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2 Un modèle de choix technologique en présence d’un risque imprécis

2.2 La modélisation de l’ambiguïté

En présence d’ambiguïté sur le risque d’accident (de la technologie B), on suppose que la firme construit des croyances relatives à l’occurrence d’un accident selon le modèle de Jaffray (1989a). Dans ce modèle, basé sur la théorie de l’évidence initiée par Demps-ter (1967), l’ensemble des distributions de probabilités compatible avec l’information disponible concernant la variable d’intérêt (ici la variableD˜ lorsque la technologie B est

79. Une explication à cette hypothèse est fournie en section 4, lors de l’étude en présence d’un régime de responsabilité limitée (cette hypothèse n’a pas d’impact en présence d’un régime de responsabilité illimitée).

utilisée) est caractérisé par son enveloppe inférieure, c’est-à-dire la probabilité minimale de chaque événement (“accident” (D˜ = 0) ou “non accident” (D˜ =D)) compatible avec l’information disponible. A cette enveloppe inférieure est associée une fonction particu-lière, l’inverse de Möbius80, qui permet de déterminer la fonction d’allocation des masses de croyances aux différents événements possibles.

Lorsqu’il n’y a que deux événements élémentaires81 possibles, l’interprétation de cette construction est aisée. A titre d’illustration, admettons que la firme sait avec certitude que l’état h est le véritable état de la Nature. Dès lors, l’information à sa disposition peut être synthétisée de la façon suivante :

• l’événement “accident” (D˜ =D) a lieu au moins avec la probabilitépT

B(la probabilité-seuil),

• l’événement “non accident” (D˜ = 0) a lieu au moins avec la probabilité (1−pH B),

• mais la masse de probabilité restante,1−(1−pHB)−pTB =pHB−pTB, ne peut pas être objectivement assignée à un événement ou à un autre. Dès lors, cette masse est as-signée à l’union des deux événements selon un indicateur d’optimisme/pessimisme à la Hurwicz,α ∈]0,1[. Formellement nous obtenons :

(pHB −pTB)[αD+ (1−α)0] (35)

avec D et 0 les utilités VNM liées à l’occurrence des événements “accident” et “non accident” respectivement.

Au final, sachant que l’étath est le véritable état de la Nature, la croyance de la firme quant à l’occurrence d’un accident (D˜ =D) est :

pTB+ [pHB −pTB]α =αpHB + (1−α)pTB

Suivant le même raisonnement, si la firme était en mesure de savoir que l’état l est le véritable état de la Nature, alors sa croyance quant à l’occurrence d’un accident serait : αpT

B+ (1−α)pL B.

80. Pour une explication détaillée concernant la théorie de l’évidence, voir Lefèvre (2001), Simon & Weber (2008), Falletet al. (2010). Pour une explication plus détaillée de ce modèle, dans un contexte plus général, voir Etneret al.(2011).

81. Par événement élémentaire nous entendons des événements dont l’occurrence n’est pas soumise à l’occurrence d’autres événements.

Comme l’ont noté Giraud & Tallon (2009) et Etner et al.(2011), l’ensemble des proba-bilités possibles (par exemple [pT

B, pH

B] lorsque l’on considère l’état h) que considère la firme coïncide par construction avec l’information disponible. Ce modèle est construit sur l’intuition que la firme traite l’information sur le risque de manière objective (sans transformation subjective), puis évalue les actes en appliquant ses préférences. Dans ce cas, l’interprétation de α est aisée : ce coefficient, qui pondère la réalisation de l’évé-nement le plus défavorable (D) dans l’expression (35), est un coefficient de pessimisme (plus α est élevé, plus la firme considère que la probabilité d’accident est élevée). Ce modèle consiste donc en une extension du modèle d’utilité espérée de VNM incluant un ensemble de distributions de probabilités permettant de tenir compte de l’informa-tion (imprécise) disponible sur le risque considéré. Les préférences des individus sont à la fois caractérisées par leur fonction d’utilité VNM (qui est ici linéaire puisque nous supposons la neutralité au risque), représentant l’attitude à l’égard du risque, et un indi-cateur d’optimisme/pessimisme à la Hurwicz (α), qui représente leur attitude à l’égard de l’ambiguïté. Nous pouvons noter qu’à partir de ce modèle nous pouvons retrouver le modèle d’utilité espérée (en l’absence d’ambiguïté) et le modèle de Arrow & Hurwicz (1972) lorsque l’incertitude est totale (intervalle de probabilité [0,1]).

Cette modélisation, relativement simple d’utilisation dans un contexte à deux événe-ments élémentaires potentiels, a l’avantage d’intégrer une représentation par intervalle de probabilités qui est particulièrement pertinente pour modéliser des situations contro-versées dans lesquelles, par exemple, plusieurs opinions82 divergentes s’affrontent. En outre, cette représentation par intervalle représente une synthèseobjective de l’informa-tion disponible, qui est intégrée comme telle dans le processus de décision ; les préférences de l’agent décideur venant ensuite s’y appliquer. Cette analyse objective de l’informa-tion est ici d’autant plus appréciable que notre étude se focalise sur le comportement de firmes issues de secteurs à hauts risques, pouvant entraîner des dommages très im-portants (i.e. dont la valorisation peut excèder celle des actifs liquidables de la firme). Nous pouvons raisonnablement supposer que ces firmes83 analysent le risque d’une ma-82. Dans notre situation d’imprécision relative à un risque d’accident, ces opinions, prises en compte par la firme, doivent être revêtues d’un minimum de caractère d’autorité (concepteurs de la technologie, scientifiques, agences de certification ou de régulation, groupes écologistes dotés d’experts,. . .)

83. Ce type de modélisation est effectivement utilisé dans les analyses de risques dites “intégrées” dans le cadre de la gestion de systèmes industriels complexes. Ce type d’analyse a été mis au point notamment par EDF R&D (voir Simon & Weber (2008), Falletet al.(2010), Magne & Vasseur (2006)

nière plus “rationnelle” que des individus ; nous pouvons imaginer que de telles firmes peuvent être dotées d’une équipe technique, d’ingénieurs spécialement formés à analyser les risques de la façon la plus objective possible84.

Bien d’autres modélisations de situations ambigües ont été proposées (Gilboa & Schmeidler (1989), Klibanoff et al. (2005),. . .), mais elles semblent moins appropriées face à une situation telle que celle que nous considérons, associant une firme faisant face à un risque dont la nature est soumise à controverses. Par exemple, considérons briévement le modèle de Klibanoffet al. (2005) pour lequel la valeur d’une action a est donnée par : V(a) = Z φ Z S u(a)dπ dµ (36)

Ce modèle considère, d’une part, un ensemble d’états de la Nature possibles (S) et, d’autre part, un ensemble de distributions de probabilités sur l’occurrence de ces états (∆).85 Il suppose que l’agent décideur dispose d’une distribution de croyances subjec-tives, µ, quant à l’occurrence de chaque distribution de probabilités sur l’occurrence des états (distributions dans l’ensemble∆). L’attitude à l’égard de l’ambiguïté est alors capturée par une fonctionφ appliquée à la distribution µa, c’est-à-dire à la distribution des valeurs des utilités espérées induites par la distribution de croyancesµ, pour un acte a donné. La distribution µa représente l’incertitude relative à l’évaluation ex ante de l’acte a, elle met en avant les différentes probabilités (subjectives) des différentes éva-luations possibles de l’acte a. L’aversion à l’ambiguïté est représentée par la concavité de la fonction φ, qui est définie comme une aversion à un étalement de la distribution µa à moyenne constante (mean preserving spread de µa).

Outre le fait que ce modèle n’est pas conçu pour analyser des situations de controverses qui peuvent être traduites par un intervalle de probabilités, il n’instaure pas d’adéqua-tion parfaite entre l’informad’adéqua-tion disponible et l’ensemble de probabilités possibles (pour un événement donné). Nous pouvons en effet constater que l’information disponible est contenue dans l’ensemble de croyances subjectives µ. Ainsi, dans cet ensemble, infor-chapitre 7).

84. Nous pouvons imaginer que les ingénieurs permettent au comité de direction de la firme de donner l’intervalle de probabilités possibles, et que ce comité retienne un scénario selon son degré de pessimisme α.

mation et préférences interagissent (de façon indéterminée) pour obtenir des croyances subjectives : il n’y a pas de traitement objectif de l’information, et de distinction claire entre information objective et préférences.

Ainsi, la prise en compte d’une représentation par intervalle offerte par Jaffray (1989a), permettant de modéliser des situations de controverses86 et d’offrir une synthèse simple et objective de l’information disponible, a retenu notre préférence.

A présent, nous allons formaliser notre problème en considérant qu’un régime de responsabilité illimitée est en vigueur, et décrire le comportement de choix technologique de la firme.

3 Régimes de responsabilité et définition des