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DANS LA FORMATION ET L'INFORMATION

3. Mobiliser les savoirs et les disciplines spécifiques pour le développement durable:

1.2.3.1. Modes de raisonnement

La démarche expérimentale, méthode de prédilection des scientifiques de tout temps, a contribué de manière remarquable à la validation du paradigme de simplification qui disjoint et réduit la complexité inhérente à l'objet observé, à un ensemble d'éléments séparés et décontextualisés. Bien que cette approche soit très remise au goût du jour dans le milieu scolaire par les promoteurs du mouvement de "La main à la pâte" initié par Charpak (1998), il ne faut pas perdre de vue qu'elle dépend fortement de l'observation, méthode qualifiée de scientifique par excellence. Or, celle-ci, au delà des mirages optiques, est sujette à l'interprétation, non seulement biologique par l'intermédiaire du système nerveux central, mais culturelle.

Tableau I/XIII

Modes de raisonnement, imprinting culturel et illusions sensorielles

Illusions sensorielles

Imprinting culturel Modes de raisonnement

Morin (1999) parle "d'erreurs mentales" lorsqu'il aborde ces illusions perceptives dont nous sommes victimes, puisque celles-ci "sont à la fois traductions et reconstructions cérébrales à partir de stimuli ou signes captés et codés par les sens205". Or, toutes nos expériences vécues

205 MORIN, E. (1999) Les sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur, UNESCO, Paris, p. 6

sont, d'une manière générale, basées sur nos sens. Il est donc normal que les conceptions que nous véhiculons soient également sujettes aux "erreurs" que ces derniers provoquent, entraînant avec elles toute une manière de raisonner et de donner du sens au monde qui nous entoure. L'importance de la prise en compte de ces conceptions est donc primordiale dans tout acte de diffusion de savoirs et de connaissance et de tout apprentissage. Ce point spécifique est développé au point 1.2.4.5.

De plus, la manière dont nos sens codent ces signes est issue d'un contexte, lequel construit et est construit par "l'imprinting social", ou culturel. Cet ensemble qui définit tous nos modes de raisonnement produit ces illusions et les erreurs qui en découlent. Ces deux "résultats" sont, selon Morin (1999), à la base de l'égocentrisme et du besoin d'autojustification, projection sur les autres des causes des maux dont nous sommes les auteurs.

Ces erreurs de perception, qu'elles soient d'origine biologiques ou sociales sont à la base de toute fragmentation, de toute catégorisation. L'approche cartésienne qui caractérise notre mode de pensée occidentale découle en quelque sorte de ces illusions perceptives et des erreurs qu'elle a promues. N'est-ce pas une de celle-ci qui nous pousse encore aujourd'hui à utiliser la notion de "race" pour distinguer les humains de couleur de peau différente, alors que la science (mais dont les résultats ne sont pas observables macroscopiquement puisqu'il s'agit de l'ADN) nous a largement prouvé que cette notion n'existait pas? (Jacquard, 1983; 1992; 1998).

"Toute connaissance, quelle qu'elle soit, suppose un esprit connaissant dont les possibilités et les limites sont celles du cerveau humain, et dont le support logique, linguistique, informationnel vient d'une culture, donc d'une société hic et nunc.206" Or, comme nous venons de le voir, toute l'organisation de notre société est encore figée dans une approche du monde qui refuse les interactions.

Pourtant, les défis socio-économiques et environnementaux auxquels le développement durable tente de répondre tissent autour d’eux un réseau de questions touchant principalement aux domaines scientifiques et techniques, tout en gardant en toile de fond un perpétuel questionnement éthique lié à l'appréciation d'une recherche de qualité. Pour approcher cette réalité, “les termes binaires de vrai ou de faux doivent être abandonnés, ainsi que l’association simple d’une cause à un effet. Nous devons savoir gérer plusieurs paramètres ainsi que leur rétroaction207”.

Pour Giordan (1998), cette approche de la complexité est nécessaire tant pour des raisons professionnelles, personnelles que de citoyenneté. Dans cette même optique, Lehmann (1996) rappelle que la décision qui incombe au citoyen touche des problèmes qui ne sont pas toujours bien définis et dont la solution n’est généralement pas unique, et souvent imparfaite. La décision “fait l’objet d’un certain nombre de compromis et conduit à une décision d’action dont les conséquences ne sont pas toujours prévisibles exactement. (…) Ces décisions ne sont en outre pas des fins en soi (…), mais plutôt le début d’un processus interactif qui conduit à une succession de décisions dépendant en permanence de l’appréciation qui peut être faite d’une situation donnée et évolutive208”. Pour aborder ce type de problèmes, le stade de la pensée formelle, dernier stade du développement selon l’approche piagétienne, est considéré comme insuffisant par certains auteurs. La capacité à résoudre des problèmes complexes serait

206 MORIN, E. (1977) La méthode: I La Nature de la Nature, Seuil, Paris, p. 88

207 GIORDAN, A. (1998) (4) Comment repenser l’école? Colloque ANAE, mai 1998, document de travail

208 LEHMANN, J-C. (1996) De la gestion de la complexité à un corpus de “sciences de l’action” in Savoirs théoriques et savoirs d’action, sous la direction de J-M. BARBIER, PUF, Paris

du ressort du “jugement réflexif”, stade “post-formel” de la pensée, considéré comme une extension des opérations formelles (Hougardy, 1999). Pour King et Kitchener (1994), les facteurs de développement regroupés autour de ce concept seraient “l’expression du niveau de maturation de la personne adulte (…) dans le milieu académique”209.

Nous ne pouvons nous satisfaire d'une telle constatation. Le cursus scolaire qui mène à ce niveau d'étude n'est certes pas représentatif d'un curriculum favorable aux mises en relation et à la vision systémique. Morin (1999) rappelle à ce sujet que l'hyperspécialisation empêche non seulement d'appréhender le global, puisqu'elle ne cesse de le diviser en parcelles distinctes, mais également l'essentiel, celui-ci ne pouvant être perçu que dans le contexte dans lequel il s'inscrit. Dès lors, ne trouverait-on pas ce type de raisonnement chez des personnes ayant suivi une simple formation de "culture générale"? C'est en tout cas ce que Morin (1999) affirme en réclamant le développement des aptitudes générales. "Plus puissante est l'intelligence générale, plus grande est sa faculté de traiter des problèmes spéciaux210".

1.2.3.1.1. Gestion des paradoxes

"Les paradoxes nous stupéfient car ils nous transportent au-delà des limites de la pensée et de la perception humaines211". Notre manière cartésienne d'appréhender la réalité et toute la culture qui s'y attache ont en effet de la peine à accepter les contradictions qu'ils mettent à jour.

L'incessante recherche de consensus qui caractérise la politique suisse montre bien la volonté sous-jacente de supprimer le conflictuel. Or, toute situation paradoxale ne cesse de mettre en évidence les aspects antagonistes et pourtant si souvent complémentaires dont elle est formée.

Gérer les paradoxes nécessite donc une ouverture d'esprit capable d'accepter les multiples visages que peut prendre la réalité suivant le point de vue que l'on adopte. L'approche systémique d'un sujet, d'un problème, etc. peut aider à mieux comprendre ce phénomène et surtout à ouvrir l'individu à une plus grande compréhension du point de vue adopté dans une situation particulière.

Pour gérer des situations paradoxales, l'individu est obligé de se décentrer du problème, de l'aborder avec un certain recul pour l'appréhender dans sa globalité. Appréhender notre propre corps comme un ensemble de particules en mouvement alors que nous nous ressentons comme une unité est l'un des paradoxes les plus exaltants que l'on puisse ainsi imaginer. Pour parvenir à comprendre que des ondes ou des neutrinos ne cessent de nous traverser comme si nous n'existions pas, une approche scientifique peut peut-être suffire. Par contre, pour accepter que notre corps et notre esprit, entités si importantes dans l'expression de notre égo, n'est qu'un amas d'éléments comparables à ce que Reeves (1994) nomme des "poussières d'étoile", une réflexion plus "philosophique", voire métaphysique est sans doute nécessaire. Une telle approche devrait donc être envisagée pour que l'homme puisse appréhender parallèlement son importance en tant qu'individu et la relativité de celle-ci face à l'évolution globale du monde à laquelle il participe.

1.2.3.1.2. Gestion de l'incertitude

209 KING & KITCHENER (1994) cités par HOUGARDY, P. (1999) Le rapport au savoir qu’entretien l’étudiant universitaire et les variables contextuelles susceptibles de l’influencer in Actes du colloque: Didactiques des disciplines et formation des formateurs, juin 1999, Antananarivo, Madagascar (à paraître)

210 MORIN, E. (1999) La tête bien faite, Seuil, p. 24

211 FALLETTA, N. (1983/1998) Le livre des paradoxes, Diderot Multimédia, p. 3

"Refuser de douter favorise le développement de perspectives dichotomiques, qui nous annoncent ainsi soit une heureuse destinée, soit la catastrophe générale. Toute société soumise aux rythmes accélérés et constants des changements a besoin de citoyens et d'institutions capables de gérer l'incertitude sans pour autant recourir à la suppression du débat.212"

La croyance en une science toute puissante a masqué durant bien des années les problèmes liés à la gestion de l'incertitude. L'appellation "exactes" attribuée à certaines sciences en est l'expression la plus évidente. Même l'avènement de théories telles que celle de la relativité, puis quantique n'ont pas réussi à ébranler de manière convaincante la vision rassurante qu'elles véhiculent. L'évocation des problèmes écologiques planétaires que nous vivons actuellement, accompagnée, en tout cas dans nos sociétés occidentales, d'une certaine remise en question de dogmes religieux, notamment sur le statut d'un dieu prenant en charge le destin tant individuel que celui du monde, seraient-elles à l'origine de l'apparition de l'incertitude, accompagnée du doute et de notions telles que le flou ou l'aléatoire? Quelle que soit la réponse, nous pouvons observer que si celle-ci s'applique actuellement aux sciences en leur accordant cette

"faiblesse", l'acceptation que "l'aventure incertaine de l'humanité ne fait que poursuivre dans sa sphère l'aventure incertaine du cosmos, née d'un accident pour nous impensable et se continuant dans un devenir de créations et de destructions213" est encore loin d'être acceptée par le commun des mortels.

Ainsi, l'incertitude pénètre jusque dans l'intimité de chacun, puisqu'il n'est plus possible aujourd'hui de distinguer, parmi les principes évoqués jusqu'ici, ceux qui proviennent d'influences extérieures de ceux qui sont intrinsèques à l'individu. Les illusions, l'interprétation des faits, et même l'approche épistémologique, doivent-elles être considérées comme intérieures ou extérieures à l'individu? Une remise en question de notre propre intimité de pensée est donc à reconstruire en tenant compte de ces paradoxes et de ces ambiguïtés.

"Connaître et penser, ce n'est pas arriver à une vérité absolument certaine, c'est dialoguer avec l'incertitude214".

1.2.3.1.3. Gestion de l'aléatoire et du chaos

Le chaos, l'aléatoire font partie de la vie quotidienne. Pourtant, l'être humain ne valorise que l'ordre et l'organisé, et préfère affubler du nom de "hasard" tout ce qui n'entre pas dans cette logique héritée d'Aristote.

Le meilleur exemple est certainement celui d'Einstein qui, alors que toutes ses équations lui indiquaient clairement un univers non statique, a préféré ajouter à ses calculs une "constante cosmologique" dont la valeur numérique lui permettait de compenser l'expansion qu'il avait découverte (Reeves, 1994). Ce choix arbitraire, cette volonté de conserver une vision d'ordre n'est pas seulement liée à une croyance en un être supérieur, malgré sa célèbre exclamation

"Dieu ne joue pas aux dés!", mais montre plutôt la résistance que tout le monde a face à un changement de paradigme. Et cette résistance est l'apanage de l'être humain. La nature, depuis toujours, a su intégrer l'aléatoire et le chaotique. Toute la théorie de l'évolution de Darwin (Stone, 1980) se fonde sur une faculté d'adaptation, ou d'inadaptation, l'extinction des dinosaures en est un exemple parlant, dépendante de facteurs imprévisibles. Qu'il s'agisse de la résistance développée par certaines souches de virus ou de microbes à des médicaments, ou de

212 TEDESCO, J.C. (1995) Editorial in Perspectives no 93, UNESCO

213 MORIN, E. (1999) Les sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur, UNESCO, Paris, p. 45 214 MORIN, E. (1999) La tête bien faite, Seuil, p. 66

plantes et d'insectes à des herbicides ou des insecticides, ces êtres vivants ont su intégrer des événements aléatoires pour assurer leur survie.

Néanmoins, et la différence est de taille, il s'est toujours agi d'une survie de l'espèce au détriment des individus, alors que dans notre vie de tous les jours, c'est l'individu qui est confronté à cette problématique. Dès lors, comment peut-on dépasser le besoin d'ordre, pour montrer que seule une certaine entropie peut garantir ce dernier? L'irrégularité des battements du cœur ne lui garantisse-t-il pas son bon fonctionnement? L'antagonisme des forces ne garantit-il pas la stabilité de la matière? Aller au delà des apparences, au delà de ce que l'on croit voir, au delà de l'évidence première demande une remise en question fondamentale de nos repères culturels.

Guenat (1995; 2000) en prenant l'exemple des longueurs d'ondes des couleurs donne une métaphore pour exprimer l'ordre apparent du chaos. Partant de l'affirmation que le noir absorbe toutes les couleurs du spectre, il imagine que "le noir place les longueurs d'onde chacune dans un tiroir qu'il referme soigneusement pour éviter le mélange. Tous les tiroirs ont la même dimension, ou la même aptitude de neutralisation, car si tel n'était pas le cas, le noir aurait une dominante(…). On découvre donc de l'ordre dans ce qui était à première vue un chaos indescriptible. (…) Les tiroirs ne sont donc des boîtes imaginaires que pour l'observateur extérieur, pour celui qui évolue dans le monde blanc, diurne. S'il pouvait se déplacer à l'intérieur du meuble, il constaterait que ces tiroirs n'ont pas de cloisons latérales et que toutes les longueurs d'ondes se mélangent allègrement!215".

1.2.3.1.4. Gestion des synergies

Influencé tant par l'approche fragmentaire que par la culture de l'économie libérale (qui elle-même est issue de cette dernière) et la recherche de profits immédiats et personnels qui en découlent, l'être humain occidental a de la peine à envisager un mode de fonctionnement basé sur la synergie. Chacun ayant pris l'habitude de "défendre sa croûte", comme l'exprime le langage populaire, les échanges d'informations en vue d'un meilleur rendement d'ensemble ne sont pas des entreprises facilement intégrables dans nos pratiques. Pourtant, dès que l'on parle de complexité, il faut envisager la communication entre différents domaines qui, au départ, n'étaient pas censés se croiser, et leurs acteurs. C'est donc envisager une collaboration, voire une mise en commun des objectifs allant dans le sens d'un consensus, etc. La complexité ne peut donc s'envisager sans une certaine forme de solidarité, si l'on veut parvenir à la réalisation de projets communs interdisciplinaires. "Le mot "solidarité" est ici essentiel. Il marque un des caractères fondamentaux de la complexité à l'oeuvre.216"

1.2.3.1.5. Gestion des interactions

L'homme se définit en fonction d'un groupe d'appartenance. Il appartient à une culture, à une nation, il parle une certaine langue, vit dans un certain pays. Plus proche de son quotidien, il appartient à un corps de métier auquel il s'identifie, il pratique certains hobbys, a un cercle d'amis. Tous ces paramètres lui permettent de se situer, de construire son identité dans un univers à sa dimension. Bien que ces données ne soient nullement remises en question, il est souvent malaisé pour un individu "de se concevoir comme citoyen d'un monde constitué d'interdépendances globales, si étroites qu'elles puissent être217". En effet, face à cette

215 GUENAT, L. (2000) Traduire la couleur in Propos de campagne, Manosque (à paraître) 216 SAINT-GEOURS, J. (1987) Eloge de la complexité, Ed. Economica, Paris, p. 10

217 SAINT-GEOURS, J. (1987) Eloge de la complexité, Ed. Economica, Paris, p. 6

approche, la dimension individuelle elle-même est remise en question. Cet exemple montre de manière assez simple les difficultés que rencontre toute approche interactive. Tisser des liens nécessite une possibilité de réinvestissement de savoir qui elle-même demande de reconnaître le semblable au cœur du différent.

De plus, gérer les interactions exige une prise de distance, qui doit permettre à l'individu de sortir du cadre restreint du domaine ou de la problématique dans laquelle il évolue pour accéder à une vision globale. Une telle gestion de la réalité nécessite également de ne pas se satisfaire d'une seule explication, de dépasser la causalité linéaire, d'oser affronter l'inconnu en plaçant, non plus une hypothèse contenant un seul paramètre, mais une série de paramètres pouvant rétroagir entre eux. Nous ne développerons pas plus avant les difficultés inhérentes à ce changement de paradigme, ces dernières ayant déjà été évoquées à travers la notion de système développée au point 1.1.2.4.