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Le documentaire de type poétique, une définition adéquate et utile

LE DOCUMENTAIRE RADIOPHONIQUE DANS L’ACR, UN OBJET HYBRIDE

I. Le documentaire de type poétique, une définition adéquate et utile

Les créations sonores diffusées par l’ACR peuvent être qualifiées par un terme précis, celui de « documentaire de type poétique ». Pour définir cet objet, il convient de reprendre la typologie présentée par Christophe Deleu dans Le documentaire radiophonique. Dans son ouvrage, l’auteur distingue quatre types de documentaires : le documentaire d’interaction, le documentaire d’observation, le documentaire fiction et enfin le documentaire poétique1. C’est ce dernier type de documentaires qui est majoritairement diffusé par l’ACR. Selon Christophe Deleu2, les caractéristiques du documentaire de type poétique sont les suivantes : absence de dénomination et autonomie des sons, hétérogénéité de la matière sonore, multiplicité des procédés de narration, présence d’une réflexion sur la forme. Dans le documentaire poétique, qui devient « objet sonore à part entière3 », la constitution de véritables univers sonores et la présence des visées esthétiques sont essentielles. D’après

1. Christophe Deleu, Le documentaire radiophonique, Paris, Éditions L’Harmattan/Ina, 2013, 262 p. 2. Ibid., p. 167-172.

Christophe Deleu4, L’Atelier de création radiophonique apparaît comme la première

émission radiophonique à diffuser régulièrement des documentaires de type poétique.

Absence de dénomination des sons

L’une des caractéristiques premières de ce type de documentaire est « l’absence de dénomination des sons5 ». Contrairement aux documentaires d’interaction par exemple, les

sons d’un documentaire de type poétique ne sont pas toujours introduits par l’auteur et l’on ne connaît pas toujours l’identité du locuteur. Dans l’ensemble des émissions étudiées ici, le nom des personnes interrogées au sein du documentaire n’est quasiment jamais mentionné, mis à part dans le générique. Dans tout autre type de documentaire mis à part peut-être le documentaire fiction dont le statut est particulier, le nom des intervenants interrogés au cours de l’émission est toujours mentionné. En général, on monte le début de l’intervention sélectionnée et on place entre deux phrases un enregistrement du producteur ou d’une autre voix, lisant le nom de la personne pour qu’elle soit clairement identifiable par les auditeurs. Au sein de l’Atelier de création radiophonique, aucun des sons utilisés n’est présenté. Dans la majorité des cas, les personnes interrogées ne sont pas mentionnées au cours de l’émission. Au cours du générique sont cités le nom de l’émission, celui du ou des producteurs, du groupe de réalisation au sein duquel se trouvent souvent les noms de l’ensemble de l’équipe, puis, introduits par un simple « avec : », les noms des personnes interrogées, artistes, spécialistes ou anonymes, et le nom des comédiens qui ont lu les textes.

L’émission « Le chant des saisons (Finlande)6 » a été diffusée le 23 mars 1986. Elle a été produite par Barbro Holmberg. Son groupe de réalisation est constitué de Philippe Bouillette, Annie Delers, Éric Duval, Georges Tho. L’émission recueille la parole d’artistes finlandais qui parlent notamment de leur rapport à leur pays d’origine et à la nature. L’émission commence avec un air musical du compositeur Einojuhani Rautavaara. Au dessus de la musique nous parvient la voix du compositeur, qui évoque en quoi la nature a été importante dans son travail de composition. Il compare la musique qu’il compose à un organisme vivant indépendant, qu’il aiderait à se développer7. À la treizième minute, la

4. Christophe Deleu, Le documentaire radiophonique, op. cit.,p. 166. 5. Ibid., p.167.

6. « Le chant des saisons (Finlande), Atelier de création radiophonique, Barbro Holmberg, 23 mars 1986, France Culture, 117 min.

musique et l’entretien s’interrompent, et l’on entend ce qui semble être le bruit d’un atelier. L’émission donne à entendre des bruits de scie, de bouts de bois que l’on manipule, un air de musique en arrière plan comme provenant d’une radio, des bruits de pas. Au-dessus de ces bruits d’atelier, un texte est lu par une voix française ayant un accent finnois. Puis, suit un extrait d’entretien avec quelqu’un qui parle du travail de Kain Taper, sculpteur. L’entretien est en finnois avec une traduction française au-dessus. La personne interrogée explique les raisons pour lesquelles Kain Taper sculpte le bois et mentionne son goût pour les formes simples et primitives. Le nom de la personne interrogée n’est pas cité. De ce fait, on ne sait pas vraiment si c’est Kain Taper lui-même qui parle, ou s’il s’agit de quelqu’un qui parle du sculpteur.

Cette séquence est représentative de l’absence de dénomination des sons présente dans l’ensemble des émissions de l’ACR. Les sons que l’on entend ne sont à aucun moment décrits par le producteur ou la productrice, et les personnes interrogées jamais nommées. Les sons sont évocateurs, et ne doivent en aucun cas nécessiter une explication de la part de l’équipe de production. Cette spécificité distingue ce type d’émissions de quelque chose qui s’approcherait d’un documentaire de type journalistique ou encore d’un reportage, où il serait plus commun d’entendre le producteur nommer les personnes interrogées et décrire ce qu’il voit dans le but de guider l’auditeur. Dans un documentaire de type poétique, l’auditeur n’est pas guidé. Bien au contraire, il est souvent laissé face à une émission qui lui donne peu de clé pour la comprendre.

Hétérogénéité de la matière sonore

Le documentaire de type poétique possèderait comme autre caractéristique celle de « l’hétérogénéité de la matière sonore8 ». Une place importante y est accordée aux sons non vocaux. Ces documentaires peuvent être composés de divers sons, tels que des extraits d’entretiens évidemment, mais aussi des lectures de textes par des comédiens, des extraits musicaux, cinématographiques ou théâtraux, des archives, et toutes sortes d’autres sons. Dans l’ensemble des documentaires diffusés dans l’ACR, ceux-ci sont caractérisés par une grande diversité dans les sons utilisés.

Le documentaire intitulé « Cow-Boys ou le retour en Amérique du Nord par le détroit de Béring9 » produit par Kaye Mortley en est un exemple. L’émission démarre par des bruits

de gouttes d’eau qui tombent. Puis, la voix de Kaye Mortley énumère des mots en lien avec le rodéo : « Bandana. Buffalo. Corral… ». Une voix d’homme arrive par dessus la sienne, il semble décrire les vêtements portés par les cavaliers lors des spectacles de rodéo.

Le cow-boy aime bien avoir de belles choses si possible, alors on rajoute des conchos en bronze par exemple ou en nickel, tout dépend, ceux-là sont en bronze. Alors ça, c’est un modèle qui est assez moderne parce qu’on a mis une fermeture éclair par dessus. C’est très pratique et en plus ça moule beaucoup plus la jambe. Voilà un holster, alors c’est un holster classique pour mettre un Colt 45. C’est ce modèle qu’on voit dans tous les westerns…

La voix s’éloigne, on entend des cliquetis métalliques, comme si l’homme cherchait quelque chose. « Et puis ça, voilà, des boucles typiques américaines. Des boucles de rodéo. » Directement après cette phrase, on peut alors entendre le son d’un spectacle de rodéo : grille qui s’ouvre brutalement, éclats de voix, un homme dit « Go go go… », les cris du public, le son du buzzer, puis de nouveaux les cris du public. Le son du rodéo s’interrompt brutalement et l’on entend la voix de Kaye Mortley, à blanc : « I have never been to a rodeo and perhaps I will never go to one. I have never been to Cheyenne or to Wyoming and probably never will go there10 ». Puis commence la lecture de ce qui semble être une lettre par une voix masculine. Cette lettre semble adressée à Kaye Mortley, elle-même originaire d’Australie. Par intermittence, on entend derrière cette voix des bruits du spectacle de rodéo et des éclats de voix.

Et, vous me comprendrez, s’il est vrai, comme je crois bien vous l’avoir entendu dire, que vous même n’avez de votre vie posé le pied sur le continent américain. Aussi, pour moi est-ce une très belle chose de penser que votre pays n’est pas les Etats-Unis, comme je l’ai cru d’abord, quand vous arriviez l’autre jour tenant dans vos bras ces cartons pleins de bobines et de papier, avec tous les bruits et toutes les images de notre rodéo, mais, en vérité, l’Australie. Et je ne veux pas dire que, partant d’ici, ou nous sommes, vous et moi, en ce moment, dans cet endroit du monde qu’on appelle Paris, pour aller dans le Wyoming, le plus court chemin serait l’Australie. Mais je veux dire que l’Australie en effet pour moi, au plus court, m’amène à Châteaubriand, et à ses mémoires d’Outre-tombe, qui sont mon véritable guide, ou si vous voulez mon bréviaire, dans ce

9. « Cow-Boys ou le retour en Amérique du Nord par le détroit de Béring », Atelier de création radiophonique, Kaye Mortley, 22 novembre 1981, France Culture, 132 min.

10. « Je n’ai jamais assisté à un rodéo, et peut-être que je n’y assisterai jamais. Je n’ai jamais été à Cheyenne ou dans le Wyoming et je n’irai probablement jamais là-bas », « Cow-Boys ou le retour en Amérique du Nord par le détroit de Béring », Atelier de création radiophonique, Kaye Mortley, 22 novembre 1981, France Culture, 132 min.

voyage que j’ai entrepris, que j’appelle le retour en Amérique du Nord par le Détroit de Béring.

À la fin de cette lecture, l’auditeur entend à nouveau des éclats de voix qui parlent en anglais, des bruits de cloches, le son du buzzer qui revient plusieurs fois, des coups de feu. Dans ce début d’émission, qui représente approximativement les cinq premières minutes du documentaire, les sons apparaissent comme étant très variés. On peut ainsi entendre la voix enregistrée de la productrice, une lettre lue, un extrait d’entretien enregistré avec le son de la pièce, qui permet de contextualiser ses paroles et de créer des ambiances sonores, ainsi que des sons enregistrés spécifiquement pour avoir les bruits caractéristiques du rodéo. Le bruit du buzzer revient à plusieurs reprises, et permet ainsi de rythmer l’émission comme il rythme le spectacle de rodéo. Souvent, des sons ou des paroles spécifiques reviennent tout au long d’une émission, comme une petite virgule. Par la suite, le documentaire est également constitué d’autres sons, extraits musicaux ou archives. Cette matière sonore, composés d’éléments très divers, permet de créer des univers sonores, une autre caractéristique importante pour le documentaire de type poétique.

Univers sonores et visées esthétiques

Le documentaire de type poétique possède certaines caractéristiques formelles : absence de dénomination des sons, hétérogénéité de la matière sonore, multiplicité des procédés de narration. Ce qui fait véritablement du documentaire de type poétique un objet à part entière, un objet propre, une œuvre, c’est l’attention que l’on accorde à sa forme. Le documentaire diffusé dans l’ACR est un documentaire dont l’une des visées principales est esthétique. Mais cette attention accordée à la forme est évidemment liée au fond. C’est un monde, un univers sonore tout entier qu’il s’agit de créer. L’équipe de production cherche à fabriquer un univers grâce aux sons, d’où la nécessité d’avoir recours à des ambiances sonores. Pour définir son travail, Kaye Mortley utilise « un peu faute de mieux11 », le terme

de « documentaire de création12». Ce terme semble également pouvoir être utilisé pour qualifier la plupart des œuvres diffusées dans l’Atelier de création radiophonique. Pour évoquer les spécificités des documentaires de création, la productrice mentionne la présence d’univers sonores.

11. Entretien avec Kaye Mortley, le 12 mars 2019. 12. Ibid.

Pour moi, un documentaire de création crée un univers, il impose ses propres lois, il possède sa propre logique... Il ne se contente pas de reproduire ou simplement de commenter le monde réel. Il fait appel à l’imaginaire à travers la perception d'un auteur et sa façon d'entendre le monde. Par le son13.

Avec cette définition, Kaye Mortley éloigne le documentaire de création d’autres formes de documentaires, qui peuvent être de type narratif ou journalistique, ou encore d’observation. Ces types de documentaires ont plutôt pour objectif de commenter, d’expliquer un sujet, ou encore de donner à entendre des témoignages pour illustrer une question. Ce n’est pas le cas du documentaire de création qui, lui, n’a réellement pour objectif que de créer. Si cet aspect spécifique l’éloigne du statut de format médiatique, dont l’objectif serait d’être vecteur d’informations, il le rapproche du statut d’œuvre d’art, puisqu’une œuvre est unique, et ne répond à aucune autre loi que celles qui sont créées par elle-même. Tout comme l’œuvre d’art, le documentaire de création crée ainsi un univers en soi, avec ses lois, sa logique. Celui-ci cherche néanmoins à faire appel à l’imaginaire de l’auditeur, et se doit donc de créer des ambiances sonores.

Le premier janvier 1978 est diffusée pour la première fois dans l’Atelier de création

radiophonique l’émission intitulée « L’ai-je bien descendu, l’avons-nous bien monté14 ? ». Production collective de l’ACR, produite par René Farabet, Andrew Orr, Jean-Marc Fombonne, Jean-Loup Rivière et réalisée par l’ensemble de l’équipe de l’ACR, l’émission dure 2 h 20 lors de sa première diffusion. Elle est montée à nouveau en 1979 et réduite à une heure afin de pouvoir la présenter au Prix Italia. L’émission, qui traite du genre du music- hall, apparaît comme un bon exemple du pouvoir évocateur que peuvent avoir certains documentaires. En tentant de créer un « spectacle sonore15 », l’équipe a cherché à transmettre

la brillance, la gaieté et la profusion de plumes du music-hall par le biais du son. Je voudrais terminer par l’extrait d’un programme ludique – frivole et sérieux à la fois : L’ai-je bien descendu ? L’avons-nous bien monté ? – un programme en marge du music-hall. Ce genre théâtral y est analysé, démonté, monté, métaphorisé… Moins d’ailleurs au terme d’une approche frontale (face à la scène) que de biais, à partir des coulisses, du sous-sol, des loges, de la cabine de régie, etc… Et au sein d’un grand nombre des temples parisiens de ce type de show, avec leurs rumeurs (croisement de

13. Entretien avec Kaye Mortley, le 12 mars 2019.

14. « L’ai-je bien descendu, l’avons-nous bien monté ? », Atelier de création radiophonique, René Farabet,

Jean-Marc Fombonne, Andrew Orr, Jean-Loup Rivière, France Culture, 1er janvier 1978, 140 min.

15. René Farabet, entretien avec Claire Viret précédant la rediffusion de 1986 de « L’ai-je bien descendu, l’avons-nous bien monté ? ». « L’ai-je bien descendu, l’avons-nous bien monté ? », Atelier de création

radiophonique, René Farabet, Jean-Marc Fombonne, Andrew Orr, Jean-Loup Rivière, France Culture, 19

musiques, chansons, danses, bruits, paroles d’artistes et d’artisans du spectacle, sons de répétition, de représentation, etc.). Un fouillis sonore organisé16 !

Ici René Farabet explique quelle a été la démarche suivie pour fabriquer cette émission. Il a été question de traiter du sujet du music-hall, en approchant ce genre théâtral par ses zones d’ombres, par ce qu’on ne voit pas en tant que spectateur, coulisses, sous-sol, loges, ou encore cabines de régie. Ce sont surtout les « rumeurs » évoquées, qui nous intéressent ici, ainsi que ce que René Farabet qualifie de « fouillis sonore organisé ». Pour s’emparer de ce sujet, l’équipe a cherché à créer de nombreuses ambiances sonores afin d’immerger le spectateur dans le monde du music-hall. René Farabet évoque ici les divers matériaux sonores qui ont été utilisés pour fabriquer cette émission. Il évoque des extraits musicaux, des chansons, des bruits, des paroles d’artistes et d’artisans du spectacle, des sons de répétitions et de représentations. Tous ces matériaux sonores permettent de transmettre l’atmosphère du music-hall. Entre les extraits de divers entretiens, on donne à entendre à l’auditeur des bruits caractéristiques qui renvoient à une atmosphère de fête, de spectacle, de sorties, des sons qui renvoient au music-hall et stimulent l’imaginaire de l’auditeur. On peut ainsi entendre le bruit d’une bouteille qui cogne contre un verre, un bruit de liquide et de mousse, puis un coup de grosse caisse sur une batterie. On entend par la suite une série de personnes qui se disent « Bonsoir » en s’embrassant puis des rires et des échanges dans des langues étrangères17. Un peu plus tard, on peut entendre des rires féminins, une voix criant « Les filles ! », des rires qui s’éloignent, des bruits de douches, des éclats de voix au loin18. Tous ces sons, qui ne transmettent pas véritablement d’explication comme pourrait le faire une parole, véhiculent néanmoins des informations et surtout des atmosphères. C’est en partie grâce à cela qu’il est possible de dire du documentaire de création qu’il crée un univers.

Ces deux définitions de « documentaire de type poétique » et de « documentaire de création » se complètent. La première, formulée par un chercheur en sciences de l’information et de la communication, propose une classification précise des caractéristiques propres à ce type de documentaires. Elle permet de réunir dans un même ensemble un grand nombre d’émissions diverses. La seconde définition, formulée par une productrice, témoigne d’une approche différente. Si les caractéristiques énoncées y sont moins précises, elle fait

16. René Farabet, « À l’ombre du réel », textes du colloque « Atelier de création radiophonique (1969-2001) : la part des écrivains », oct. 2018 [en ligne, http://komodo21.fr/a-lombre-reel/, consulté le 17 mai 2019].

17. « L’ai-je bien descendu, l’avons-nous bien monté ? », Atelier de création radiophonique, René Farabet, Jean-Marc Fombonne, Andrew Orr, Jean-Loup Rivière, France Culture, 19 septembre 1986, autour de 16 min. 18. Ibid., autour de 28 min.

tendre l’objet documentaire vers le statut d’œuvre, auquel il est plus difficile d’accoler des caractéristiques précises, puisque l’objet semble toujours déborder sa définition.