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L’Atelier, une « utopie »

L’ATELIER DE CRÉATION RADIOPHONIQUE AU SEIN DE FRANCE CULTURE, UNE ÉMISSION À PART

I. L’Atelier, une « utopie »

Christian Rosset, producteur à l’Atelier de création radiophonique à partir de 1975, n’hésite pas à qualifier cette émission d’ « utopie1 ». Le producteur peine à croire qu’elle ait pu avoir une durée de vie si longue. C’est l’immense liberté avec laquelle l’équipe produit ses émissions, mais aussi l’importance des moyens de production qui lui sont alloués qui étonnent, à l’heure où les émissions semblent être fabriquées plus rapidement et avec des moyens moins importants. Cependant, alors que l’émission n’était encore qu’au stade de projet, Alain Trutat et Jean Tardieu prévoyaient des moyens de production plus importants encore.

1. « L’ACR est une utopie. Trutat ne s’en est jamais caché ». Entretien avec Christian Rosset, le 17 janvier 2019. Voir annexe I, p. 174.

Une émission qui bénéficie de moyens de production importants

En mai 2007 dans les Cahiers d’histoire de la Radiodiffusion, le fondateur de l’émission Alain Trutat revient sur la naissance de l’Atelier de création radiophonique, et fait part de ses regrets. L’ACR y apparaît comme héritière du Studio d’Essai de Pierre Schaeffer et du Club d’Essai de Jean Tardieu du point de vue de l’objectif poursuivi, mais pas du point de vue des moyens qui lui sont alloués.

En 1969, Roland Dhordain étant directeur général, je lui ai dit : "Ce serait bien que sur France-Culture, il y ait un lieu expérimental", j’ai fait un projet d’Atelier de Création Radiophonique. Hélas, ça n’a jamais eu les moyens qu’avait le Club d’essai. On a eu si peu de moyens que les premiers temps, avec René Farabet et Janine Antoine que j’avais engagés, puis Viviane Van den Broek, nous nous sommes fondés entièrement sur les programmes de la Biennale de Paris2.

Alain Trutat prévoyait à la création de l’émission d’obtenir des moyens de productions plus importants que ce qui a réellement été accordé à l’ACR. En 1968, dans le projet élaboré avec la collaboration de Jean Tardieu, il prévoyait notamment l’ « attribution d’un budget […] permettant à l’Atelier d’établir avec une avance suffisante une planification de ses travaux : une dotation annuelle de 1.650.000 F3». En outre, il prévoyait la mobilisation d’une équipe fixe et notamment l’affectation de « personnel technique permanent […], expérimenté mais également féru d’invention4 ». Alain Trutat prévoyait ainsi d’obtention de moyens de production importants pour cette émission, qui devait au départ être créée comme un « microprogramme ».

L’Atelier était plutôt un microprogramme. C’est devenu une émission, et je le regrette, quand des moyens nous ont été diminués. Ce microprogramme comportait à l’origine, dans chacune des soirées, des séquences d’aspects différents, de disciplines différentes, d’approches radiophoniques différentes de ton. Ce qui nécessitait naturellement plus de moyens. Lorsque les moyens techniques et les moyens financiers aussi ont été diminués on a diminué le nombre de sujets, le nombre d’approches pour continuer à essayer d’avoir sur un seul thème l’approche la plus à la fois affinée et complexe5.

2. Alain Trutat, « Alain Trutat présente l’Atelier de création radiophonique », Cahiers d’Histoire de la

Radiodiffusion n°92, mai 2007, p.195.

3. « Pour un Atelier de création radiophonique – projet », proposition de Jean Tardieu et Alain Trutat rédigée le 24 avril 1968, publiée dans Roger Pradalié, Robert Prot, dossier « Jean Tardieu et la radio », Cahiers d’Histoire

de la Radiodiffusion n°48, mars-mai 1996, p. 152.

4. Ibid.

Jean Tardieu et Alain Trutat avaient envisagé l’ACR comme un « microprogramme », c’est-à-dire une longue soirée constituée de différentes séquences et de plusieurs thématiques. Les premières émissions de l’ACR diffusées d’octobre 1969 à janvier 1970 apparaissent effectivement comme des « microprogrammes ». C’est le cas par exemple de l’émission du 12 octobre 1969, première d’une série d’émissions sur la Biennale de Paris. Celle-ci dure trois heures et donne à entendre plusieurs types de formats radiophoniques.

Promenade dans la foule avec Roland Dubillard

A.A.M.C Association for the Advancement of Creative Musicians. Improvisation 1 « Brûlés jusqu’aux ressorts » d’Alain Grestau d’après les écrits d’Allen Ginsberg, par le Groupe recherche expression contemporaine, mise en scène Alain Dare, fragments Duo pour flûte et alto de Pierre Israël-Meyer.

« L’ascension du phénix M B » de Maurice Lemaitre, polylogue à impliques, mise en scène Jean-Louis Sarthou, fragments, marginales

Ballet del Teatro San Martin, à propos de Symphonia Vision Hermétique Densité 21,5 pour flûte seule, d’Edgar Varèse par Michel Debost

A.A.M.C Association for the Advancement of Creative Musicians. Improvisation 26

L’émission d’une durée de trois heures propose ainsi des extraits de pièces de théâtre (« Brûlés jusqu’aux ressorts », « L’ascension du Phénix M. B. ») illustrés par des extraits d’entretiens avec les auteurs ou les interprètes, mais aussi des pièces musicales (« Duo pour flute et alto » de Pierre Israël-Meyer et « Densité 21,5 pour flûte seule » d’Edgar Varèse) et des enregistrements de spectacles (Spectacle du ballet del Teatro San Martin). L’émission, qui propose une grande diversité de formats et de sujets traités, laisse également entrevoir cette volonté de « sortir des studios7 » selon l’expression de René Farabet, en proposant notamment la « Promenade dans la foule », où l’on suit Roland Dubillard enregistré par Colette Garrigues parcourir la Biennale de Paris en commentant les œuvres qui y sont exposées.

Malgré les regrets que mentionne Alain Trutat vis-à-vis de l’Atelier de création

radiophonique, celle-ci reste néanmoins une émission qui a bénéficié d’importants moyens de

production et d’une grande liberté dans son fonctionnement. Christian Rosset revient sur le coût d’une émission de création comme l’ACR.

6. Programme de l’émission du 12 octobre 1969 intitulée « Spécial Biennale 69 ».

Archives papier de l’Atelier de création radiophonique disponibles aux Archives Nationales, site de Pierrefitte- sur-Seine, 20170105/1, saison 1969-1970, Chemise orange « n°1, 5/10/1969 au n°39, 5/7/1970 ». Voir annexe III, p.190.

7 . « L’ombre du réel. Brèves réflexions en marge de quelques programmes de l’Atelier de Création

Radiophonique, réalisés en studio, à partir de matériaux captés “off studio”», Conférence de René Farabet pour

« Les Territoires du documentaire sonore », rencontre organisée par l’ADDOR et l’INA, le 26 novembre 2010, [en ligne, https://www.addor.org/rene-farabet-nest-plus-de-ce-cote-du-monde-446], autour de 5 min.

Ça coûtait pourtant un peu d’argent, mais ça ne dérangeait pas trop l’État, principal actionnaire. Personne n’avait encore de compte à rendre. Autrefois, je venais en studio avec sept musiciens pendant deux jours et ça ne posait aucun problème. […] Du temps de Trutat, quand on avait besoin de comédiens, on pouvait faire venir Michael Lonsdale, Jean-Pierre Cassel ou Bulle Ogier. Aujourd’hui, il nous faut travailler avec de jeunes comédiens pas chers8 !

Si les moyens accordés aux émissions des années 1960 et 1970 étaient relativement élevés par rapport aux moyens dont bénéficient les émissions actuelles, l’ACR apparaît néanmoins comme une émission hors norme du fait de la grande liberté avec laquelle il lui est possible de fonctionner. Comme en témoigne Christian Rosset, les producteurs ont la possibilité de travailler avec plusieurs acteurs et musiciens pour une seule émission, ce qui correspond à autant de dépenses pour la chaîne. Cela témoigne de l’importance des moyens financiers accordés à l’émission par rapport aux émissions de création diffusées actuellement. C’est également du fait de ses rapports avec la direction de la chaîne que l’ACR apparaît comme une émission à part.

Des rapports privilégiés avec la direction

L’Atelier de création radiophonique bénéficie d’une grande liberté dans son fonctionnement et de moyens pratiques et financiers importants. L’émission doit notamment ces caractéristiques à la présence d’Alain Trutat au poste de conseiller de programmes sous la direction d’Yves Jaigu de 1975 à 1984 et de Jean-Marie Borzeix de 1984 à 1997. Créateur de l’émission, il prend soin au cours de la période de continuer à accorder à l’ACR les moyens nécessaires au fonctionnement idéal de cette émission de création. Après le départ d’Alain Trutat en 1997, René Farabet parvient également à défendre les intérêts de l’émission jusqu’en 2001, moment où il quitte Radio France. C’est la présence d’Alain Trutat et son prestige qui, selon Christian Rosset, ont permis à l’émission de fonctionner comme elle l’a fait : « Tant qu’Alain Trutat a été en place, les choses se passaient plutôt bien, même si les directions successives n’adoraient pas vraiment ce genre de programmes9 ». Jean-Marie Borzeix est directeur de France Culture de 1984 à 1997. D’après Christian Rosset, celui-ci ne semble pas se soucier de cette petite émission de création diffusée le dimanche soir qu’est l’ACR. Son conseiller de programmes, Alain Trutat, a donc la possibilité de défendre les intérêts de l’émission qu’il a créée en 1969. À partir de 1997, après le départ d’Alain Trutat et

8. Entretien avec Christian Rosset, le 17 janvier 2019. Voir annexe I, p. 167-177. 9. Ibid.

celui de Jean-Marie Borzeix, alors remplacé par Patrice Gélinet, René Farabet semble parvenir à conserver les moyens spécifiques accordés à l’ACR malgré une légère baisse des moyens accordés.

Je pense qu’à partir des années 1990, les moyens ont commencé à baisser. Il y a eu moins de possibilités, mais il y en a eu encore beaucoup. Le créateur de l’Atelier de création, Alain Trutat, tant qu’il était là, on ne touchait à rien, il était dans la direction de France Culture. Mais René Farabet a vraiment pris sa place, et a conduit l’Atelier jusqu’au bout, en se battant pour avoir le maximum de moyens. C’est bien pour ça qu’on était en quelque sorte enviés et jalousés de tas d’autres émissions qui étaient faites à France Culture10.

L’Atelier de création radiophonique possède des moyens techniques et financiers supérieurs à l’ensemble des émissions de France Culture, ce qui, selon Marie-Ange Garrandeau, assistante à la réalisation puis chargée de réalisation pour l’ACR de 1976 à 1989, semble attiser la jalousie d’autres émissions de la chaîne. L’émission possède par exemple sa propre cellule de montage, et a la possibilité de choisir ses techniciens, privilèges auxquels n’ont pas accès les autres émissions de la chaîne11. En raison de son statut particulier, l’Atelier

de création radiophonique peut-être considéré comme une « utopie ».

L’ACR est une utopie. Trutat ne s’en est jamais caché. Quand il a fondé l’ACR, ce ne devait être qu’une expérience de courte durée. Et pourtant, à l’automne 2019, on en arrive au cinquantième anniversaire, c’est quand même étonnant. Quand j’y suis rentré, seulement six ans après la diffusion du premier programme, on nous faisait déjà sentir que c’était formidable que ça ait tenu jusque-là12.

Cette émission hors norme ne semblait pas faite pour durer si longtemps. Mais portée par des équipes volontaires et protégée par son fondateur, elle est parvenue à faire vivre ce lieu d’expérimentation sonore pendant plus de trente ans. De 1969 à 2001, elle parvient à conserver la majeure partie de ses moyens de production, malgré la diminution progressive de la plage horaire qui lui est accordée13. Née en 1969, l’aventure dirigée par René Farabet s’achève en 2001, pour être reprise par Frank Smith, écrivain, poète et réalisateur, et Philippe Langlois, designer sonore et compositeur, jusqu’en 2011. Après 2011, l’émission subsiste sous d’autres formes. Des « ACR » sont diffusés dans Création on air de 2015 à 2018.

10. Entretien avec Marie-Ange Garrandeau, le 28 février 2019. Voir annexe II, p. 179-189.

11. « On choisissait nos techniciens, et ça aussi c’était parfois un peu insupportable pour d’autres productions. », Entretien avec Marie-Ange Garrandeau, 28 février 2019. Voir annexe II, p. 186.

12. Entretien avec Christian Rosset, le 17 janvier 2019. Voir annexe I, p. 167-177.

13. L’émission est d’une durée de trois heures en 1969, d’une heure et vingt-cinq minutes en 2001. Voir le tableau répertoriant les horaires et durées de l’ACR, annexe IV, p. 191.

Les « ACR » sont des productions diffusées une ou deux fois par mois dans le cadre de ces émissions. L’Atelier de création radiophonique a sa propre plage horaire pendant plus de quarante ans, de 1969 à 2011, mais se transforme sensiblement après le départ de René Farabet. Les nouveaux producteurs de l’ACR cherchent alors à renouveler les équipes et à faire appel à des producteurs extérieurs, parfois plus connus du public, dans l’optique d’élargir l’auditoire de l’émission, encore très restreint de 1969 à 2001.