• Aucun résultat trouvé

Une histoire marquée par l’évolution des techniques d’enregistrement sonore

L’ATELIER DE CRÉATION RADIOPHONIQUE AU SEIN DE FRANCE CULTURE, UNE ÉMISSION À PART

III. Une histoire marquée par l’évolution des techniques d’enregistrement sonore

L’ACR est modelé par l’histoire des techniques d’enregistrement sonores, et les membres de son équipe ont chacun à leur poste une manière spécifique de s’emparer des nouveaux outils. Les évolutions successives de l’enregistreur à bandes magnétiques, l’arrivée de nouveaux types de cassettes audio ou de la station de travail, mais aussi l’apparition de divers outils numériques transforment les pratiques et les équipes de l’Atelier de création

radiophonique.

L’ACR façonné par l’arrivée et l’évolution du Nagra

L’histoire de l’Atelier de création radiophonique est étroitement liée à l’histoire des techniques et notamment à l’évolution des techniques d’enregistrement sonore. En effet, l’émission naît avec l’envie pour certains journalistes et producteurs radiophoniques de partir enregistrer à l’extérieur de la radio au cours des années 1960, et l’invention et la diffusion du Nagra apparaissent comme concomitantes de cette volonté. Mais l’ensemble des évolutions techniques de la radio a un rôle sur l’Atelier de création radiophonique, et l’émission a souvent une manière spécifique de s’en emparer.

En 1952, la Suisse et la France organisent le premier concours international du meilleur enregistrement sonore. Ce concours révèle les talents d’un étudiant de l’école polytechnique de Lausanne, Stefan Kudelski, inventeur du Nagra. Le Nagra, dont le nom est issu du terme « enregistrer » en polonais, est un magnétophone à bandes qui permet d’enregistrer du son grâce à un matériel bien plus léger, qui favorise la mobilité lors des enregistrements extérieurs. C’est grâce à ce concours international que Stefan Kudelski parvient à se faire connaître des professionnels de radio. Le Nagra intègre peu à peu les différentes chaînes, et permet l’invention de nouveaux formats radiophoniques. Les journalistes ont désormais la possibilité de partir en reportage sans leur car-studio, avec un matériel plus léger, d’un poids d’approximativement huit kilos. Le Nagra évolue par la suite pour permettre toujours plus de liberté aux hommes et aux femmes de radio. Parmi ces évolutions, l’arrivée du Nagra IV-S traduit une autre grande rupture. Le Nagra IV-S, inventé en 1971, permet d’enregistrer en stéréophonie grâce à la présence de deux pistes d’enregistrement. C’est à ce Nagra que Yann Paranthoën dédie une émission diffusée en 1987 dans l’ACR31. L’utilisation du Nagra stéréo bouleverse les usages et permet une plus grande liberté dans la fabrication des documentaires radiophoniques. Yann Paranthoën, technicien pour l’ACR ayant produit de nombreux documentaires et gagné plusieurs prix récompensant la qualité de ses émissions, s’est emparé de l’enregistrement en stéréophonie sans délaisser la monophonie. Il explique pourquoi il est important pour lui de conserver ces deux modes d’enregistrement.

Stéréo c’est son « action », déplacements, gauche, droite, profondeur. Donc je peux enregistrer quelqu’un dans son jardin, bêchant par exemple. Il va se déplacer, il y aura des oiseaux, etc. et après je vais l’enregistrer à blanc, c’est-à-dire à l’intérieur, chez lui, m’expliquer ce qu’il était en train de faire. […] Je travaille stéréo d’abord, action, et mono, son intime, intérieur, affect, intimité de la voix. La mono fait mieux passer la sensibilité d’une personne parce qu’en stéréo, le son étant élargi par la technique stéréo, en élargissant tu tues, forcément l’intimité32.

Yann Paranthoën explique sa manière de combiner l’utilisation de la mono et de la stéréo et en quoi ces deux modes d’enregistrement se complètent selon lui. Si cette manière de travailler lui est unique, son explication permet néanmoins de comprendre comment l’arrivée de la stéréophonie a pu affecter le travail de l’ensemble des producteurs de radio.

31. « On NAGRA, … il enregistrera ; 1. », Atelier de création radiophonique, Yann Paranthoën, Claude Giovannetti, 8 mars 1987, France Culture, 120 min.

32. Pilar Arcila, Au fil du son, un portrait de Yann Paranthoën, .Mille et une. Films / TV Rennes 35, 2007, autour de 23 min.

Elle a permis de spatialiser le son enregistré afin de mieux immerger l’auditeur dans l’émission, tout en permettant l’enregistrement d’ambiances sonores qui nourrissent le documentaire.

À la fin des années 1980, les chaînes de radio sont frappées par un autre bouleversement, dû à l’arrivée d’un nouveau format de cassette audio. Appelé Digital Audio

Tape (DAT), ce format est un support d’enregistrement et de lecture numérique sur bande

magnétique conçu par la marque Sony à la fin des années 1980. Chef opérateur du son pour l’Atelier de création radiophonique, Michel Créïs explique pourquoi l’arrivée du DAT a bouleversé les pratiques de la création radiophonique.

Quand on enregistrait avec un Nagra en extérieur, tu as des bobines d’un quart d’heure. Donc tu es obligé d’intégrer le fait que tu as un quart d’heure d’enregistrement dans ta machine. Selon les évènements qui vont arriver tu vas être attentif au temps qui passe. À partir du moment où est arrivé le DAT, tu as eu des cassettes d’une heure et là tu pouvais enregistrer tout et rien. On en enregistre des kilomètres et des kilomètres. Le travail de sélection en amont se fait moins, et donc tu te retrouves avec une quantité de rushs assez étonnante33.

L’arrivée du DAT permet aux preneurs de sons d’enregistrer des durées plus longues que celles qu’il était possible d’enregistrer avec un Nagra. Cette évolution technologique permet aux producteurs une plus grande liberté pour leurs enregistrements, puisqu’ils ont la possibilité d’augmenter le nombre et la durée de leurs prises de sons. Cela se répercute naturellement sur la suite de la fabrication de l’émission, puisqu’elle implique de passer plus de temps sur le montage du documentaire. D’autres bouleversements opèrent au cours des années 1990 et 2000 en ce qui concernent les techniques d’enregistrement sonore. Parmi elles, l’arrivée progressive de l’outil numérique.

L’arrivée du numérique, un bouleversement

Le numérique est arrivé à la radio au milieu des années 1990, et a progressivement conduit à de nombreuses transformations dans le fonctionnement des émissions, et dans les pratiques de certaines étapes de la mise en ondes. Le numérique a finalement conquis l’ensemble des postes de l’activité radiophonique, avec l’utilisation d’enregistreurs

33. « Michel Créïs et L’Atelier de création radiophonique », Création on Air, France Culture, Frédéric Changenet, Patrick Muller, Edwige Roncière et Jean-Baptiste Etchepareborde, Rafik Zénine, 13 avril 2017, autour de 25 min.

numériques, de logiciels de montage (Pro Tools) et de mixage. Jean-François Tétu34

synthétise les différentes évolutions liées à l’arrivée du numérique à la radio. Selon lui, l’enregistreur numérique, d’un poids de 300 grammes environ, bien plus léger que le Nagra, modifie le travail du documentariste, puisque cet outil permet « une plus grande mobilité, une plus grande proximité, et aussi un temps d’enregistrement beaucoup plus long 35». En effet, l’enregistreur numérique est plus maniable et permet des durées d’enregistrement bien supérieures aux quinze minutes des premiers Nagra ou même à l’heure unique autorisée par la DAT. C’est surtout le travail de montage qui est transformé par l’arrivée du numérique. En effet, le chargé de réalisation ou l’opérateur du son ne coupe plus la bande pour sélectionner l’extrait sonore qu’il souhaite intégrer au montage. L’original n’est plus détruit au moment du montage, mais le travail se fait sur copie, ce qui, selon Jean-François Tétu, a trois effets majeurs : « Le premier est de conserver l’original qui reste intact ; le second est la transformation du montage du fait que le son numérique peut être visualisé […] : le son radiophonique est ainsi redessiné, rendu plus net. Enfin surtout, le fait de travailler sur copies permet de multiplier les montages avec le même document initial36 ». Ces trois conséquences modifient le travail des chargés de réalisation et des techniciens à la radio. Le son pouvant être visualisé, le montage se fait beaucoup plus précis et le fait de travailler sur copies permet la réutilisation d’un enregistrement sonore pour la fabrication de plusieurs émissions, ce qui facilite par ailleurs la réalisation de banques sonores. Michel Créïs, chef opérateur du son à l’ACR, revient sur l’arrivée progressive du numérique à Radio France. Selon lui, les premiers outils numériques sont apparus à Radio France autour des années 1990.

Il y a des outils numériques comme l’AMS, on en a eu même avant 1990 je pense. Ces machines étaient des machines multipistes qui permettaient de faire du montage et de l’organisation. Tu pouvais monter tes éléments et les installer sur un multipiste numérique mais tu ne mixais pas dans la machine. […] Au début, je pense qu’on était fasciné par la possibilité d’avoir une maitrise totale. Au début, c’était fascinant37.

Michel Créïs se souvient de cette fascination que pouvaient avoir les opérateurs du son pour ces nouveaux outils qui permettaient d’atteindre une précision qu’ils n’avaient pas les

34. Jean-François Tétu, « La radio, un média délaissé », Hermès, La Revue, vol. 38, n° 1, 2004, p. 63-69. 35. Ibid. p.65.

36. Ibid. p. 65.

37. « Michel Créïs et L’Atelier de création radiophonique », Création on Air, France Culture, Frédéric Changenet, Patrick Muller, Edwige Roncière et Jean-Baptiste Etchepareborde, Rafik Zénine, 13 avril 2017, autour de 35 min.

moyens d’atteindre auparavant. Avec l’arrivée du « montage visuel38 », un montage sur écran

qui permet la visualisation du son sous forme de spectrogrammes, celui-ci devient plus aisé, plus rapide et beaucoup plus précis. Michel Créïs évoque par la suite d’autres conséquences de cette numérisation de l’activité radiophonique, et la manière dont les équipes ont du s’adapter à ces nouveaux outils. L’une de ces conséquences pour les opérateurs du son est que l’ « on n’écoute pas pareil quand on est devant l’écran, on est préoccupés par d’autres choses39 ». C’est l’une des premières conséquences qu’il a été possible de remarquer, le fait que l’écoute peut être moins attentive lorsqu’il y a la présence d’un écran. L’attention se porte alors peut-être plus sur le spectrogramme que sur le son uniquement. L’arrivée de l’outil numérique à la radio a donc des conséquences sur le travail même des techniciens, mais, selon Michel Créïs, il a également des conséquences sur la composition des équipes.

La place de l’opérateur, elle, elle a disparu. Elle reste dans les grands studios, dans les studios de musique. Dans les studios dramatiques, elle continue d’exister même en mixage et dans ce qui est petit studio de documentaire par exemple, où on travaillait à deux parce qu’il fallait qu’il y ait quelqu’un qui soit là pour caler les machines quand il y avait cinq machines, plus les CDs ou les 33 tours. Toi tu es à la console, tu peux caler un disque ou tu peux recaler vite fait une bande, ça c’est faisable, mais tu ne peux pas gérer l’ensemble des machines. Ça, ça a disparu depuis l’arrivée des stations de travail. D’où une disparition d’une sorte de compagnonnage, d’apprentissage par l’exemple, par l’expérience40.

L’arrivée du numérique a, selon Michel Créïs, permis aux directions des chaines de radio d’effectuer des gains de productivité, en diminuant les équipes. Une seule personne est désormais nécessaire pour un travail de montage ou de mixage, grâce aux stations de travail. Ces stations, créées expressément afin de faciliter le travail du technicien et pour qu’il puisse accéder à tous les outils depuis son siège, ont ainsi permis aux équipes d’être moins nombreuses, ce qui, d’après Michel Créïs, a une influence directe sur les pratiques, le travail des techniciens, ainsi que sur la transmission de leurs connaissances. Si Michel Créïs remarque les conséquences qu’ont pu avoir ces transformations sur son travail et sur celui de ses collègues, Yann Paranthoën, également technicien pour l’Atelier de création

radiophonique et producteur de nombreuses émissions, a également été fortement touché par

38. Hervé Glévarec, France Culture à l’œuvre. Dynamique des professions et mise en forme radiophonique, Paris, CNRS Editions, 2001, p.163.

39. « Michel Créïs et L’Atelier de création radiophonique », Création on air, France Culture, Frédéric Changenet, Patrick Muller, Edwige Roncière et Jean-Baptiste Etchepareborde, Rafik Zénine, 13 avril 2017, autour de 37 min.

40. « Michel Créïs et L’Atelier de création radiophonique », Création on Air, France Culture, Frédéric Changenet, Patrick Muller, Edwige Roncière et Jean-Baptiste Etchepareborde, Rafik Zénine, 13 avril 2017, autour de 39 min.

ces bouleversements. Très attaché à la matérialité du mode analogique, il a été plus affecté par la révolution numérique que par les mutations technologiques qui l’ont précédées. Il a été très préoccupé par cette disparition du toucher lié au numérique dans les professions manuelles, un sujet que l’on retrouve dans « Jeux de mains 41 », où il s’intéresse au danger de la disparition du toucher dans les métiers d’art, synonyme selon lui d’un appauvrissement. Yann Paranthoën ne s’est jamais adapté au montage sur ordinateur et continue jusqu’à la fin de sa vie à utiliser la bande magnétique42, dans la cellule de montage qu’il s’est fait construire en Bretagne, dans sa région d’origine.

Créée pour être un microprogramme, l’Atelier de création radiophonique devient très vite une émission. Celle-ci, du fait de sa longévité, de ses ambitions ou de sa place dans le programme hebdomadaire de France Culture, apparaît réellement comme une émission hors normes. Émission vouée à la création radiophonique, dotée de moyens de production importants, diffusée le dimanche soir pour une durée allant parfois jusqu’à trois heures, elle diffère également par son auditoire, auquel elle prête attention sans pour autant tenter de répondre à ses attentes. L’ACR est également modelée par différentes avancées en termes de technologies sonores, mais chacune de ces avancées s’applique à l’émission de manière singulière, en raison notamment de la personnalité et des ambitions des différents acteurs de ses équipes. Véritables créateurs, ils semblent, chacun à leur poste, technicien, chargé de réalisation, producteur, s’emparer des nouvelles technologies sonores pour pousser toujours plus loin la recherche vers la création radiophonique et l’expérimentation sonore. Ce sont eux aussi qui font la singularité de cette émission.

41. « Jeux de mains », Radio Libre, Yann Paranthoën, France Culture, 22 janvier 2000, 150 min. 42. Christian Rosset (dir.), Yann Paranthoën, l’art de la radio, Arles, Phonurgia Nova, 2009, p. 38.

CHAPITRE 3