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Le monde sans les dieu

Dans le document Les dieux dans l’œuvre de Platon (Page 87-90)

La première fonction des dieux est d’organiser le monde, afin de lui permettre d’exister tel que nous le connaissons, en en faisant une image de l’intelligible. Les dieux, et plus particulièrement le Démiurge, sont l’une des causes principales de l’existence du cosmos et le meilleur moyen de se représenter l’influence qui est la leur, consiste à nous imaginer l’univers tel qu’il serait si les dieux n’existaient pas et si aucune de leurs actions organisatrices n’avaient été accomplies. Dans le Timée, Platon nous donne une image du monde sans les dieux, en décrivant ce qui a précédé l’action du Démiurge. Avant que le dieu producteur ne s’attelle à son œuvre, il ne peut exister que les intelligibles, c’est-à- dire le modèle du Démiurge, et la khora qui est ce que le Démiurge va travailler pour façonner le monde.

L’existence de la khora est nécessaire car le Démiurge ne peut accomplir une création ex nihilo. En effet, contrairement au christianisme, le Démiurge est un dieu producteur, dont l’action est analogue aux artisans mortels. C’est d’ailleurs en raison de cette analogie que Platon le nomme Démiurge. La fonction d’artisan de ce dieu est rendue explicite par la description des activités liées à la construction du cosmos, description qui renvoie toujours à des travaux manuels « qu’il donna comme s’il travaillait sur un tour… »1. L’article de Francesco Frontera confirme le caractère artisanal des actions de ce dieu, pour affirmer qu’il ne peut être l’auteur des formes « Cet artisan divin n’opère donc en aucune

manière une « création » ex nihilo, parce qu’il est obligé d’agir dans le cadre des éléments qui existent déjà à sa disposition, qu’il peut simplement ordonner […] les choses sensibles, sur lesquels il a la capacité « artisanale » d’agir… »2.

La khora est donc, d’une certaine façon, la matière du monde sensible, elle est « ce de quoi sont faits les objets sensibles » et le « lieu qui les accueille ». En prenant connaissance de ses caractéristiques, nous pourront savoir quel serait l’état de l’univers sans les dieux. Or justement, la principale caractéristique de la

khora, c’est qu’elle n’en a aucune « Il convient qu’elle (la khora) soit par nature

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Platon, Timée, 33b

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dépourvue de toute forme. »1. En effet, la khora a pour fonction d’accueillir les images des formes intelligibles et de leur donner l’être dont elles sont dépourvues puisqu’elles ne sont que des copies, afin qu’elles existent dans le monde sensible. Etant donné que la khora est destinée à accueillir en son sein tout ce qui existe et les multiples caractéristiques de tous les objets, il est nécessaire qu’elle-même n’en ait aucune, pour ne pas que ses propres caractéristiques entrent en conflit avec celles des objets sensibles. Si la khora avait des qualités, soit elle ajouterait les siennes aux objets ou modifierait les caractéristiques des êtres, soit elle ne serait pas capable de donner l’être à ce qui possède des caractéristiques opposées aux siennes propres. Par exemple, si la khora était blanche, il ne pourrait exister d’objets noirs, si elle était chaude, d’objets froids ou si elle était laide, d’objets beaux. Ainsi la khora doit, comme une masse de cire servant à faire des empreintes, être aussi lisse et dénuée de caractéristiques que possible « De même,

tous ceux qui, en quelque substance molle, s’appliquent à modeler des figures, ne laissent subsister la trace d’absolument aucune figure… »2

.

De plus, si la khora est dénuée de toute caractéristique, alors elle ne peut être ni visible, ni tangible, car il faut être coloré, clair ou obscur pour être visible, et il faut être dur, mou, froid ou chaud pour être tangible, et tout cela sont des caractéristiques dont la khora est dépourvue. N’étant ni visible, ni tangible, elle n’est donc pas sensible, elle est par conséquent incorporelle « C’est évidemment

corporel que le monde doit être engendré, c’est-à-dire visible et tangible. »3

. Ainsi, alors que l’action des dieux semble être de faire entrer l’intelligible dans le sensible, le monde sans les dieux est un monde non sensible et incorporel.

Une autre caractéristique de la khora, c’est qu’elle est dominée par le chaos et le désordre. Paradoxalement, alors que la khora est dénuée de toute caractéristique et que le Démiurge est présenté comme l’auteur des éléments, il semble qu’il existe, avant l’action du dieu, une certaine forme d’éléments qui se meuvent au sein de la khora. Cependant, ces éléments ne sont que des traces des qualités élémentaires, et les entités que nous nommons le feu, l’air, la terre et l’eau ne sont pas encore définis ainsi que parfaitement séparés les uns des autres. « Tous ces éléments se trouvaient sans proportion ni mesure ; et lorsque fut

entrepris l’arrangement de l’univers, même si le feu d’abord puis l’eau et la terre

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Platon, Timée, 51a

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Platon, Timée, 49e

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et l’air possédaient bien quelques traces de leurs propriétés, ils se trouvaient néanmoins tout à fait dans l’état dans lequel on peut s’attendre à trouver absolument toute chose quand dieu est absent. »1. Ils ne cessent de se transformer les uns en les autres, à un rythme tel qu’il est impossible de les percevoir et de les distinguer. N’ayant aucune stabilité, ils ne peuvent rien constituer de constant car eux-mêmes ne cessent de devenir autres que ce qu’ils sont.

De plus, les éléments ne cessent de se mêler, de s’entrechoquer et de s’affronter, ainsi ils soumettent l’ensemble de la khora à leur action déréglée, de sorte qu’elle est complètement déséquilibrée. Ce chaos engendre la coexistence d’états irréconciliables, l’ensemble devenant à la fois mouillé et enflammé, léger et lourd. Il est donc impossible dans ce désordre, que puisse exister le moindre corps doué de constance et de stabilité, ou que la vie puisse se développer, car le mouvement propre de l’âme se trouverait balayé par la fureur des mouvements désordonnés et incessants des éléments « la nourrice du devenir, qui offrait à la

vue une apparence infiniment diversifiée, ne se trouvait en équilibre sous aucun rapport étant donné qu’elle était remplie de propriétés qui n’étaient ni semblables ni équilibrées, et que, soumise de partout à un balancement irrégulier, elle se trouvait elle-même secouée par les éléments, que secouait à son tour la nourrice du devenir… »2

.

D’autre part, le chaos qui est présent au sein de la khora se traduit par un mouvement que Platon appelle le mouvement de la nécessité. Ce mouvement, qu’il soit celui de la khora elle-même, ou celui des éléments qui se meuvent sans ordre, est une force qui résiste au Démiurge dans son œuvre. Ce mouvement se définit par son caractère erratique, Platon le nomme même « la cause errante »3. Il n’est pas opposé à l’intellect, ce qui sous-entendrait une malveillance de la

khora et cela est impossible puisqu’elle n’a pas de qualité, mais ce mouvement

peut aussi bien aller dans le sens de l’intellect que dans le sens contraire. Il témoigne du caractère désordonné du monde sans les dieux, car il ne suit pas le seul véritable ordre, celui de l’intellect, et car il ne fait pas preuve de constance en ne suivant qu’une seule voie. De plus, la nécessité est bien une forme de mouvement chaotique et non une sorte de loi, puisqu’elle peut être persuadée et organisée par le Démiurge pour servir son œuvre. La nécessité représente le

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Platon, Timée, 53a-53b

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Platon, Timée, 52d-52e

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désordre inhérent à la khora laissée à elle-même, ce qui limite l’action du Démiurge.

Enfin, il nous faut admettre que le monde sans les dieux est un monde inconnaissable. Le Timée rend ceci particulièrement explicite lorsque le narrateur fait part des difficultés qu’il y a à étudier la khora « Par ailleurs, il y a une

troisième espèce, un genre qui est toujours, celui du « matériau », qui n’admet pas la destruction, qui fournit un emplacement à tout ce qui naît, une réalité qu’on ne peut saisir qu’au terme d’un raisonnement bâtard qui ne s’appuie pas sur la sensation ;c’est à peine si on peut y croire. »1. Ellene peut être connue par les sens puisqu’elle ne possède aucune qualité sensible, mais elle ne peut pas non plus être saisie par l’intellect puisqu’elle n’est pas une Idée. En effet, la khora est l’opposé des intelligibles, elle est ce qui existe là où les formes intelligibles n’ont aucune influence. Cependant, nous avons vu que ce sont les Idées qui sont la source de toute connaissance et de toute science. Luc Brisson, lui-même, déclare que la khora est ce qu’il y a de plus éloigné du divin et de l’intelligible. En toute logique, elle ne peut donc être connue, puisqu’elle est opposée à la source de la connaissance par l’intellect et qu’elle échappe aux sens « Elle est l’infini

indéterminable. »2. Le monde sans les dieux est un univers parfaitement inconnaissable, car c’est un monde où il n’existe aucun accès vers l’intelligible qui pourtant est la seule véritable source de connaissance. De plus, dans cet univers il n’existe que la khora qui échappe à toutes les tentatives pour la connaître. Les dieux sont donc responsables de l’existence du sensible, de son organisation et de la possibilité du savoir.

Les dieux comme cause de l’intelligible dans le sensible

Dans le document Les dieux dans l’œuvre de Platon (Page 87-90)