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Les dieux comme cause de l’intelligible dans le sensible Comme nous l’avons vu, les caractéristiques de la khora que les dieu

Dans le document Les dieux dans l’œuvre de Platon (Page 90-94)

corrigent sont le caractère incorporel, chaotique et inconnaissable de cette dernière. Nous pouvons noter que ces trois caractéristiques s’impliquent, d’une certaine façon, les unes dans les autres. Si la khora est incorporelle, c’est parce qu’elle n’a aucune qualité, ce qui est rendu possible par le chaos qu’elle abrite et qui engendre une succession de changements tels, qu’aucune caractéristique ne

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Platon, Timée, 52a-52b

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peut véritablement exister, puisqu’elle ne cesse de devenir. Cette appartenance totale au devenir exclut toute possibilité de participer de l’Etre et de ce qui relève éminemment de l’Etre, les Idées. C’est cette impossibilité de participer aux Idées qui rend la khora inconnaissable. L’implication réciproque des qualités qui séparent le monde sans dieux de notre univers, peut sous-entendre qu’il suffit de modifier une seule caractéristique pour corriger les autres.

C’est exactement ce que fait le Démiurge, puisque son action peut être définie comme une organisation du monde de façon à en faire une image de l’intelligible. Cette organisation suppose d’annuler le désordre des éléments, ce qui leur permet de manifester des qualités stables et définies. Ces qualités des éléments, en parvenant à une certaine forme d’existence, amène la khora à abandonner son caractère indéterminé, donc à devenir corporel et sensible. Elle devient, du même coup, connaissable, puisque le seul ordre qui puisse exister, est l’ordre de l’intelligible que le Démiurge prend pour modèle, étant donné qu’il est le meilleur et le plus beau.

Le texte du Timée, rend manifeste le fait que l’organisation du Démiurge est la cause de tout ce qui existe, aussi bien sur le plan du corps que de celui de l’âme. En effet, en ce qui concerne le corporel, le dieu se charge de son organisation la plus fondamentale, en mettant en ordre les éléments selon des structures géométriques « Et d’abord que le feu, la terre ,l’eau et l’air soient des corps, c’est

une évidence pour tout le monde, je suppose ; or, tout ce qui appartient à l’espèce des corps possède aussi la profondeur. Mais, à son tour, la profondeur se trouve, de toute nécessité, enveloppée naturellement par le plan. Toute face plane limitée par des droites est issue de triangle. »1. Pour donner une existence stable et des caractéristiques relativement constantes aux éléments, le Démiurge utilise deux types de triangle, les uns scalènes, les autres isocèles rectangles, qui se combinent pour former soit des triangles équilatéraux, soit des carrés. Ensuite, les triangles équilatéraux se combinent en trois types de figures régulières pour permettre l’existence du feu, de l’air et de l’eau, tandis que les carrés forment des cubes à la base de la terre. Nous constatons que le Démiurge organise les éléments en les assimilant à des figures géométriques régulières, qui sont elles-mêmes des réalités intelligibles. Puisque les éléments sont à la base de tout ce qui est corporel, c’est donc bien par son action qui fait exister l’intelligible au sein du sensible, que le

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dieu rend possible la présence des corps, par conséquent il est cause de tout ce qui est corporel dans le sensible et du sensible lui-même.

En ce qui concerne l’âme, le rôle des dieux est encore plus important car ils ne se contentent pas de l’organiser, mais ils la produisent aussi. En effet, ils ne la créent pas, car les parties qui la composent, le Même, l’Autre et l’Etre, sont éternelles, mais c’est bien le Démiurge qui les assemble. L’âme rationnelle est produite par le Démiurge, tandis que l’âme animale est fabriquée par les dieux astraux. Après l’avoir produite, le Démiurge se charge aussi de l’organiser, cette fois, selon un paradigme mathématique. Il divise l’âme rationnelle et la distribue selon des proportions harmonieuses, puis il régule les mouvements du Même et de l’Autre en son sein, de sorte que les mouvements de l’Autre soient divisés selon des proportions régulières et ceux du Même soient laissés sans division1. Cet usage des sciences mathématiques, aussi bien pour le corps que pour l’âme afin d’opérer une organisation du monde sensible, montre que par son action de produire une image de l’intelligible, le dieu est la cause de tout ce qui est dans notre monde. Le paradigme des sciences mathématiques est particulièrement important, car il met en exergue la place de l’intelligible dans cette organisation, puisque ces sciences sont le degré le plus élevé en dessous de la connaissance des Idées.

D’autre part, le dieu est aussi la cause de la causalité elle-même, dans le monde sensible. La khora est caractérisée par le chaos qu’elle abrite et par ses mouvements erratiques. Puisqu’elle est l’incarnation du pur devenir, elle ne peut manifester aucune régularité, par conséquent il ne peut exister aucune loi à laquelle elle se soumette quand elle est laissée à elle-même, ainsi les phénomènes qui se produisent en elle, si phénomènes il y a, existent sans aucun lien les uns avec les autres, même causal « cela n’était point en repos mais se mouvait sans

concert ni ordre… »2. Le dieu est donc l’auteur de la nature en tant que lois qui

englobent l’ensemble des phénomènes. En effet, le modèle du Démiurge, c’est-à- dire l’intelligible, se caractérise par sa régularité, le fait qu’il est toujours semblable à lui-même. Ces qualités sont précisément celles d’une loi naturelle, puisqu’elles sont élaborées par la science, en observant la répétition des phénomènes. En outre, il est évident que le dieu est l’origine de toutes les lois de

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Platon, Timée, 35a-37d

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la nature puisque, selon Platon, tout ce qui se produit, se produit en raison d’un intellect. Or, si tous les phénomènes sont le résultat d’un intellect, ils ne peuvent être provoqués par le hasard, ils sont en vertu des raisons de cet intellect. Les raisons deviennent les causes de l’ensemble des phénomènes, donc les lois de la nature. De plus, cet intellect responsable du cosmos ne peut être qu’un dieu, selon le livre X des Lois « C’est en se servant de tout cela que l’âme, aussi longtemps

qu’elle s’adjoint l’intellect divin, puisqu’elle est à juste titre une divinité… »1

. Cette idée que le dieu est cause de la causalité, est rendue explicite par l’analyse du Timée de Schelling, elle-même commentée par Alexandra Michalewski. Dans ce commentaire, nous voyons que le Démiurge introduit la légalité dans le sensible, c’est-à-dire introduit la loi de la causalité « l’élément

formel de la nature dans son acception la plus restreinte, c’est donc la conformité de tous les objets d’expériences à des lois. »2

. Le Démiurge permet la causalité car il introduit, dans le sensible, l’intelligible qui porte dans son être même, un ordre et des lois. En modelant le monde pour qu’il soit l’image de l’intelligible, le dieu fait se conformer le sensible aux raisons de l’intellect et des intelligibles, donc il amène les phénomènes à correspondre à une loi « Le monde si l’on en considère

la légalité est l’expression d’une légalité supérieure »3

. Cette légalité supérieure ne peut être que celle de l’intelligible ; comme le dieu est celui qui l’introduit dans le sensible, il est l’auteur des lois de la nature et de la causalité dans notre monde.

De plus, cette introduction de la causalité dans le sensible a pour conséquence de rendre le monde connaissable. Pour comprendre cela, il nous faut nous pencher sur les thèses de Kant. Selon lui, notre esprit ne peut comprendre le monde s’il n’est qu’une succession de phénomènes sans rapport, il lui faut soumettre les phénomènes à un système causal pour le comprendre. D’après Schelling, l’action du Démiurge peut être saisie comme celle de l’intellect qui organise ce qu’il perçoit, selon une loi donnée par la structure même de son esprit, afin d’être capable de rendre compte du réel. La différence est que Platon transpose dans les objets eux-mêmes ce que Kant place dans l’esprit humain « Selon Platon l’ordre est une structure des choses mêmes, donnée par le

Démiurge, intellect suprême, organisateur du cosmos. »4. Ainsi par l’introduction

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Platon, Lois, livre X,897b

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Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme une science, AK IV

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Schelling, Le Timée de Platon

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de la causalité, le Démiurge ordonne le monde et nous le rend saisissable par l’intellect.

Enfin nous constatons que l’ensemble des actions du dieu consiste, en ce qui concerne le cosmos, à servir de pont entre l’intelligible et le sensible « Il est assez

clair que la fonction philosophique de la figure « mythologique » du démiurge consiste en ce qu’il devient le trait d’union ontologique entre les choses sensibles et les formes intelligibles… »1. Cela s’exprime de deux manières. D’abord, le dieu

constitue un pont, car il est la cause de la ressemblance entre le sensible et l’intelligible, puisqu’il modèle le premier à l’image du second. Ensuite, la connaissance parfaite de l’intelligible de l’ensemble des dieux, permet aux Idées d’exister dans le monde sensible. En effet, les Idées ne sont par des entités physiques, elles ne peuvent donc exister dans notre univers que par le biais de la connaissance que nous en avons. Par conséquent, le fait qu’un être les connaisse parfaitement, leur permet d’exister pleinement dans ce monde et les rend accessibles aux mortels. Si une seule Idée était ignorée, alors personne ne pourrait l’atteindre, et la connaissance complète de l’intelligible serait impossible. La première fonction des dieux est donc de permettre l’existence de l’intelligible dans le sensible, par leurs œuvres et par leur savoir.

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