• Aucun résultat trouvé

LE DOCUMENTAIRE RADIOPHONIQUE DANS L’ACR, UN OBJET HYBRIDE

II. Un montage créatif

Pour le documentaire radiophonique comme pour tout format audiovisuel, le montage apparaît comme une étape essentielle dans le processus de fabrication. Plus l’attention portée à l’aspect formel de l’objet est grande, plus l’étape du montage sera minutieuse. C’est pourquoi le montage apparaît comme une étape aussi importante à l’Atelier de création

radiophonique.

L’Atelier, ou « le summum du montage19 »

L’équipe de l’Atelier de création radiophonique accorde un soin précis et minutieux à l’étape du montage des émissions, sur lequel elle passe parfois de très nombreuses heures.

L’Atelier de création c’était le summum du montage, du montage précis et pas du tout un genre de nettoyage de paroles, c’était une construction ou une reconstruction parfois des paroles. Quand je suis arrivée, l’Atelier de création durait plus de deux heures, donc c’était toujours quelque chose de penser, de trouver les rythmes, et à l’intérieur même de la parole. Le montage, on y passait parfois nuit et jour20.

Marie-Ange Garrandeau, assistante puis chargée de réalisation à l’ACR, évoque ici les spécificités du travail de montage au sein de cette émission. À l’ACR, il ne s’agit pas d’éclaircir les entretiens, de les rendre plus nets et donc plus facile à écouter, comme cela peut être le cas dans d’autres émissions. La matière sonore est comme sculptée au montage, c’est ce que Marie-Ange Garrandeau qualifie de « reconstruction […] des paroles ». Il s’agit véritablement de bâtir quelque chose à partir de la matière sonore. Il s’agit donc de penser aux rythmes et à la musicalité qui se trouvent dans les sons. Le montage, étape extrêmement importante pour la fabrication des émissions de l’ACR, est orchestré avec une grande minutie. C’est ce qu’explique Andrew Orr lorsqu’il évoque son arrivée à l’Atelier de création

radiophonique.

19. Entretien avec Marie-Ange Garrandeau, le 28 février 2019. Voir annexe II, p. 179-189. 20. Ibid.

J’ai passé un moment tout à fait extraordinaire pendant deux mois avec Janine [Antoine] derrière son Belin, René [Farabet] assis à sa table, et je les ai regardé travailler et ça a été un cours tout à fait extraordinaire pour apprendre comment construire. […] Après le mix, après le travail avec Marcel [Grenier], la direction de comédiens faite par René, tout ça j’aspire, j’aspire, et j’espère m’en souvenir, et on arrive à la fin, le samedi soir, on va diner dans un restaurant chinois je crois Avenue de Versailles, Alain [Trutat] nous rejoint, on retourne à la 128 vers 21h30, l’émission faisait trois heures sept. Il fallait la ramener à trois heures. On a donc écouté les trois heures sept, et on a ensuite coupé sept minutes, mais à la syllabe, à la respiration, et dans un travail collectif21.

Andrew Orr se souvient ici de la première émission pour laquelle il a travaillé à l’ACR, « Irish Stew22 », diffusée en 1972. Pour sa première émission, il a d’abord observé longuement Janine Antoine et René Farabet pour apprendre leur travail. Les sept minutes qui ont été coupées de cette émission l’ont été « à la syllabe, à la respiration ». À travers ce témoignage, ce sont la précision et la minutie du travail de montage exécuté à l’ACR qui émergent. C’est également le fait que l’équipe de l’Atelier de création radiophonique pouvait passer des heures voire des nuits entières à terminer une émission s’il le fallait. Si c’est à 21 h 30 que l’équipe composée de René Farabet, Janine Antoine, Andrew Orr et Alain Trutat est retournée au studio, qu’il a fallu écouter l’émission en entier et procéder à la suppression des sept minutes ensuite, c’est tard dans la nuit que l’équipe a terminé son émission. D’après les témoignages des différents acteurs de l’équipe23, c’est une pratique récurrente à l’ACR.

Quelques montages originaux

Le 8 novembre 1970 est diffusée dans l’Atelier de création radiophonique l’émission intitulée « Noctivague, noctiluque, Paris, Nyctalope, Noctambule, Paris24 ». Sur le thème de

la nuit à Paris, elle donne à entendre les voix de travailleurs de nuit, de chauffeurs, de personnes sans-abri, d’un maquereau, ou encore de policiers. À la quatrième minute de cette émission, celle-ci donne à entendre un montage très travaillé qui permet l’immersion de l’auditeur dans une atmosphère et un univers propres à la nuit parisienne.

21. Captation sonore de la rencontre avec Andrew Orr organisée par l’ADDOR et l’association Zoreilles à la SCAM à Paris, le 6 décembre 2010, autour de 22 min. [en ligne, https://www.addor.org/septieme- rencontreecoute-daddor-282, consulté le 15 mai 2019].

22. « Irish Stew », Atelier de création radiophonique, René Farabet, Andrew Orr, 21 mai 1972, France Culture, 169 min.

23. Voir les entretiens avec Marie-Ange Garrandeau et Christian Rosset. Annexe I et II, p. 167-189.

24. « Noctivague, Noctiluque, Paris, Nyctalope, Noctambule, Paris », Atelier de création radiophonique, René Farabet, Colette Garrigues, 8 novembre 1970, France Culture, 170 min.

L’émission donne d’abord à entendre une sirène de police, puis des voix comme enregistrées à travers une radio de police, et à nouveau la même sirène. Par la suite, une voix : « 22 h 02. Départ Gare d’Austerlitz de seize détenus pour Bayonne et de douze détenus pour Lyon. Sans incident ». Une autre voix énonce « L’invitation au voyage, bref. ». Coupée rapidement, l’émission s’enchaîne avec « L’air du Brésilien » de Dario Moreno : « Je suis Brésilien, j'ai de l'or / Et j'arrive de Rio de Janeire / Plus riche aujourd'hui que naguère / Paris je te reviens encore! / Deux fois je suis venu déjà / J'avais de l'or dans ma valise / Des diamants à ma chemise / Combien a duré tout cela ? ». À blanc, une voix masculine énonce les mots : « Confort, politesse, sécurité ». La musique reprend « Six mois de galantes ivresses / Et plus rien, non Paris Paris / En six mois tu m'as tout raflé / Et puis vers ma jeune Amérique / Tu m'as pauvre mélancolique / Délicatement emballé ». La musique s’arrête brutalement. Une seconde voix compte « Donc ça nous fait, euh, quatre. Mais qu’est-ce que j’ai marqué ici ? Ah oui, quatre et quatre, huit et cinq treize, seize, dix-huit, vingt-deux ! » Puis des bruits de pas, assez bas, et la seconde voix : « Ça c’est le chauffeur…». « L’air du Brésilien » revient, c’est le même extrait que précédemment. Ensuite la chanson part en fondu sous la première voix qui réapparaît pour lire un texte « Sous la conduite de notre guide, un accueil des plus chaleureux vous sera réservé dans les cabarets visités, naturellement choisis parmi les plus attrayants… » Apparaît par dessus une voix féminine qui reprend exactement le même texte et se superpose sur la voix masculine : « Un accueil des plus chaleureux vous sera réservé dans les cabarets visités, naturellement choisis parmi les plus attrayants, les plus typiques, les plus en vogue ». Les deux voix poursuivent avec la présentation d’une offre comportant un trajet dans Paris avec guide et chauffeur parmi plusieurs cabarets. Une troisième voix masculine reprend les trois mots du début, « Confort, politesse et sécurité ». La seconde voix réapparaît, et c’est le début d’un entretien plus classique, où la personne explique comment elle est arrivée dans cette entreprise de guides nocturnes. C’est la fin de cette séquence.

Ici, l’émission donne à entendre un montage serré et dense, qui mêle différents types de matériaux sonores : extraits musicaux, lectures, entretiens ou encore des sons aisément identifiables, tels que la sirène de police. Ici, le montage est « cut », cela signifie que l’on passe sans transition d’une séquence à l’autre. Cela donne l’impression de passer d’une séquence à l’autre de manière abrupte et le résultat est haché. Les répétitions de certains sons, la chanson de Dario Moreno, la sirène de police, les quelques mots « confort, politesse, sécurité » par exemple, contribuent à instaurer une atmosphère particulière.

Un autre exemple d’émission permet d’appréhender le travail original de montage exécuté à l’ACR, l’émission « L’ai-je bien descendu, l’avons-nous bien monté ?25 ». À la trente-troisième minute, un entretien commence dans ce qui semble être le bureau de quelqu’un qui travaille dans le théâtre où se tient un spectacle de music-hall. Le son est enregistré dans une salle close, sans bruit, mis à part une musique de jazz que l’on entend au loin. Un homme commence à parler : « On peut dire que j’ai amené à notre époque le nu moderne. Le spectacle… ». Il est interrompu par une personne qui toque à la porte, il s’exclame : « Oui, oui, oui rentre ! ». La musique qui semblait provenir de loin devient plus forte avec la porte qui s’ouvre. L’homme et la personne qui vient d’entrer parlent bas, on ne peut distinguer le sujet de leur conversation. La porte se ferme, la musique devient lointaine à nouveau. L’homme reprend l’entretien : « Oui, alors au niveau du spectacle… ». L’extrait est coupé ici brutalement, et l’émission s’enchaîne sur le son d’une répétition.

Ici, l’équipe de l’ACR a décidé de ne conserver de cet enregistrement que la partie de l’entretien où l’homme s’interrompt. Un montage plus classique aurait sans doute au contraire conservé les paroles de l’homme interrogé, et supprimé la partie où il est interrompu. Cet extrait est cependant très intéressant pour plusieurs raisons. D’abord, il nous rappelle que ce qui est important à l’Atelier de création radiophonique n’est pas forcément le sens de ce qui va être dit, mais plutôt le son, et donc la forme. Deuxièmement, il nous dit surtout que le sens n’est pas forcément contenu par les paroles des intervenants, mais bien plus dans tous les sons qui accompagnent ces paroles. Ici, nous savons que l’entretien se tient dans une pièce fermée, et que de la musique est jouée au loin, il est possible que nous nous situions dans un lieu de spectacle. Il s’agit probablement du bureau de quelqu’un qui travaille dans le théâtre, mais qui a un poste assez haut placé pour avoir son propre bureau, et pour accepter ou non la visite de personnes qui frappent à sa porte. Il pourrait s’agir du directeur du théâtre. En coupant l’extrait ainsi, l’équipe de l’ACR décide que ce que dit cette personne est moins important que les sons qui accompagnent sa parole, et rappelle que plus que les paroles, ce sont les sons qui font sens. C’est pourquoi, si une attention méticuleuse est portée au montage des émissions, le son et son mixage apparaissent également comme des objets très travaillés dans les émissions de l’ACR.

25. « L’ai-je bien descendu, l’avons-nous bien monté ? », Atelier de création radiophonique, René Farabet, Jean-Marc Fombonne, Andrew Orr, Jean-Loup Rivière, France Culture, 19 septembre 1986, autour de 3 min.