plus rapide et plus assurée ?

Pour cartésienne qu’elle soit, pareille aspiration ne se cache-t-elle pas au fond du proportionnalisme ? En voulant indiquer une manière de procéder qui permette d’arriver à coup sûr à un discernement fondé sur la bonté ou la malice morale de n’importe quel acte, le proportionnalisme se présente d’emblée comme un effort de systématisation dont l’un des principaux bienfaits est d’opérer une simplification de l’éthique. Non pas une simplification à rabais qui ferait fi de la complexité des situations réelles ou de la variabilité infinie des circonstances concrètes de l’action, mais une simplification au sens d’une approche unifiée autour d’un principe fondamental simple qui, une fois bien compris et appliqué, permette d’opérer un discernement moral sûr et rapide.

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B. Opportunité

Pareille systématisation n’a pas manqué d’attirer !’attention. Présentée avec rigueur et enthousiasme par son instigateur, le jésuite Peter Knauer, la théorie fut d’abord accueillie avec réserve. Une fois surmontée la première méfiance qu’en- gendre toute nouveauté cependant, le proportionnalisme est arrivé à rallier la plupart des moralistes de réputation internationale1, y compris chez les théologiens catholiques... sans doute parmi les plus coriaces à gagner. Même le célèbre moraliste américain Richard A. McCormick, d’abord réticent, a fini par joindre les rangs2.

Comme toute théorie, le proportionnalisme compte aussi une série d’opposants. Pour n’en citer que trois, mentionnons en premier lieu Théo G. Belmans. Dans un important livre paru en 1980 et qui n’est en fait que la publication de sa thèse docto- rale, celui-ci s’en prend vigoureusement à la compréhension de l’acte humain en sa version proportionnalité, et se livre à un règlement de compte systématique avec tous les auteurs qu’il soupçonne du même avis3. Bien que d’un ton plus serein, le dominicain Servais Pinckaers n’en est pas moins résolument contre le proportionna- lisme et consacre un livre tout entier à y opposer vues et objections4. Pour ne men- donner qu’un dernier nom, signalons que l’ancien professeur d’éthique de l’Uni- versité de Lublin puis de Cracovie, le pape Jean-Paul II lui-même, nomme, décrit et

1 Le célèbre moraliste américain Richard A. McCormick mentionne pas moins de vingt-trois noms figurant parmi les chefs de file du proportionnalisme : J. Fuchs, B. Schüller, F. Böckle, L. Janssens, B. Häring, F. Scholz, F. Purger, W. Kerber, C.E. Curran, L. Cahill, P. Keane, J. Selling, E. Vacek, D. Hollenbach, M. de Wächter, M. Farley, J. Walter, R. Ginters, H. Weber, K. Demmer, G. Hallet, B. Hoose et, bien sûr, lui-même (Richard A. McCormick, « Moral Theology 1940-1989 : An Overview », dans Theological Studies, 50 (mars

1989), p. 10). Soulignons que Peter Knauer était alors décédé.

2 Dix ans après avoir émis de sérieuses réserves contre la théorie mise de l’avant par Peter Knauer, l’auteur dé- clare qu’il s’y sent chez lui : « I find myself at home with the conceptual directions being taken by Knauer, Schüller, Fuchs, Janssens, and others. » (comparer Richard A. McCormick, Notes on Moral Theology 1965

Through 1980, University Press of America, 1981, pp. 8-13 et ibid, pp. 535-536). Cet aveu est clairement

réitéré en 1978 lorsqu’après avoir mentionné quelques noms de « ceux qui sont proportionnalités en leur intelligence des normes morales » il ajoute : « and I include myself amongst them » (Notes, 1978, p. 709). 3 Cf. Théo G. Belmans, O. Praem., Le sens objectif de l’agir humain, Librería Editrice Vaticana, Vatican, 1980, 457 p. [Sauf avis contraire, la seule mention de Belmans renverra désormais à ce livre],

4 Cf. Servais Pinckaers, o.p., Ce qu 'on ne peut jamais faire. La question des actes intrinsèquement mauvais.

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attaque directement la théorie qui nous occupe dans son encyclique La Splendeur de la Vérité5.

L’importance qu’on y accorde rend manifeste que le proportionnalisme est digne d’être considéré avec attention. Cette théorie vaut la peine qu’on s’y arrête et mérite d’être examinée avec soin pour en comprendre les principes et le fonctionnement, et vérifier — le cas échéant — dans quelles limites elle vaut et livre les avantages qu’elle promet.

C. Propos

Notre besoin de sens est si fort que nous avons tendance à juger, à généraliser ou à classifier trop vite, quitte à faire entrer le réel de force dans les cadres d’une théorie toute faite. C’est ainsi qu’au sein des sciences expérimentales, par exemple, !’interprétation des phénomènes prend souvent le pas sur !’observation rigoureuse de la réalité. Toute proportion gardée, nous oserions dire qu’il en est de même en morale. Généralement, en effet, on est porté à juger trop vite de la bonté ou de la malice des actions humaines, à prêter hâtivement à leurs auteurs telle ou telle intention d’après les apparences, sans prendre le temps de recueillir et de soupeser tous les facteurs en présence. On condamne trop vite, et on canonise trop vite; par précipitation.

Quiconque veut faire de la morale de façon sérieuse et méthodique doit au con- traire faire preuve de circonspection. Tout discernement moral fondé, en effet, a besoin de s’appuyer sur une bonne documentation des circonstances et des intentions concernées. C’est d’ailleurs au nom de cette nécessaire circonspection que les proportionnalités ont cru devoir distinguer mieux entre les niveaux purement physique et moral d’un acte. Ils ont ainsi souligné l’indépendance que garde la mo- ralité par rapport à l’existence brute de l’acte, le même acte physique pouvant, à

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mesure que s’ajoutent des circonstances et des intentions concrètes, sortir d’une in- différence morale originelle pour acquérir, successivement, bonté ou malice.

L’acte physique de prendre un objet, par exemple, est en lui-même neutre. Mais il devient moralement mauvais s’il consiste à s’emparer d’une grosse pierre pour la laisser tomber du haut d’un pont sur la tête d’un passant. A l’inverse, il devient moralement bon dans le cas où il consiste à prendre une miche de pain pour s’en nourrir. Puis, moralement mauvais, si l’on ajoute que cette miche appartenait à quelqu’un d’autre. Puis à nouveau bon, si l’on précise que ce vol fut commis par un indigent sans autre recours pour apaiser la faim de ses enfants. Sur ce dernier point, il faut savoir en effet que les moralistes de toutes tendances s’entendent généralement pour dire qu’il n’y a pas de faute à prendre ce dont on a besoin pour manger, à con- dition bien sûr d’être en situation de nécessité extrême et de n’être pas soi-même res- ponsable de cette situation6.

On voit par cet exemple comment un acte physique, foncièrement neutre en lui-même, se situe en dehors du domaine de la moralité; et comment ce sont l’intention et ses autres circonstances qui le déterminent ou, dit autrement, qui lui confèrent sa valeur proprement éthique. Nous voyons aussi — et c’est là le point capital — comment notre appréciation de la moralité d’un acte difiere, selon que nous avons tenu compte de telle ou telle circonstance, ou non; et comment il est difficile, voire impossible, d’émettre un jugement définitif sur lui, tant et aussi longtemps que la prise en compte de tous ses facteurs déterminants n’a pas été faite. Il y a dès lors lieu de se demander si la même prudence ne devrait pas modérer l’évaluation de tout acte.

6 Sur ce point, citons l’opinion de Thomas d’Aquin derrière laquelle on se range d’habitude : « En cas de nécessité, toutes choses sont communes. Il n’y a donc pas péché à prendre, en ce cas, le bien d’autrui, puisque la nécessité en a fait un bien commun. » (II-II, q. 66, art. 7, sed).

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Cette attention à la singularité des actions humaines a conduit les proportionna- listes à formuler leur intuition fondamentale : la bonté morale d’une action concrète tient toute à une proportion raisonnable à observer entre le bien objectif qu’elle vise et les maux, eux aussi objectifs, qui en découlent inévitablement. Quant au mal moral, il tiendrait inversement à une disproportion en faveur du mal, entre les biens et les maux résultant de l’action. C’est cette intuition, fondement et racine du proportionnalisme, que nous nous proposons d’examiner pour en vérifier la valeur et la portée.

D. Mode

Nous avons parlé jusqu’ici du proportionnalisme comme d’une chose parfaite- ment univoque. Il faut cependant savoir qu’il y a plusieurs approches relatives à cette théorie. Même si les idées de fond sont toujours les mêmes et s’il y a identité au moins générique entre elles, il reste que les auteurs ne disent pas toujours exactement la même chose de la même manière. Le vocabulaire et les exemples varient, la perspective change, de même que les accents et les préoccupations de tout un chacun. Fuchs, par exemple, insiste sur le rôle des circonstances et essaie de montrer leur mode d’influence dans le déroulement concret de Faction7. Janssens s’intéresse au rapport entre l’acte externe et l’intention de l’agent pour en mieux comprendre Far- ticulation et tenter de préciser la nature de leur union8. Pour sa part, Knauer s’efforce de montrer comment le proportionnalisme se rattache à certains principes déjà connus et admis en morale, mais dont on n’avait jamais perçu jusque-là toute l’universalité, et

7 Voir l’article souvent cité de Joseph Fuchs, « Le caractère absolu des normes morales d’action », dans Existe-

t-il une morale chrétienne ?, Gembloux, J. Duculot, 1973, pp. 52-92 [Sauf avis contraire, la seule mention de Fuchs renverra à cet article.].

8 Nous référons ici à !’incontournable article de Louis Janssens intitulé « Ontic Evil and Moral Evil », dans

Readings in Moral Theology N° 1, New York / Ramsey / Toronto, Paulist Press, 1979, pp. 40-93 [Sauf avis

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comment la nouvelle théorie qu’il présente, en fin de compte, n’est pas si nouvelle qu’elle n’y paraît9.

Quoi qu’il en soit de cette multiplicité accidentelle, il reste que c’est pour partager des éléments communs que toutes ces approches méritent le nom de « pro- portionnalisme ». Cette théorie a une consistance propre et comporte une kyrielle de caractéristiques qui permettent tout à la fois de l’identifier et de la distinguer de tout ce qui n’est pas elle. Somme toute, un certain nombre de principes en constituent la nature et en commandent tant la compréhension que le fonctionnement.

C’est à cette identité de nature que nous voulons nous attarder dans notre mémoire. À ces éléments qui entrent dans la constitution même de la théorie, présents dans n’importe quelle présentation qu’on en fait, et sans lesquels il ne serait plus possible de parler de proportionnalisme. Nous voudrions les dégager pour eux-mêmes et les regarder en face, afin de nous en faire une meilleure idée. Tout le reste de notre exposé — recours aux auteurs, cas types, exemples, rattachement à des exposés plus traditionnels, etc. — servira à !’intelligence de ces principes et à en déterminer le plus clairement possible la signification.

E. Division

Il s’agit de faire porter notre examen sur le proportionnalisme dans le but de nous en faire une opinion fondée. Un tel propos relève manifestement de !’investiga- tion dialectique. Le déroulement de notre exposé présentera donc les trois parties que comporte naturellement tout examen du genre.

9 Cf. Peter Knauer, « La détermination du bien et du mal moral par le principe du double effet », dans Nouvelle

revue théologique, 87 (1965) : 356-376 et « The Hermeneutic Function of the Principle of Double Effect»,

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Il nous faudra d’abord présenter le proportionnalisme de la manière la plus ob- jective possible. En nous appuyant sur les écrits de ses principaux représentants et en allant à l’essentiel de la théorie, nous chercherons à bien mettre en évidence les principes sur lesquels roule son mécanisme, de manière à mieux nous rendre compte à la fois de sa nature, de son fonctionnement et de sa fécondité.

Ensuite, nous mettrons cette théorie à l’épreuve afin d’en vérifier l’ampleur et la solidité. Il s’agira alors de la passer au crible de la raison et de voir à quel genre d’objection elle prête flanc. Nous mettrons alors en évidence ses principales faibles- ses, apparentes ou réelles, et énumérerons un certain nombre de difficultés à résoudre pour en garantir la crédibilité.

Enfin, nous présenterons quelques pistes de solution en proposant un certain nombre de principes qui nous semblent indispensables à la résolution des difficultés préalablement soulevées.

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Une ambitieuse systématisation

Introduction : L’occasion originelle duproportionnalisme

La résistance à des principes moraux absolus s’est faite de plus en plus grande depuis deux siècles, et l’effort de s’en émanciper a amené, peu à peu, jusque dans l’É- glise catholique, à concevoir le mal moral en termes quantitatifs, à la manière de la doctrine utilitariste : l’action se juge mauvaise moralement, qui implique trop de mali- ce pour ce qu’elle comporte de bonté. Ce qui conduit à imaginer que des situations et circonstances diverses feront du même acte tantôt une action bonne, tantôt une action mauvaise. Puis, après plusieurs tentatives théoriques plus ou moins complexes, a surgi l’idée de Knauer de tout rapporter à une extension du principe des actes à double effet, à laquelle de plus en plus d’auteurs se sont ralliés pour sa simplicité et sa clarté.

A. Principes fondamentaux

Dans les lignes qui suivent nous allons présenter les principes fondamentaux du proportionnalisme. Et nous allons le faire suivant un ordre qui s’éloigne quelque

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peu de celui qu’on trouve chez les auteurs eux-mêmes, ceux-ci étant trop souvent plus préoccupés de convaincre et de ne pas donner prise à attaque, que de faire comprendre ce qu’ils avancent. Comme pour ce faire ils protègent leurs affirmations derrière des cas extrêmes à saveur un peu trop sentimentale, on risque de ne pas très bien voir les principes sur lesquels ils fondent leur doctrine. Nous voudrions dégager ces principes et les présenter d’une façon qui en fasse apparaître l’articulation et permette au lecteur d’entrer progressivement dans l’intelligence de la théorie.

a) Tout acte est d’une certaine manière mauvais

Il est de l’expérience de tous que bien des actes que l’on pose ont des conséquences néfastes... même parmi ceux qu’on pose avec la meilleure intention: les dommages les plus regrettables y côtoient les avantages les plus recherchés. Il importe d’attirer !’attention sur ce point, car le proportionnalisme y tourne tout entier comme sur un de ses gonds principaux.

Pour atténuer la douleur d’un cancéreux en phase terminale, par exemple, le seul moyen connu consiste à lui administrer des analgésiques. La plupart du temps, une dose de morphine bien calculée réussira à calmer momentanément la douleur. Mais la même dose aura aussi pour conséquence d’affaiblir le cœur du patient et, partant, d’écourter son espérance de vie.

Pour donner un autre exemple de ce que nous voulons dire, supposons un homme dont la jambe soit atteinte par la gangrène. Si on n’intervient pas rapidement, l’infection va se répandre, monter jusqu’au cœur et entraîner la mort du malheureux. En revanche, retrancher la partie infectée permettra d’enrayer la propagation du mal et de lui sauver la vie. Mais, au même moment, le membre sera perdu à tout jamais. Pour sauver la vie de cette personne, il faudra donc se résoudre à la priver définitivement d’une jambe, et donc à lui causer un certain mal. Autrement dit, le seul moyen connu

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d’intervenir de façon efficace consiste à l’amputer; ce qui, nous venons de le voir, comporte à la fois des avantages et des inconvénients sérieux.

Il existe donc des cas où un bien important ne peut pas être atteint ou sauvegar- dé autrement qu’en causant un certain mal. On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs, dit le proverbe. Et cela se vérifie aussi bien en morale qu’au sein de n’importe quelle autre entreprise humaine. Mais il y a plus, car les proportionnalités voudraient que le fait d’être un amalgame de biens et de maux ne soit pas le lot d’un petit nombre d’actes seulement, ou des plus rares, mais de tout acte humain; quel qu’il soit. En ce monde de contingence, fait-on valoir, rien de ce qu’on peut faire n’est totalement bon ou totalement mauvais. On veut dire par là qu’il n’est pas possible d’agir sans une certaine compromission avec le mal, et que tout acte comporte sa panoplie de conco- mitants et d’effets bons et mauvais, nécessaires ou contingents, inextricablement et ir- rémédiablement entremêlés dans le déroulement concret de l’action.

Dans la perspective proportionnalité, un acte aussi simple que marcher comporte des aspects bons comme d’activer le sang, de nous rapprocher d’un lieu, d’une personne ou de l’objet désiré, etc., mais aussi et inévitablement un certain nombre d’inconvénients qui lui sont rattachés. On peut penser par exemple à la fatigue qui résulte de l’effort musculaire fourni, au lieu que l’on quitte pour en gagner un autre, à Y accident de circulation dont il peut être la cause, à la crise cardiaque qu’il peut provoquer ou à la mauvaise rencontre dont il peut être l’occasion.

Prendre un objet dans ses mains a aussi des effets bons comme faire usage ou mettre en possession d’un bien, exercer les bras, etc. Mais il peut aussi et en même temps priver quelqu’un d’autre de son bien ou causer une entorse lombaire. Couper un membre permet d’enrayer la propagation d’une infection grave et de sauver la vie d’une personne, mais entraîne du même coup un handicap permanent. Parler établit la

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communication, dévoile les pensées secrètes, transmet des informations à autrui, etc., mais peut tout à la fois induire en erreur, tromper, détruire une réputation, ou blesser.

On le voit, quel que soit l’acte que l’on pose, il semble que la frustration d’un autre bien s’ensuive... ne serait-ce, comme le suggère Knauer, qu’en raison de la renonciation à un autre acte que son choix implique10 11. D’où ce principe proportionnalité, formulé on ne peut plus clairement par Janssens, que tout acte concret implique un certain maln. Poussant son analyse un peu plus loin, ce dernier explique que cette nécessaire compromission avec le mal est due au fait que nous vivons dans le temps, dans l’espace, avec d’autres, dans un monde matériel et, de plus — car il est de tradition judéo-chrétienne —, marqué par le péché12; autant de lieux où la contingence est manifeste, serions-nous tentés de faire remarquer.

b) Tout acte n’est pas malicieux

1. Le mal, tantôt moral, tantôt seulement naturel

Il semble clair, maintenant, qu’on ne saurait agir sans qu’un certain nombre de dommages soient occasionnés du même coup. Doit-on renoncer à l’action pour autant ? Va-t-on considérer tout acte comme immoral du fait qu’il est en quelque façon mauvais et comporte du mal ? Bien évidemment non ! En raison de son indétermination native, l’homme a énormément besoin de compléter son être en agissant. Il lui faut à tout le moins se nourrir, se vêtir et se loger. Et il ne doit pas y re- noncer sous prétexte qu’il ne peut agir sans provoquer certains effets fâcheux.

10 Voir l’article qui a donné le coup d’envoi au proportionnalisme : Peter Knauer, « La détermination du bien et du mal moral par le principe du double effet », dans Nouvelle Revue Théologique, 87 (1965), p. 371 [Sauf avis contraire, la seule mention de Knauer renverra désormais à ce texte fondamental.].

11 « We feel that we may take the position on this level that each concrete act implicates ontic evil » {Janssens, pp. 60-61) [Nous soulignons].

12 Janssens, pp. 60-61 : « We feel that we may take the position on this level that each concrete act implicates ontic evil because we are temporal and spatial, live together with others in the same material world, are

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D’ailleurs, qui ne se sentirait pas ridicule de dire, par exemple, que faire l’aumône à un pauvre ou marcher sur l’herbe sont des actes mauvais ou contraires au bonheur humain ? Pourtant, et pour peu qu’on y regarde de près, le mal s’y trouve étroitement lié. Ne serait-ce que du fait d,écraser les brins d’herbe dans un cas, ou de ne plus avoir l’argent donné dans l’autre. L’erreur vient de ce qu’on identifie trop vite ce mal au mal moral, alors qu’il importe de les distinguer soigneusement. Janssens s’exprime là-dessus avec toute la clarté voulue :

Ontic evil is always present in our concrete activity... It cannot be con- eluded that it is inevitably morally evil to cause ontic evil or to allow it to remain in this world by our actions. If this were the case, there would not be any way to act morally13.

On comprend dès lors la nécessité de distinguer deux niveaux de malice, tous deux réels, mais dont l’un n’a pas lieu d’être imputé moralement : « We must act. Consequently, it cannot be said that all activity is essentially tied up with moral evil, although ontic evil is always present in the activity. Ontic evil and moral evil, hence, are not the same14. »

Ceci n’a rien d’une distinction byzantine. Elle rejoint au contraire, au moins implicitement, l’expérience éthique de tout le monde. Le signe en est que personne ne se scandalise de voir quelqu’un tailler son gazon ou émonder ses arbres. Elle est, de plus, tout à fait en harmonie avec le fait que nous vivions dans un monde marqué par la contingence. Il semble donc tout à fait raisonnable de distinguer soigneusement entre le mal proprement moral et une autre forme de mal appelé indifféremment non- moral, pré-moral, physique ou antique, voire ontologique15. L’épithète employée varie

involved and act in a common sinful situation. » [C’est Janssens qui souligne]. Et un peu plus loin l’auteur insis- te à nouveau : « Ontic evil is always present in our concrete activity. » (ibid., p. 66).

13 Ibid., pp. 66-67 [C’est Janssens qui souligne],

14m¿,p. 67.

15 Dans la même ligne, Fuchs demande si on n’aurait pas négligé « la différence décisive entre mal (übel) et

mauvais (böse), c’est-à-dire entre le mal dans son sens pré-moral (physique, antique) et le mal dans son sens moral » {Fuchs, p. 78).

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selon les auteurs16, mais, toujours, on veut désigner par là une forme de mal qui se situe en dehors de la moralité.

Soulignons tout de suite qu’aucune des épithètes qu’on vient de mentionner n’est totalement satisfaisante. Parler comme Knauer d’un mal ontologique, semble contredire le principe selon lequel l’être et le bien sont convertibles. Dans ses écrits ultérieurs, il abandonne d’ailleurs lui-même cette manière de parler. Physique risque d’être entendu d’une manière trop purement matérielle. Non-moral n’est pas assez précis, et ontique se différencie assez artificiellement d’ontologique. Quant à pré- moral, l’expression laisse supposer trop facilement un rapport obligé à la volonté de l’homme, comme si un mal ne pouvait pas se produire indépendamment d’elle — par l’activité d’une bête ou d’une force aveugle, par exemple.

Choisir la meilleure façon de s’exprimer n’est donc pas chose facile. Comme ce qu’on veut désigner par là est un mal qui n’est pas moralement imputable, un mal, donc, qui est engendré par l’action de l’homme, mais qui n’est ni voulu ni choisi, le terme le plus adéquat nous paraît être naturel. Encore là, tout n’est pas parfait; car ce mot, en plus de s’ajouter à une liste déjà trop longue, ne semble rien d’autre qu’une francisation de physique, avec, peut-être, une connotation chosifiante un peu moins prononcée. Faute de mieux toutefois, c’est celui que nous allons retenir pour la suite.

L’important étant de bien comprendre cette importante distinction, prenons le temps de l’illustrer d’une manière encore plus claire.

Un homme est-il en train de couper du bois ? On peut dire qu’il agit, mais on n’est pas à même d’apprécier moralement son action, car ce qu’on en dit n’est pas encore assez déterminé pour qu’on soit en mesure de se prononcer à son sujet. On

16 Ainsi, là où Knauer parle en terme de mal ontologique, Janssens parle en terme de mal ontique, Fuchs en terme de mal pré-moral et McCormick en terme de mal physique.

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peut cependant discerner la présence d’un certain nombre de maux naturels qui s’y trouvent impliqués. Sa hache fend-elle un arbre ? Il est en train de détruire un être vivant. Travaille-t-il avec ardeur ? Il se fatigue. Assène-t-il des coups puissants ? Il é- mousse le tranchant de son outil. Taille-t-il des rondins pour construire une maison ? Il doit renoncer par le fait même à en faire du bois de chauffage. Voilà autant d’exemples de maux impliqués dans son action. Jusque-là, remarquons-le de nouveau, rien n’a encore été dit quant à la valeur morale de l’acte. Tous ces inconvénients, aussi réels soient-ils, sont encore étrangers à l’ordre proprement éthique. En un mot, ce ne sont encore que des maux que nous convenons d’appeler naturels.

2. Le mal moral, une somme indue de mal naturel

a. Répugnance du mal naturel

Du point de vue proportionnalité, tout acte, avons-nous dit, apparaît comme un amalgame d’avantages et d’inconvénients. Ces derniers sont inévitables et nous venons de préciser qu’ils sont en dehors du champ proprement éthique. Ils peuvent entretenir un certain rapport avec la moralité de l’acte, comme nous le verrons, — et comme le suggère d’ailleurs l’épithète pré-moral qu’on utilise parfois pour les qualifier —, mais ils sont encore, pour ainsi dire, infra-moraux.

Afin de bien montrer qu’il s’oppose au mal moral, on peut faire valoir que le mal naturel n’est pas obligatoirement causé par l’homme. La destruction de tout un village, par exemple, constitue certainement une perte importante et donc un mal. Cette destruction peut être due, par exemple, à un attentat terroriste, à l’acte d’un dangereux pyromane, ou se produire sous la force de frappe d’une armée qui donne l’assaut. Mais il n’est pas nécessaire qu’elle se produise sous l’influence de la volonté humaine. Elle peut aussi être causée par une tempête tropicale, l’éruption d’un volcan,

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un raz-de-marée ou un tremblement de terre; autant de choses qui n’ont rien à voir avec la décision d’un être doué de volonté réfléchie.

Le mal naturel peut donc être produit par des causes non volontaires ou aveu- gles. Ce qui est déjà une raison suffisante pour le distinguer du mal moral. Mais il peut aussi être lié à un acte parfaitement délibéré. C’est ce rapport entre le mal naturel et la volonté délibérée qu’il nous faut maintenant considérer, car c’est bien sûr lui qui nous intéresse au premier plan, et non pas l’autre.

D’entrée de jeu, nous serions portés à dire que le mal naturel peut entretenir trois sortes de rapports différents avec la volonté, selon qu’il est 1) délibérément choisi, 2) commis à contrecœur ou 3) simplement prévu et toléré comme effet secondaire inévitable de l’acte posé.

D’une première façon, en effet, le mal naturel peut être délibérément choisi et causé par la volonté de quelqu’un. Celui qui ment pour se tirer d’affaire, par exemple, ne commet pas forcément un mal très grave, mais il choisit quand même délibérément le mensonge comme moyen de parvenir à ses fins. Ce faisant, il choisit d’induire autrui en erreur et le prive de la vérité tout en abusant de sa confiance. On remarquera que le tort ainsi causé n’a rien d’un effet secondaire plus ou moins imprévisible. Il est au contraire parfaitement planifié. Mieux, il est voulu et causé. Ce mal cesse dès lors d’être quelconque et passe, pour ainsi dire, du champ naturel au champ proprement éthique. Pour cette raison, appelons « volontaire » cette manière pour le mal naturel de se rapporter à la volonté.

D’une deuxième façon cependant, il peut arriver que le mal commis l’ait été directement, mais à contrecœur et avec tristesse. On se résigne à le commettre, mais c’est parce qu’il est inévitable et qu’on ne peut pas atteindre ou préserver autrement un bien plus important ou plus urgent. C’est ce qui arrive, par exemple, quand on est

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obligé de couper la jambe d’un homme frappé par la gangrène. On aimerait mieux le sauver d’une autre façon, mais en l’absence de toute autre alternative valable, on se résigne à lui retrancher une partie du corps. On cause alors un certain mal, puisque la jambe sera définitivement perdue. On doit même dire qu’on le cause délibérément, puisque c’est précisément ce qu’on cherche à faire. Mais il reste que c’est à contrecœur et sous la pression des faits qu’on agit ainsi. Puisque le mal commis ré- pugne à la volonté de celui qui le cause, appelons « in-volontaire » cette manière pour

le mal naturel de se rapporter à la volonté.

D’une troisième et dernière façon maintenant, le mal naturel peut n’être qu’un effet secondaire inévitable de l’acte posé, sans qu’on puisse dire que le mal en question ait été délibérément voulu ou choisi. Il n’est alors ni volontaire, comme dans le premier cas, ni in-volontaire, comme dans le deuxième, mais, disons, simplement « non volontaire ». Prenons le cas d’une femme qui doit prendre un produit pour régulariser sa pression artérielle. L’acte consiste à absorber le comprimé prescrit. Tout le reste, c’est la vertu active du médicament qui l’opère, sans que sa volonté n’inter- vienne. On peut bien dire qu’en voulant le moyen cette personne voulait aussi Veffet de ce moyen. Nous nous retrouvons alors devant une sorte de voluntarium in causa. Un bon proportionnalité fera alors remarquer que le médicament en question entraîne à sa suite un ou plusieurs effets secondaires fâcheux (qui constituent autant d’inconvé- nients, et donc de maux), que ces effets se situent tous à côté de son effet principal et que c’est uniquement cet effet principal qui est visé par la volonté, sans que les effets secondaires soient objet de choix. Par cet exemple, on voit donc comment il est possible qu’un certain nombre de maux naturels soient rattachés d’une manière nécessaire à un acte délibérément choisi, sans avoir été eux-mêmes choisis pour autant. Ce cas se distingue des deux précédents en tant que, contrairement à eux, le mal n’est pas délibérément choisi ou causé, mais prévu et toléré, sans plus. Son seul rapport à la volonté vient du fait qu’il découle d’une manière prévisible d’un acte qui, lui, a été délibérément choisi et posé.

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On aura compris par là qu’il n’y a pas un seul, mais une diversité de rapports possibles entre la volonté et le mal naturel. Quel que soit ce rapport cependant, il doit être clair qu’on ne peut pas se permettre de causer un mal pour le simple plaisir de la chose. En effet, sachant que le mal naturel impliqué dans une action est une forme de mal, on voit tout de suite que celui qui le cause sans raison suffisante commet une faute17. Sectionner la jambe d’un autre, par exemple, c’est automatiquement commettre un mal naturel. S’il s’agit d’un membre gangrené et qu’on procède à son ablation pour empêcher la mort d’un malheureux, on est justifié d’agir de la sorte. Mais en l’absence d’une telle raison d’agir, ce n’est plus à une amputation que l’on procède, mais à une mutilation éhontée.

Pareillement, causer délibérément la mort d’autrui, c’est se rendre responsable d’un mal naturel très grand et à éviter le plus possible. Mais il y a des circonstances où, selon les proportionnalités, il est licite de le faire. En temps de guerre, par exemple, un soldat est tout à fait justifié d’abattre le soldat ennemi armé qui fonce vers lui18. À l’inverse, si on n’a pas de raison suffisante pour disposer ainsi de la vie d’autrui, il est clair qu’on ne se méritera pas une médaille de bravoure pour avoir combattu, mais la prison.

Pour les tenants du proportionnalisme, donc, si un mal n’est pas automatiquement un mal moral et s’il est des cas où le mal naturel peut être légi- timement causé, il doit quand même être évité le plus possible. Et on ne peut pas le commettre sans faute si on n’a pas une raison suffisante de le faire. La règle d’or, ici, consiste, comme dit Janssens, à causer ou tolérer le moins de mal naturel possible :

17 « It is obvious that we would fall into immorality if we should strive for ontic evil itself and/or its own sake »

{Janssens, p. 69).

18 Cela semble l’opinion de saint Thomas : « Il est illicite de viser à tuer quelqu’un pour se défendre, sauf pour celui qui détient l’autorité publique et qui, visant à tuer un homme pour sa défense, rapporte cela au bien public, comme il appert du soldat en combat contre des ennemis et de l’agent en combat contre des malfaiteurs. » (II-II, q. 64, art. 7, rép.).

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« you shall neither bring about (cause by your actions) nor tolerate (allow to grow by your omissions, by failing to act) ontic evil19 ».

S’il a à sa disposition un moyen vraiment efficace d’enrayer la propagation de la gangrène sans couper le membre infecté de son patient par exemple, et que le me- decin ne l’emploie pas, il cause plus de mal qu’il n’est objectivement obligé de le faire et, partant, pose un acte moralement désordonné. Le mal naturel se mue alors, pour ainsi dire, en un mal moral. De même, si un médecin prescrit à sa cliente un mé- dicament à effets secondaires désagréables tout en sachant qu’un autre produit aussi abordable aurait fait l’affaire tout en étant moins nocif, il se trouve à tolérer qu’il lui advienne plus de mal que nécessaire et, conséquemment, se met en faute. Causer ou tolérer plus de mal naturel que nécessaire, c’est, du point de vue proportionnaliste, se rendre responsable d’un désordre contraire à la raison, et faire passer le mal naturel au statut de mal moral. En un mot, c’est fauter.

b. Le mal moral, un mal naturel voulu directement

Bien qu’on ne puisse pas les identifier purement et simplement l’un à l’autre, il y a tout de même une corrélation entre le mal moral et le mal naturel. C’est ce rapport qu’il nous faut maintenant énoncer avec plus de précision, car toute la théorie proportionnaliste y est comme suspendue. Mais par souci de synthèse et de clarté, reprenons d’abord brièvement le chemin parcouru jusqu’ici.

Pour les proportionnalistes, tout acte humain implique un certain nombre de maux. La présence de ces maux est inévitable et ceux-ci n’ont, en eux-mêmes, aucune valeur proprement éthique. Et si de tels maux peuvent être licitement produits par l’homme en certains cas, ils doivent surtout être évités le plus possible, car il est immoral d’en causer ou tolérer plus que nécessaire. La question qui se pose dès lors

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est celle de savoir quand et à quelle(s) condition(s) le mal naturel devient un mal moral et quand, au contraire, il est évincé par le bien. À cette question aussi simple que fondamentale, tout proportionnalité qui se respecte répond que c’est laprépondé- rance du mal sur le bien qui rend l’acte moralement mauvais.

— Peut-on, en agissant, n’occasionner aucune forme de mal ? — Non, puisque l’on vit dans un monde marqué par la contingence. — Commet-on alors automatique- ment un délit ? — Non plus, car la considération des biens naturels doit aussi entrer en ligne de compte dans l’appréciation globale de la moralité d’un acte. — Et quand y aura-t-il faute ? — Quand on aura causé ou toléré plus de mal naturel que la poursuite d’un bien ou la réalisation de notre devoir ne l’exigeait objectivement.

On aura compris que dans la perspective proportionnalité, c’est le mal naturel qui sert de mesure au mal moral, et non l’inverse. Autant de mal naturel, autant de mal moral il y a, serait-on tenté de dire, tant celui-ci est lié à celui-là. Pour être exact, il faut cependant préciser que c’est en fonction du mal naturel superflu qu’on y évalue le mal moral. Ce n’est donc pas la simple présence du mal naturel à l’intérieur de l’acte qui importe ici, ni sa quantité — fut-elle considérable —, mais la proportion dans laquelle il s’y trouve, comparativement à tout le bien qui s’y trouve aussi, ou qui aurait pu s’y trouver. De telle sorte que ce sera la prépondérance des biens sur les maux naturels qui fera l’action moralement bonne, ou la prépondérance des maux sur les biens naturels qui la fera moralement mauvaise.

On est plus à même de le voir maintenant : plus qu’une simple mesure objective et extrinsèque du mal moral, le mal physique en est un véritable élément de définition. On peut même aller jusqu’à dire qu’un proportionnaliste ne pourrait le définir sans lui. Ce point capital semble avoir été affirmé clairement pour la première fois par Knauer. Au terme de son célèbre article, en effet, il se demande : « Mais quel est le rapport du mal ontologique au mal moral ? ». Et il répond :

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On peut admettre un mal ontologique dans la mesure où il est justifié par une raison proportionnée : dans ce cas, il n’est qu’indirectement volontaire. Par contre, l’admission directe, c’est-à-dire non justifiée par une raison proportionnée, d’un mal ontologique devient par le fait même un mal moral20.

La pensée de Knauer ne laisse place à aucun doute : si le mal impliqué dans un acte est justifié par la présence d’une raison proportionnée, ce mal demeure un simple mal naturel et ne joue aucun rôle dans la spécification éthique de l’agir; mais si la pré- sence d’une telle raison fait défaut, alors le mal naturel revêt la nature d’un mal moral. « C’est le principe du double effet qui répond à la question de savoir quand un mal ontologique devient un mal moral et quand il est, au contraire, évincé par le bien21. » Ce qui revient à dire que le mal moral se réduit au fait d’admettre un mal na- turel sans raison proportionnée. Bien plus, il se définit en rapport à lui : « such an evil [physical evil] is not a moral evil, even if moral evil is definable only in relation to it22 ».

Cette doctrine de la réductibilité du mal moral au mal naturel se retrouve égale- ment chez Janssens. Dans son article, ce dernier traite de la portée des interdits moraux et parle de mal ontique plutôt que de mal naturel, mais l’idée est la même23 comme on peut le constater :

We have undertaken this study to explain the meaning and the significance of the concrete material norms of morality. This category of norms prohibits ontic evil. They show us that we should not kill, maim someone, utter falsehoods, harm others (...), fail to act to

20 Knauer, p. 376 [C’est Knauer qui souligne]. 21 Ibid., p. 357 [Nous soulignons],

22 Peter Knauer, « The Hermeneutic Function of the Principle of Double Effect », dans Readings in Moral

Theology N° 1, New York / Ramsey / Toronto, Paulist Press, 1979, p. 2.

23 Dans sa thèse doctorale, Belmans n’hésite d’ailleurs pas à reformuler les dires de Janssens dans le vocabulaire de Knauer : « On se rappelera que, dans son article intitulé Ontic Evil and Moral Evil, Janssens prétend réduire les normes morales à la défense de causer du mal physique sans qu’il y ait une raison suffisante de le faire » (Belmans, p. 360). Et encore : « La thèse principale de Janssens concerne la réduction du mal moral à un mal

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eliminate ignorance, sickness, hunger, etc. They are reducible to : you shall neither bring about (cause by your actions) nor tolerate (allow to grow by your omissions, by failing to act) ontic evil24.

c) Toute malice morale est question de disproportion

1. L’intention ultime, seul fondement de la bonté ou de la malice morale

Pour les proportionnalités, en somme, la question suprême est de savoir quand et à quelles conditions le mal naturel peut être admis. « Le principe fondamental de toute la morale, dit Knauer, sera donc celui qui nous permettra de décider quand un bien ontologique est ‘simplement bon’ et quand, au contraire, le mal ontologique l’emporte sur le bien et devient ainsi ‘simplement mauvais’25. » Il est bien sûr qu’un acte impliquant un ou des dommages importants — comme n’importe quel autre acte, d’ailleurs — ne pourra être moral que si Ton fait porter son intention sur son aspect bon, sur les conséquences heureuses ou les effets bénéfiques qu’il a, et si on se refuse autant qu’on peut à ses aspects mauvais. Il n’est pas question ici d’hypocrisie — faire comme si on ne prévoyait pas la malice attachée aux résultats, ou comme si on ne l’admettait pas, même indirectement —, mais de pleine conscience de l’enjeu. Or il faut savoir que ce qui donne sa couleur morale à une action, ce sont les conséquences qui entrent dans l’intention, et non les autres qui, n’étant pas voulues, n’ont qu’un rapport accidentel avec l’action et sa spécification morale. C’est ce que déjà l’Aqui- nate ne voyait aucune difficulté à affirmer clairement :

Un acte peut fort bien avoir deux effets dont Tun seulement est voulu, tandis que l’autre ne Test pas. Or les actes moraux reçoivent leur spéci- fication de l’objet que Ton a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l’intention, et demeure, comme on le sait, accidentel à l’acte26.

24 Janssens, p. 84. 25 Knauer , p. 357. 26 H-H, q. 64, art. 7, rép.

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Dès que l’intention concrète s’attache à ce qui s’en ensuit de malice naturelle, un acte devient immoral; tout ce qu’il y a de bon dans ses conséquences devenant quelque chose d’accidentel en lui. Les moralistes de toutes tendances s’entendent en effet pour affirmer que le fait de viser le mal pour lui-même rend l’acte mauvais, même si un tel acte comportait par ailleurs un certains nombre de biens qui lui sont rattachés. Janssens l’énonce d’une manière incisive : « we should never per se will ontic evil27 ». Plus loin, il en fait même un principe :

We can now establish the principle that we never have the right to will ontic evil as the ultimate end of our intention, because the formal element of our action, viz., the end, the object of the inner act of the will, would be morally evil, and the malice of the end determines and characterizes the grade of morality of the entire action28.

L’infirmier qui donne généreusement de son assistance à une malade, par exemple, et qui par là vise à se l’attacher affectivement afin de l’entraîner par la suite dans l’adultère, ne peut sérieusement donner son zèle et la santé recouvrée de sa patiente comme gages de moralité pour son acte. De même, le médisant qui se plaît à ternir la réputation d’autrui ne peut s’en tirer à bon compte sous prétexte qu’il se refuse au mensonge et se contente de raconter des choses vraies. Et encore, tout le brio avec lequel il fut commis ne fait pas qu’un vol réussi cesse d’être un crime, ou qu’un meurtre irrésolu devienne digne d’éloge.

Si l’intention est perverse, l’acte est mauvais. Point n’est besoin de poursuivre !’investigation. Et pourquoi donc, demandera-t-on ? Parce que c’est selon que sa volonté est bonne ou mauvaise qu’un homme est bon ou mauvais, et qu’une intention malicieuse rend la volonté mauvaise. Or, une fois la volonté viciée, le mal se répand dans tout l’agir, car la volonté délibérée est, dans l’ordre de l’exécution, cause de notre agir; et si une cause est mauvaise, son effet le sera aussi. Dans la Bible, le Christ

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même ne tarit pas de reproche à qui prie, jeûne ou fait Γaumône par vaine gloire* 29. Considérés en eux-mêmes, abstraitement, ces actes sont bons, bien sûr; mais ils deviennent concrètement viciés par Γintention déviée qui les anime. L’intention mauvaise rend donc l’acte mauvais. Tout le monde s’entend là-dessus30.

a. Puisque la volonté est spécifiée par son objet

Nous venons de voir que l’attachement de la volonté au mal vicie totalement l’acte et rend ses effets bons accidentels, du fait que l’intention n’a pas porté uniquement sur eux. Nous voudrions maintenant montrer comment les proportionnalités en sont arrivés à penser que le processus valait aussi en sens con- traire : comment l’attachement exclusif de la volonté au bien rend l’acte bon, et ses effets mauvais, accidentels. Mais il nous faut d’abord dire un mot du principe sous- jacent voulant que la volonté soit spécifiée par son objet; principe sur lequel ils

prétendent s’appuyer.

Il faut savoir ici que la volonté peut être envisagée de deux manières, selon qu’elle agit seule ou selon qu’elle fait usage de quelque chose d’autre sous sa régie. Ainsi, par exemple, la volonté d’un homme fait usage de ses jambes quand il marche, et elle fait usage de sa raison quand il réfléchit. En tant qu’elle met en branle les membres du corps et use des autres facultés ou puissances, la volonté apparaît comme

p. 70.

29 Ces passages tirés de l’évangile selon saint Matthieu en font foi : « Quand donc tu fais l’aumône, ne va pas le claironner devant toi; ainsi font les hypocrites, dans les synagogues et les rues, afin d’être glorifiés par les hommes; en vérité, je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. » (Mt 6, 2); « Et quand vous priez, ne soyez pas comme les hypocrites : ils aiment, pour faire leurs prières, à se camper dans les synagogues et les carrefours, afin qu’on les voie. En vérité je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. » (Mt 6, 5); « Quand vous jeûnez, ne vous donnez pas un air sombre comme font les hypocrites : ils prennent une mine défaite, pour que les hommes voient bien qu’ils jeûnent. En vérité je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. » (Mt 6,

16).

30 Cet argument d’autorité cité par saint Thomas en fait foi : « Boèce nous dit que celui qui a en vue une fin bonne, est lui-même bon, alors que celui dont la fin est mauvaise, est lui-même mauvais. » (I-II, q. 18, art. 4, sed). Janssens donne à penser la même chose quand il dit : « the bad intention vitiates the entire action »

{Janssens, p. 50). Bien mieux, il en parle même en terme de principe : « We can now establish the principle that

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un moteur dans son rapport à un mobile. Mais il y a un autre genre d’actes que pose la volonté. C’est quand elle adhère à un bien. Elle n’apparaît pas alors comme une puissance motrice, mais comme une puissance appétitive. Or, du point de vue de l’éthique, c’est en tant que puissance appétitive qu’on prend la volonté quand on la dit spécifiée par son objet, et non en tant que puissance motrice.

Ceci posé, il faut maintenant dire quelque chose à propos de l’objet de la volonté. Une remarque à ce sujet est d’autant plus nécessaire que le mot objet risque d’induire en erreur s’il est pris en un sens trop matériel. Ce que l’on voit quand on voit et du fait même de voir, voilà l’objet de la vue. Or l’objet de la vue n’est pas à confondre avec l’objet vu. Car l’objet vu, ce peut être un homme, un chien, une maison ou n’importe quoi d’autre, tandis que l’objet de la vue, c’est ce vers quoi l’organe de la vue est tourné en premier lieu et qu’il perçoit précisément, c’est-à-dire la lumière. De même, donc, que l’œil est fait pour la lumière son objet, de même la volonté est faite pour le bien. Car la seule faculté qui peut adhérer au bien en tant que bien c’est la volonté. Or le bien n’est perçu comme tel que par la raison, et non par la volonté qui est une puissance aveugle. Il reste donc que l’objet de la volonté sera le bien en tant qu’il est perçu comme tel par la raison31.

Quant à dire que la volonté est spécifiée par son objet, on veut dire par là que c’est en raison de son objet que la volonté sera dite bonne ou mauvaise. De même en effet que l’œil est déterminé par la couleur de la lumière qui pénètre en lui, de même la volonté le sera par l’objet que lui présente la raison. Si cet objet est bon, comme marcher, prier ou enseigner, et que la volonté y adhère, elle sera bonne. Et elle le sera en raison même de son attachement au bien. A l’inverse, si l’objet est mauvais comme mentir ou voler, et que la volonté y adhère, elle sera mauvaise. Et elle le sera en raison

action, viz., the end, the object of the inner act of the will, would be morally evil, and the malice of the end determines and characterizes the grade of morality of the entire action. » {ibid., p. 70).

31 « The formal object of the will is that which is good or more precisely that which is apprehended as good »

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même de son attachement au mal. Ce qui revient à dire que la volonté sera bonne dans la mesure où l’objet vers lequel elle se porte est bon32 33, et mauvaise dans le cas

contrai-b. Puisque seul l’objet en vue spécifie la volonté

Le problème qui se présente cependant, c’est que l’objet de la volonté n’est jamais pur et simple. Le bien et le mal physiques étant étroitement entremêlés en n’importe quel acte qu’on se propose de faire, il semble qu’en choisissant d’en poser un, la volonté se porte du même coup et sur les biens et sur les maux naturels qui y sont engagés. En réalité, comme le disait déjà saint Thomas, « les actes moraux reçoi- vent leur spécification de l’objet que Ton a en vue, mais non de ce qui reste en dehors de l’intention34 ». N’entrent donc dans la volonté, soutiennent les proportionnalités, que les éléments que l’on a en vue, abstraction faite de ceux sur lesquels n’a pas porté l’intention.

Celui qui, par exemple, vise à maîtriser son injuste agresseur en l’assommant et qui, de fait, le tue, n’est pas coupable de meurtre, puisque les conséquences fâcheuses de son geste outrepassent ce qu’il avait planifié. L’acte en est donc un de légitime dé- tense et non de meurtre. De même, l’ablation d’un rein fonctionnel du vivant du donneur pour le greffer à un autre n’est pas à proprement parler un acte de mutilation, mais un don d’organe, car ce que l’on veut faire ne se résume pas à une excision, mais à un don. On parlerait en effet de mutilation si l’acte consistait à retrancher un organe sain qui ne représente aucune menace pour la vie ou la santé de la personne, sans autre finalité. Et on le nommerait proprement excision s’il consistait seulement à extraire l’organe. Mais l’intention, ici, ne s’arrête justement pas au simple fait

32 Cf. I-II, q. 19, art. 7, rép. : « La bonté de la volonté dépend de la bonté de ce que l’on veut ».

33 Cf. ibid., art. 5, rép. : « Comme l’objet de la volonté... est ce que lui propose la raison, dès que celle-ci présen- te un objet comme mauvais, la volonté devient elle-même mauvaise si elle se porte vers lui ».

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d’enlever le rein : elle vise aussi à réincorporer cet organe, à faire en sorte qu’un autre qui en a besoin pour vivre puisse l’utiliser, et ce, sans compromettre la vie ou la santé du donneur (ce qui ne serait plus le cas si, par exemple, celui-ci décidait de donner son cœur!), et avec son consentement éclairé. Tous ces éléments entrent donc dans la visée même de l’acte et on doit en tenir compte si on veut le nommer d’une manière appropriée.

Le fait est — pourrait-on faire valoir en contrepartie — que le donneur sera quand même privé d’un de ses reins une fois le processus terminé et qu’il aura bien fallu le lui ôter avant de le donner à un autre. Ce qui revient à dire qu’on aura, d’une certaine façon, fait un mal en vue d’un bien. Peut-être. Mais cela fait quelque peu bizarre à dire. Le signe en est que personne ne parlera de mutilation pour autant. Pas même de « mutilation volontaire » ou de « mutilation en vue d’un don ». La manière même de nommer l’acte, à condition que ce soit d’une manière appropriée, montre déjà comment celui-ci est spécifié par l’intention que Ton a en vue, c’est-à-dire la fin visée, et que les conséquences fâcheuses, même quand elles sont nécessaires et im- portantes, demeurent en dehors de l’intention : « Because the ontic evil which has been effected has not been willed per se (as end). It stays outside the end of the inner act of the will {praeter intentionem agentis)35. »

La moralité d’un acte exige donc une intention droite. C’est même la toute pre- mière condition. Elle exige encore que l’effet bon ne puisse se réaliser par l’entremise d’un moyen plus économique. Car celui qui choisit le plus dommageable de deux moyens également efficaces ne peut prétendre ne vouloir d’aucune façon le mal superflu qu’il occasionne. Le cas du mauvais médecin est ici éclairant. Quelle raison aurait-il en effet de prescrire un médicament à effets secondaires désagréables, s’il peut obtenir les mêmes résultats à moindres frais ? Ne serait-on pas en droit de le soupçonner de mauvaise volonté ?

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Fuchs raisonne d’une manière semblable lorsqu’il présente le cas suivant : Une opération chirurgicale est une action juste, si l’intention est de guérir; cependant, elle est en même temps cause d’un mal, d’une blessure; mais celle-ci paraît justifiée en raison de la guérison recherchée et doit, par conséquent s’inscrire dans Y unique action humaine qu’est le traitement médical. L’opération chirurgicale est moralement juste parce que celui qui agit ne veut et ne fait que du bien — dans le sens prémoral. Si un chirurgien opérait plus qu’il n’est nécessaire, ce ‘plus’ ne serait pas justifié par le traitement c’est-à-dire qu’il serait repris dans l’intention du chirurgien comme un mal — dans le sens pré moral — : cela serait moralement mauvais35 36.

2. La malice morale, disproportion de malice naturelle

Pour les proportionnalistes, et en accord semble-t-il avec saint Thomas, seuls les éléments sur lesquels l’intention s’est portée spécifient la volonté, abstraction faite des autres aspects impliqués dans l’acte, mais sur lesquels l’intention n’a pas porté. N’est-il pas dangereux de raisonner de la sorte, objectera-t-on ? Ne risque-t-on pas d’en arriver à dire, par exemple, que le voleur ne vise qu’à s’enrichir et non à priver autrui de son bien légitime ? Ou que la personne adultère ne pense qu’au plaisir et ne vise nullement à faire du tort ou à violer la foi conjugale d’autrui ? Bref, même dans l’acte le plus malicieux, ne poursuit-on pas toujours un certain bien, comme l’avait déjà fait remarquer Platon ? Et à ne regarder que lui en faisant abstraction du reste, n’arriverait-on pas à justifier n’importe quoi ?

Tout bien ne justifie pas l’admission de tout mal, pourrait-on répondre. C’est d’ailleurs ce que la sagesse populaire exprime quand elle dit que la fin ne justifie pas les moyens [à savoir n’importe quels]. On le sait comme d’instinct désormais : pour la validité de l’agir, il doit y avoir une certaine proportion entre les biens et les maux im­

35 Janssens, p. 70. 36 Fuchs, p. 79.

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pliqués. Plus précisément, il doit y avoir prépondérance du bien sur le mal. C’est ici précisément qu’entre enjeu la notion de raison proportionnée.

Ainsi, par exemple, toute personne tend naturellement à se maintenir dans l’existence et à lutter contre ce qui menace sa propre intégrité. On est par conséquent justifié de défendre sa vie contre un injuste agresseur. Cependant, l’acte posé à cette fin devra être proportionné à ce que la défense de sa propre vie commande de prendre comme mesures. User de plus de violence que nécessaire pour empêcher son as- saillant de nuire ferait basculer !’autodéfense dans la malice morale, comme le précise fort à propos le Docteur angélique :

L’action de se défendre peut entraîner un double effet : l’un est la con- servation de sa propre vie, l’autre la mort de l’agresseur. Une telle action sera donc licite si l’on ne vise qu’à protéger sa vie, puisqu’il n’y a rien de plus naturel à un être que de se maintenir de tout son pouvoir dans l’existence. Il peut arriver cependant qu’un acte accompli dans une bonne intention devienne mauvais quand il n’est pas proportionné à la fin qu’on se propose. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu’il ne convient, ce ne sera pas sans péché; mais si l’on repousse une attaque avec la mesure opportune, ce sera un cas de légitime défense37.

C’est donc la notion de proportion qui permettrait, pense-t-on, d’éviter qu’on justifie n’importe quoi. Tant que l’acte demeure proportionné à sa fin, tant que les biens et les maux impliqués sont dans un rapport de convenance, les dangers de dérapage semblent écartés. À l’inverse, dès qu’une disproportion apparaît, l’acte quitte le domaine du bien pour sombrer dans la malice. Dans le cas du vol, par exemple, c’est parce qu’il n’y aurait pas cette proportion raisonnable entre le tort causé à autrui et le bien escompté pour soi que l’acte ne peut pas être justifié. Selon les proportionnalités, en est de même pour le meurtre, l’adultère et, en général, pour

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tout acte moralement mauvais. Cette convenance exigée au cœur de tout acte honnête est exprimée par Janssens en terme de non-contradiction :

I mean that no intrinsic contradiction between the means and the end may be found in the total act when the act is placed in the light of reason. Put into terms of the philosophy of values, this means that the means must be consistent with the value of the end. Or, according to a more abstract formulation, the principle which has been affirmed in the end must not be negated by the means38.

Encore une fois, c’est toujours le même principe regardé sous un angle différent. Car il n’y a pour les proportionnalités, au fond, qu’un unique principe, qu’un seul critère à considérer pour déterminer la moralité de n’importe quel acte : la proportion dans laquelle le bien ou le mal l’emporte, dans les suites prévisibles de l’action; car c’est cette proportion qui est garante que c’est le bien qu’on a directement en vue, et que la malice liée à l’acte n’entre qu’indirectement dans l’intention, qu’autant qu’on ne peut l’éviter, une fois le bien concerné choisi fermement.

3. Solution d’apparentes difficultés

Il s’agit fondamentalement de savoir quand l’effet mauvais ou le mal impliqué dans un acte peut être admis et quand, au contraire, il ne le peut pas. Nous l’avons vu, on doit conclure à la malice de l’acte lorsqu’il y a plus de mal que de bien, et à sa bonté lorsque le bien l’emporte sur le mal. Mais de l’aveu même des tenants de la thé- orie qui nous occupe, cette réponse ne va pas sans difficulté. Aussi allons-nous maintenant prendre le temps de montrer comment les proportionnalistes préviennent et répondent à certaines objections susceptibles de compromettre leur théorie.

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a. Aucun mal ne doit servir de moyen

Il est communément admis que l’effet mauvais d’un acte ne doit pas être un moyen pour parvenir à l’effet bon. Autrement dit, l’effet mauvais peut exister à titre de mal naturel et être lié à l’effet bon, mais il ne doit pas jouer le rôle de moyen dans le déroulement de l’action. Ainsi, l’effet mauvais peut être conséquent à l’effet bon comme dans le cas de la mort de l’injuste agresseur (effet mauvais) provoquée accidentellement par légitime défense (effet bon); il peut lui être concomitant ou simultané comme dans le cas de !’administration d’un analgésique où la diminution de l’espérance de vie du cancéreux (effet mauvais) va de pair avec le soulagement momentané, de sa douleur (effet bon), mais, fait-on valoir, il ne doit pas être l’antécédent, la cause, ou, plus précisément, le moyen d’obtenir l’effet bon. Et il ne doit pas l’être pour deux raisons. Premièrement, parce qu’il serait voulu et choisi comme moyen, ce qui veut aussi bien dire qu’il vicierait la volonté, attendu que la vo- lonté est bonne selon que l’objet de son choix est bon, et mauvaise selon qu’il est mauvais. Deuxièmement, parce que si l’effet mauvais était choisi comme moyen pour obtenir l’effet bon, on irait à l’encontre du principe voulant qu’une fin bonne ne justi- fie jamais un moyen mauvais.

Histoire de lui accorder encore plus de crédit, ajoutons que cette dernière raison semble se rattacher à ce que déclarait un jour le pape Pie XII. Traitant de l’avortement, il dit que s’il est louable de vouloir sauver la vie de la mère, « la suppression directe de l’enfant comme moyen d’obtenir cette fin n’est pas permise39 ». Il dit aussi ailleurs dans le même texte que « la stérilisation directe — c’est-à-dire celle qui vise, comme moyen ou comme but, à rendre impossible la procréation — est une grave violation de la loi morale40 ».

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