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La monnaie scripturale

Dans le document La monnaie comme objet de sûretés (Page 117-121)

122. Origines de la monnaie scripturale. – L’écriture en compte est apparue dès

l’Antiquité. Au XVIe

siècle, les commerçants de la République de Venise, soucieux d’effectuer les paiements sans déplacement de monnaie fiduciaire, par simple jeu d’écritures, demandèrent la création par la République d’une banque, la Banque du Rialto fondée en 1587 et chargée d’assurer les règlements par virement. Était ainsi créée une monnaie scripturale, dite « partita di banco ». Le même système a été ensuite instauré aux Pays-Bas, où la banque d’Amsterdam créa une unité de monnaie scripturale dite « florin banco ».

Au XVIIIe siècle, l’emploi de l’écriture comme mode de règlement des créances s’est étendu lorsque les banques de change se chargèrent d’effectuer entre différents

commerçants réciproquement débiteurs, la compensation de leurs créances respectives dont le solde devait être réglé par un versement de monnaie métallique. En effet, ni la « partita di banco », ni le « florin banco », ni la monnaie scripturale de l’époque ne correspondaient à la création d’une masse monétaire nouvelle et autonome : les banques devaient à tout prix conserver une encaisse égale au montant des dépôts. Comme l’écrit le professeur Jean-Louis Rives-Lange, « il s’agissait d’une monnaie scripturale purement représentative »29, alors qu’aujourd’hui, la monnaie scripturale constitue une masse monétaire autonome, et même la plus grande partie des disponibilités monétaires d’un pays30

. Étant alors des jeux d’écritures comptables non admis à circuler, ils n’ont pas été considérés comme constituant une « monnaie » à part entière31.

Certains font plus précisément remonter l’origine de la monnaie scripturale à l’octroi à la Banque d’Angleterre du monopole d’émission des billets de banque, en 1708. D’autres soutiennent, que la monnaie scripturale n’est vraiment née qu’avec une décision prise par le Parlement britannique en 1844 de valider la pratique instituée par les hommes d’affaires anglais « de prêter à la place de la Banque d’Angleterre, non point leur argent, mais celui qu’ils eurent l’idée d’emprunter à tout le monde, au public en général »32. Au lieu d’avoir, comme le porteur de monnaie fiduciaire, une créance sur l’institution émettrice, le titulaire de monnaie scripturale a une créance contre un établissement de crédit. Comme l’écrit le professeur Didier-René Martin, « la scripturalisation de la monnaie aura abouti à en déplacer la création des banques centrales aux établissements de crédit qui prêtent moins l’argent qu’ils ont que l’argent

29 J.-L. Rives-Lange, « La monnaie scripturale (contribution à une étude juridique) », Études de droit commercial à la mémoire

de H. Cabrillac, Litec, 1968, p. 406.

30 Th. Le Gueut, Le paiement de l’obligation monétaire en droit privé interne , 2012, thèse dirigée par H. Synvet et soutenue à

l’Université Paris II Panthéon-Assas, p. 112 : « aujourd’hui, il est un fait que la mesure de la masse monétaire en circulation au niveau européen est exprimée sous forme d’un agrégat monétaire composé d’une part, de la somme des pièces métalliques et billets de banque, et d’autre part, de l’ensemble des dépôts à vue ». Les économistes distinguent en effet trois agrégats monétaires :

- l’agrégat monétaire M1, qui regroupe la monnaie fiduciaire et la monnaie scripturale ;

- l’agrégat monétaire M2, qui comprend l’agrégat M1 auquel sont ajout és les dépôts à terme d’une durée inférieure ou égale à deux ans et les dépôts remboursables avec un préavis ;

- l’agrégat monétaire M3, qui comprend l’agrégat M2 auquel sont notamment adjoints les instruments financiers négociables sur les marchés émis par les institutions financières monétaires (IFM), les titres des organismes de placement collectif en valeurs mobilières (OPCVM) monétaires, ou encore les instruments monétaires.

D’après les données fournies par la Banque de France et la Banque centrale eur opéenne (https://www.banque-

france.fr/fileadmin/user_upload/banque_de_france/Eurosysteme_et_international/CP -BCE-evolutions-monetaires-zone-euro- decembre-2013.pdf ), l’encours de l’agrégat monétaire M1 au niveau de la zone euro était, en décembre 2013, de 5 396 milliards

d’euros, dont 4 487 milliards sous forme de dépôts à vue, donc de monnaie scripturale (soit 83 % de l’agrégat M1), et 910 milliards sous forme de pièces et de billets, donc de monnaie fiduciaire (soit 17 % de l’agrégat M1). Ces chiffres suffisent à illustrer la place prépondérante qu’occupe désormais la monnaie scripturale au sein de la masse monétaire globale de la zone euro.

31

Ch. Lassalas, « La monnaie scripturale », Mélanges AEDBF-France, t. II, Banque éditeur, 1999, p. 246.

32

P. Didier, Droit commercial, t. III, La monnaie, les valeurs mobilières, les effets de commerce , Thémis droit privé, PUF, 1ère éd., 1999, pp. 5-6.

qu’ils créent »33

. Même pour le grand adversaire de la thèse selon laquelle la monnaie scripturale est un bien incorporel, les inscriptions en compte constituent bien une forme de monnaie puisque, comme les banques centrales, les établissements de crédit créent de la monnaie. Et ils créent cette monnaie au moyen des fonds qu’ils reçoivent du public, c’est-à-dire, pour reprendre la formulation de l’article L. 312-2 du code monétaire et financier, « les fonds qu’une personne recueille d’un tiers, notamment sous forme de dépôts, avec le droit d’en disposer pour son propre compte, mais à charge pour elle de les restituer ».

122-1. Mais encore faut-il que les établissements de crédit puissent disposer de

ces fonds, et, par conséquent, que ces fonds soient disponibles. Sembleraient donc exclus de la notion de monnaie scripturale les soldes des comptes à terme et des comptes sur livret. Seuls les soldes des comptes courants non bloqués constitueraient de la monnaie scripturale, parce qu’ils « ont vocation à circuler à la moindre sollicitation du titulaire du compte »34. Autrement dit, si le compte est bloqué, l’inscription en compte ne modifierait pas la nature de la monnaie qui, bien que sous forme scripturale, resterait des espèces35. Si le compte n’est pas bloqué, l’inscription en compte modifierait la nature de la monnaie qui, de métallique ou fiduciaire, deviendrait une créance de restitution de la « propriété » des sommes – « propriété » qui, comme le prévoit l’article L. 312-2 du code monétaire et financier, est transférée au banquier mais grevée d’une obligation de restitution.

122-2. Distinction entre monnaie scripturale et instruments de paiement . – Il

faut également distinguer entre la monnaie scripturale proprement dite, constituée par les inscriptions en compte, et les instruments de paiement (chèque, carte bancaire, ordre de virement, avis de prélèvement…). Définissant la monnaie comme « l’instrument légal des paiements, pouvant avoir, suivant les systèmes monétaires, une base métallique ou une base fiduciaire » - ce qui semble exclure la monnaie scripturale -, le doyen Gérard Cornu précise que la monnaie scripturale s’entend d’un « moyen de paiement constitué par les dépôts à vue dans les banques et par les chèques postaux » (italiques ajoutées)36.

33 D. R. Martin, « L’inscription en compte d’actifs scripturaux », D. 1998, chron. pp. 15 et s., spéc. p. 17. 34

H. Westendorf, « Les sûretés ayant pour objet des sommes d’argent », op. cit., p. 475.

35

Le professeur Élie Alfandari (« Le droit et la monnaie : de l’instrument à la politique », Droit et monnaie : états et espace

monétaire transnational, Litec, 1988, p. 137) soutient que la monnaie scripturale suppose : 1° un compte « créateur de monnaie »

(ce qui inclut les comptes à vue comme les comptes courants ou de dépôt, mais exclut les comptes à terme et les comptes sur livret qui ne seraient pas créateurs de monnaie dans la mesure où ils priveraient les sommes inscrites de disponibilité immédiate) ; 2° un solde créditeur de ce compte ; et 3° une possibilité de mobilisation de ce solde. Cette dernière caractéristique semble devoir conduire à exclure les comptes bloqués.

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Le doyen Jean Carbonnier définit lui aussi la monnaie scripturale comme « des moyens de paiement ». Selon lui, ces derniers « consistent en des jeux d’écritures (d’où le nom) sans déplacement d’instruments monétaires matériels. Tout se passe par inscription au débit et au crédit de comptes en banque ; il pourra bien y avoir un papier, un titre destiné à constater l’opération, et même, en théorie, si la loi le permet, un titre apte à circuler (à ordre ou au porteur). Mais ce n’est pas la transmission du titre qui est le moment essentiel : le paiement n’est réalisé que lorsque le compte du créancier est crédité »37. La coïncidence entre la date du paiement et celle de l’inscription en compte montre assez que la monnaie scripturale réside dans des inscriptions, dans des écritures, et non dans des instruments de mobilisation monétaires destinés à opérer des jeux d’écritures38. Les économistes considèrent en général que le chèque, l’ordre de virement et les autres instruments de paiement ne constituent pas de la monnaie scripturale : ils ne font que préparer la remise de monnaie39.

122-3. Définition de la monnaie scripturale. – La définition la plus rigoureuse

de la monnaie scripturale est donc celle que propose le professeur Jean-Louis Rives-Lange, pour qui cette monnaie « est seulement constituée par les soldes disponibles des comptes en banque susceptibles de circuler de compte à compte par j eu d’écritures »40. Selon lui, c’est cette monnaie, entendue aussi restrictivement, qui a un

37 J. Carbonnier, Droit civil, vol. II, Les biens, les obligations, op. cit., n° 685, p. 1553. 38

Dans le même sens : E. Alfandari, « Le droit et la monnaie : de l’instrument à la politique », Droit et monnaie : états et espace

monétaire transnational, Litec, 1988, p. 139 : « le chèque, l’ordre de virement, l’avis de prélèvement permettent le paiement par

transfert de fonds sans passage par la monnaie fiduciaire […] L’instrument de mobilisatio n n’opère pas lui-même le paiement. Le vendeur, pour prendre cet exemple, ne reçoit pas le prix du seul fait de la remise d’un chèque par l’acheteur. Ce n’est pas c ette remise qui éteint la dette (le chèque pourrait se révéler sans provision), c’est son en caissement, ou l’inscription de la somme au compte du vendeur ».

39

Dans le même sens : P. Didier, « Monnaie de compte et compte bancaire », Études offertes à J. Flour, Defrénois, 1979, p. 140 : « le chèque, assurément, n’est pas une monnaie. Il n’emporte p aiement que s’il y a provision. Mais la provision est une monnaie et la provision, c’est une écriture en compte ». Dans sa thèse de doctorat, le professeur Pierre-Grégoire Marly propose une distinction qui, tout en étant proche, n’est pas absolument identi que, entre la monnaie ou l’« unité monétaire » (unité de valeur), les supports monétaires et les instruments monétaires (Fongibilité et volonté individuelle. Étude sur la qualification juridique des

biens, op. cit., p. 152). Le support monétaire serait ce qui matérialise l’unité monétaire tandis que l’instrument de paiement (ou

instrument monétaire) serait ce qui en permet la circulation : « le métal, le papier et l’écriture en compte sont autant de supports monétaires alors que la tradition manuelle, le ch èque, la carte bancaire ou le virement sont des instruments de paiement » (ibidem, p. 152). Dans sa thèse de doctorat, M. Thomas Le Gueut fait sienne la distinction proposée par le professeur Pierre-Grégoire Marly. Il explique qu’alors que les supports de la monnaie fiduciaire (pièces et billets) stockent une quantité fixe de monnaie, de sorte qu’ils font également fonction d’instruments monétaires, les supports de la monnaie scripturale (comptes de dépôt) stockent des quantités variables de monnaie, tant et si bien qu’ils ne se confondent pas avec les instruments monétaires (chèques, virements bancaires et cartes de paiement) appelés à assurer la circulation des unités monétaires d’un compte banca ire à l’autre (Le paiement de l’obligation monétaire en droit privé interne, 2012, thèse dirigée par H. Synvet et soutenue à l’Université Paris II Panthéon-Assas, p. 158).

40

J.-L. Rives-Lange, « La monnaie scripturale (contribution à une étude juridique) », Études de droit commercial à la mémoire

de H. Cabrillac, Litec, 1968, p. 407 : le professeur Rives-Lange exclut les soldes des comptes à terme et sur livret, bien que les

économistes les considèrent comme des disponibilités quasi -monétaires. Selon lui, « les titulaires de tels comptes n’en ont pas, par hypothèse, la disposition immédiate. Or le propre de la monnaie, bien d’échange, est d’être di sponible à tout instant » (note 13).

pouvoir libératoire absolu, car « lorsque le montant du chèque ou de l’ordre de virement est inscrit au crédit du compte du bénéficiaire, le débiteur est bien libér é »41.

Mais un problème se pose alors, qu’énonce fort bien le professeur Jean-Louis Rives-Lange : « pour le juriste, le solde disponible d’un compte en banque n’est qu’une créance. Or voici que l’économiste vient dire : cette créance joue le rôle de monnaie ! Mieux, elle est de la monnaie ! […] Entre le point de vue juridique et le point de vue économique, lequel doit l’emporter ? »42

Dans le document La monnaie comme objet de sûretés (Page 117-121)