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Des êtres inaltérables

Dans le document Les dieux dans l’œuvre de Platon (Page 57-62)

L’immortalité et l’absence de besoin des dieux s’expliquent par le fait que les dieux sont parfaitement inaltérables. En effet, Platon considère, dans ses œuvres, qu’aucune force dans l’univers n’est capable de surpasser celle des dieux et donc de les transformer contre leur volonté, par conséquent ils ne peuvent vieillir car ils ne sont pas affectés par les agressions de ce qui leur est extérieur. Pour comprendre cela, il faut se rappeler ce qui est, pour Platon, la cause du processus du vieillissement dans le Timée. Le corps de tous les êtres est composé par les quatre éléments, qui eux-mêmes sont composés de triangles. Dans le monde sensible les éléments ne cessent de s’affronter, les plus fins, comme le feu et l’air cherchant à trancher les plus épais, qui eux tentent d’assimiler les plus fins3. Quand les éléments constituent un corps organique, la cohésion qu’ils forment doit résister aux assauts des éléments de l’extérieur. Quand le corps vient d’être formé, les éléments qui le composent sont neufs, et la cohésion qui les unit

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Jérôme Laurent, « la beauté du dieu cosmique » in Les dieux de Platon

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Platon, Euthyphron, 14e-15a

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est forte, donc ils résistent parfaitement et sont même capables d’assimiler les éléments venant de l’extérieur pour croître. Mais avec le temps, les triangles des éléments de l’intérieur s’usent et la cohésion de l’organisme se relâche à cause de la lutte perpétuelle contre les éléments de l’extérieur, alors les triangles du corps ne résistent plus et se laissent trancher ou assimiler par les triangles extérieurs. L’organisme se met à ce moment là à vieillir et finit par se dissoudre quand la cohésion des éléments est totalement rompue1.

Cependant, les dieux sont l’ouvrage du plus excellent des artisans, le Démiurge. Il est alors permis de penser que les éléments qui composent les parties des dieux, ne peuvent être vaincus par les éléments qui entourent le corps des dieux, car si le Démiurge est le meilleur des artisans et si les dieux sont son œuvre la plus parfaite, elle doit être plus résistante et solide que tout ce qui peut exister dans le monde sensible. Si tel n’était pas le cas, soit le Démiurge ne serait pas un bon artisan, ce qui est inconcevable puisqu’il est le producteur du monde, soit les dieux ne seraient pas sa plus parfaite réalisation, ce qui est impossible car alors ils ne seraient pas les dieux. Les dieux sont donc inaltérables et aucune force ne peut les transformer contre leur volonté puisqu’ils sont dotés de la meilleure constitution possible, aux épreuves, ils sont les plus résistants qu’il est possible d’être, de la même manière qu’un objet de bonne qualité est plus solide qu’un autre d’une qualité moindre « Dès lors, tout être bien constitué, que ce soit par

nature, en vertu de l’art ou des deux raisons à la fois, sera le moins susceptible de subir un changement causé par un autre […] Et alors, pour cette raison, le dieu est le moins susceptible de recevoir plusieurs formes. »2.

D’autre part, il est évident que le dieu cosmique ne peut être altéré par une autre force que lui-même, car il n’existe rien en dehors de lui. Cependant, la question des dieux astraux est plus complexe car nous pourrions nous demander pourquoi, puisque les éléments qui les composent sont les plus performants, ces derniers ne croissent pas à l’infini, en assimilant les autres éléments. Il est possible de penser que le Démiurge a doté les dieux d’une cohésion indissoluble mais ne leur a pas fourni de triangles plus efficaces que le reste du monde. Cela semble pourtant curieux car les dieux sont formés majoritairement de feu, l’élément le plus incisif, et en tant qu’entités les plus perfectionnées, il est étrange

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Platon, Timée, 81b-81d

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qu’un enfant mortel puisse leur être supérieur même en un seul point, en ayant une capacité de lutte contre les éléments extérieurs plus grande. Une autre hypothèse consiste à considérer que les dieux contrôlent parfaitement leur corps, grâce à leur âme parfaite, et qu’ils se contentent de repousser les assauts de l’extérieur sans essayer de croître car ils sont déjà parfaits et s’altérer les éloignerait de la perfection et aussi déséquilibrerait le dieu cosmique. Ils ont donc un corps inaltérable, formé des éléments les plus efficaces, mais ils ne croissent pas pour demeurer immuables comme les intelligibles.

Cette hypothèse est assez vraisemblable car Platon insiste sur l’immuabilité des dieux, en affirmant qu’ils ne peuvent être altérés ni par l’extérieur ni par eux- mêmes. Contrairement à la religion traditionnelle qui prête aux dieux le pouvoir de métamorphose et aux récits mythiques qui décrivent la manière dont Zeus se changea en cygne, en taureau, ou en mortel pour séduire des jeunes femmes comme Léda, Europe et Alcmène, Platon affirme que les dieux ne peuvent volontairement changer de forme, et accuse ces mythes de donner une fausse image de la divinité. Dans le deuxième livre de la République, après avoir expliqué que les dieux ne peuvent être transformés car leur perfection les rend inaltérables à d’autres forces, il explique que cette même perfection rend impossible le fait qu’un dieu puisse vouloir se transformer. En effet, tous les êtres ne désire que ce qui est bon et par ce fait, devenir le meilleur possible. Les dieux sont trop sages pour ignorer ce qui est véritablement le meilleur, ils ne peuvent donc ignorer que leur forme est la plus parfaite qui puisse exister. De ce fait toute transformation serait pour eux une dégradation et réduirait leur perfection. Comme il est impossible qu’ils puissent désirer devenir pires qu’ils ne le sont, les dieux ne peuvent changer de forme de leur propre volonté et restent perpétuellement sous leur forme originelle et parfaite « Il est donc impossible, dis-

je, même pour un dieu, de vouloir s’altérer lui-même, mais il semble au contraire que chacun des dieux, parce qu’il est le plus beau et le meilleur possible, demeure dans sa forme propre éternellement et absolument. »1.

De plus, altérer son apparence dans le but de ne pas être reconnu par les mortels, reviendrait pour un dieu à mentir aux hommes. En effet, pour Platon, il est impossible que les dieux puissent agir de manière injuste ou malveillante, et mentir semble être un acte que nous pouvons légitimement considérer comme une

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mauvaise action qui ne correspond pas à la nature du bien et du juste, car elle peut amener un être à méconnaître les Idées et à entretenir à la place de faux savoirs. Il est vrai que le philosophe reconnaît des cas où il est nécessaire pour les hommes de mentir, par exemple pour préserver l’un de ses amis, victime d’ignorance ou de folie, d’une vérité qui le ferait souffrir et qui le conduirait à des actes nuisibles, ou pour se protéger de ses ennemis. En outre, par ignorance de la vérité les hommes peuvent recourir à des fictions pour expliquer la réalité1. Cependant, aucune de ces raisons ne peut pousser un dieu à mentir puisqu’il a connaissance de tout ce qui est et qu’il ne craint aucun être et aussi parce que « personne n’est ami d’un

dieu chez les imbéciles et les fous »2. Ainsi un dieu ne peut se métamorphoser car la métamorphose peut s’apparenter à un mensonge, ce qui est un acte que le dieu abhorre et n’accomplit jamais.

D’autre part, la question de l’inaltérabilité des dieux pose problème si nous la comparons à celle des révolutions rétrogrades du mythe du Politique. Selon ce mythe le cosmos accomplit un certain nombre de révolutions sous le contrôle de la divinité, au cours desquelles il ne connaît aucun trouble. Puis une fois ces révolutions accomplies, le dieu s’en va et le monde subi des révolutions dans le sens inverse pendant lesquelles il se dégrade petit à petit. Le dieu finit alors par revenir, juste avant la dissolution de l’univers et restaure le cosmos en lui faisant de nouveau accomplir ses révolutions dans le premier sens3. Ce mythe semble nous montrer que le monde, c’est-à-dire le dieu cosmique, est capable d’altération. Nous pourrions penser que ce dieu qui conduit le monde et le préserve de la destruction, est l’âme du monde lui-même. Dans ces conditions, ce mythe souligne la finitude du sensible, en montrant qu’il ne peut être une image parfaite de l’intelligible, puisqu’il doit être en mouvement pour imiter l’immobilité et qu’il finit par s’altérer, mais l’âme divine peut rectifier les imperfections du corps. D’une certaine façon, les dieux sont donc inaltérables. Cependant, Platon nomme Démiurge, le dieu qui conduit et restaure le monde «En revanche, une fois séparé

du démiurge… »4

. Cela signifie plutôt que le producteur du monde doit restaurer l’immortalité de ce monde. Par conséquent les dieux fabriqués ne sont inaltérables que parce que le Démiurge ne cesse de les réparer et de leur assurer une vie

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Platon, République, livre II, 382c-382d

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Platon, République, livre II, 382e

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Platon, Politique, 272d-274e

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éternelle. Cette possibilité semble la plus probable car cela s’accorde avec l’idée que, sans la bonté de son concepteur, tout ce qui est engendré peut finir par se corrompre et aussi avec les paroles du Démiurge qui affirme que les dieux, puisqu’ils sont nés, peuvent mourir, mais qu’ils ne connaîtront pas la mort car le Démiurge assure la cohésion de leur corps.

L’inaltérabilité des dieux, comme toutes leurs caractéristiques physiques, semble donc ne pas provenir d’eux-mêmes mais de la bonté du Démiurge. Par conséquent il convient de chercher la nature de la divinité plutôt dans l’âme des dieux que dans leur corps.

Dans le document Les dieux dans l’œuvre de Platon (Page 57-62)