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Dans ce chapitre nous représentons une situation dans laquelle une firme, entrepre-nant une activité pouvant être hautement dommageable, doit effectuer un choix entre deux technologies de production, l’une d’entre elles étant caractérisée par une probabilité

imprécise d’accident au sens de Jaffray (1989a). Cela signifie que la véritable probabilité d’accident de cette nouvelle technologie se situe au sein d’un intervalle de probabilités objectives ; cette situation pouvant être le reflet, par exemple, d’une controverse ou di-vergence d’opinions entre différentes communautés quant à la nature véritable du risque. Selon la valeur de la véritable probabilité d’accident, la nouvelle technologie peut s’avé-rer plus ou moins risquée que la technologie historique et, par conséquent, peut être plus ou moins profitable pour la firme et la Société. Néanmoins, la firme a la possibilité d’in-vestir dans un processus de recherche d’informations supplémentaires pour obtenir un nouveau signal d’information sur le risque d’accident inhérent à cette nouvelle technolo-gie “ambigüe”. Le modèle de décision que nous avons construit est inspiré des travaux de Jaffray sur les probabilités imprécises (Jaffray (1989a), Jaffray (1989b)) et des travaux d’Orset (Chemarin & Orset (2010), Orset (2010)). Un des avantages de la modélisation de Jaffray est d’intégrer directement l’information objective disponible, sous forme d’in-tervalle, et de permettre ainsi la modélisation de situations de controverses. En outre, il distingue l’attitude à l’égard du risque (utilité VNM) de l’attitude à l’égard de l’ambi-guïté (indice d’Hurwicz).

Notre modèle se décompose en deux étapes, la firme devant en premier lieu décider d’in-vestir ou non en recherche d’informations supplémentaires sur le risque imparfaitement connu, puis devant effectuer un choix technologique au vu de l’information disponible. Dans le présent chapitre, nous nous concentrons sur la dernière étape, le modèle étant résolu à rebours : nous étudions l’impact du régime de responsabilité civile sur le choix technologique des firmes étant donné l’information à leur disposition. Les deux régimes de responsabilité qui sont ainsi comparés sont le régime de responsabilité limitée et le régime de responsabilité illimitée, tous deux utilisés conjointement à une règle de res-ponsabilité sans faute.

que soit l’information disponible sur le risque inhérent à la nouvelle technologie “am-bigüe”, le régime de responsabilité limitée favorise l’adoption de la technologie procurant le revenu d’activité le plus élevé. Par conséquent, le régime de responsabilité illimitée a des vertus “tempérantes” sur les comportements en matière de choix technologique. Par rapport à ce qui prévaut en responsabilité limitée, le régime de responsabilité illimitée est caractérisé par une moindre importance du revenu d’activité par rapport au coût du risque dans la fonction de valorisation de la firme. Ainsi, relativement à ce qui prévaut en responsabilité limitée, cette caractéristique entraîne un affaiblissement de l’attrait de la technologie procurant le revenu d’activité le plus élevé.

Ce résultat peut être interprété en termes d’attitude différente de la firme à l’égard du risque entre les deux régimes de responsabilité. Le régime de responsabilité limitée, in-troduisant une rupture dans la fonction de valorisation de la firme (lorsque le montant du dommage peut entraîner la faillite de cette dernière), amène celle-ci à composer avec une fonction de valorisation qui est globalement convexe bien que localement linéaire (linéarité par morceaux). Dès lors, en responsabilité limitée la firme exhibe une attitude riscophile. En conséquence, relativement à ce qui prévaut en présence d’un régime de responsabilité illimitée, l’adoption de la technologie procurant le revenu d’activité le plus important est facilitée grâce à une dispersion relative des gains/pertes, comparativement à la technologie alternative, qui est plus importante.

Ces résultats peuvent fournir des éléments au débat (non clos) relatif à la pertinence de l’application du régime de responsabilité limitée aux firmes opérant dans des secteurs à hauts risques. En effet, contrairement à ce qui aurait pu être anticipé, nous avons montré que l’application d’un régime de responsabilité limitée ne favorise pas néces-sairement l’adoption de la technologie pouvant s’avérer la plus risquée pour la Société, et ce malgré la possibilité pour la firme de bénéficier de gains (si la technologie s’avère moins risquée) et d’externaliser une part du coût du risque à la Société (notamment si la technologie s’avère “trop” dangereuse). Ce régime peut alors favoriser un comportement qualifié de “conservateur” en favorisant la conservation de la technologie historique (et non ambigüe). Ce résultat restreint la portée des arguments traditionellement avancés concernant les effets néfastes du régime de responsabilité limitée en termes d’incitations sous optimales à prévenir le risque, ou d’incitations trop importantes à s’engager dans

des activités à risque (voir notamment Brown (1973), Shavell (1986)).

Notre étude met ainsi le doigt sur un point d’une importance grandissante, à savoir la régulation des innovations potentiellement dangereuses et dont la dangerosité est mal perçue. Actuellement, l’émergence des nanotechnologies soulève d’importantes questions quant à leur régulation et leur supervision alors même que tous les risques sur l’Homme et l’environnement associés à leur utilisation ne sont pas parfaitement connus (notam-ment en pharmacologie et agrobusiness). Il est néanmoins important de noter que nous n’émettons aucun jugement normatif quant à la politique de choix technologique qu’il serait socialement souhaitable de promouvoir (conservatrice ou moins conservatrice) : autant la conservation de la technologie A que l’adoption de la technologie B peuvent être justifiées, la technologie B étant potentiellement plus ou moins dangereuse que la technologie historique. La politique socialement souhaitable dépend alors de la préfé-rence de la Société à l’égard de l’ambiguïté, ce que nous ne connaissons pas.

En outre, les propriétés des résultats trouvés dans cette analyse dépendent principa-lement d’un seul type de variable : les revenus d’activité fournis par chaque technologie. Dans un cadre d’information parfaite, la connaissance de ces variables pourrait per-mettre au Régulateur d’une industrie à hauts risques d’inférer une “tendance générale” concernant le choix technologique des firmes, même si les firmes composant l’industrie ont des préférences très diverses à l’égard de l’ambiguïté. Ainsi, si la technologie ambigüe procure le revenu d’activité le plus élevé (le plus faible), le Régulateur peut promou-voir un comportement conservateur en appliquant un régime de responsabilité illimitée (responsabilité limitée) ou, inversement, un comportement “moins conservateur” en ap-pliquant un régime de responsabilité limitée (responsabilité illimitée).

Néanmoins, comme nous l’avons noté ci-dessus, il convient de bien prendre en considé-ration le fait que le Régulateur ne peut promouvoir qu’une “tendance générale” et que toute firme, selon son optimisme/pessimisme, n’y est pas sensible de la même manière. Ainsi notre étude a montré que le régime de responsabilité (utilisé ici avec une règle de responsabilité sans faute) n’a que peu (voire aucun) impact sur les firmes aux attitudes les plus “extrêmes” (optimisme/pessimisme très élevé) à l’égard de l’ambiguïté.

Lorsque le Régulateur ne dipose que de peu d’informations (tant sur le risque imprécis que sur les revenus d’activité), le régime de responsabilité illimitée pourrait être préféré

pour la relative stabilité qu’il offre concernant les comportements en matière de choix technologique. Ce raisonnement est plus saillant si on considère, par exemple, une indus-trie composée de firmes uniformément réparties le long du spectre des valeurs possibles de l’index de pessimismeα. Dans ce cas, le régime de responsabilité illimitée est celui qui affecte le moins la distribution des firmes optimistes/pessimistes, la valeur depT UB étant moins volatile (et plus proche depA) quepT L

B face à des variations des revenus d’activité. Ainsi, ce régime offre une certaine stabilité des comportements qui peut être préférable à l’instauration d’un régime de responsabilité (limitée) qui aurait des conséquences plus importantes, mais inconnues, sur le choix technologique des firmes.

Bien que ces résultats puissent être intéressants, l’analyse menée dans ce chapitre doit être vue comme l’introduction à une analyse plus vaste. Premièrement, nous avons étudié l’impact dedeux régimes de responsabilité (responsabilité illimitée et responsabi-lité limitée) tout en ne considérant qu’une seule règle de responsabilité (responsabilité sans faute). Or, nous avons montré que lorsqu’une firme investit en recherche d’infor-mations, l’effet d’une information nouvelle sur son choix technologique dépend d’un degré minimal de fiabilité du signal reçu. Ainsi, une firme “trop” optimiste peut adopter la technologie ambigüe malgré la réception d’un signal informant de la dangerosité de celle-ci, si la fiabilité de ce signal est “trop” faible. Pour tenter d’éviter de tels com-portements qui pourraient être qualifiés de “non précautionneux” (et être contraires aux attentes du Régulateur, voire de la Société), une règle de négligence pourrait être instau-rée en soumettant l’accès à l’exemption de responsabilité en cas d’accident à l’adoption d’une technologie particulière lorsque tel signal, de telle fiabilité, est reçu. Néanmoins, il conviendrait d’analyser dans quelle mesure ces seuils de fiabilité sont manipulables par l’instauration d’une telle règle de responsabilité. En effet, l’instauration d’une règle de négligence suppose d’importants coûts informationnels (élaboration des “standards” autorisant l’exemption de responsabilité, contrôle du respect de ces standards,. . .). De ce fait, si les firmes n’ont pas intérêt à adopter les standards édictés par le Régulateur (ici les standards prendraient la forme d’un “choix” technologique (imposé) selon une information donnée), une telle règle doit être abandonnée puisque équivalente à une responsabilité sans faute, mais plus coûteuse à appliquer.

l’information à leur disposition ; et nous montrons que le régime de responsabilité peut influer sur le choix technique. Mais avant de vouloir influer sur le choix technologique (sachant que le Régulateur ne sait peut-être pas lui même quelle technologie adopter a priori), le Régulateur pourrait avant tout avoir la volonté de promouvoir des comporte-mentsprécautioneux en incitant les firmes à rechercher de l’information avant d’effectuer un choix technologique qui pourrait s’avérer socialement coûteux. Une telle analyse est équivalent à résoudre l’étape 1 du modèle que nous présentons, et ainsi remonter dans l’arbre des décisions pour déterminer le comportement d’investissement des firmes (et voir l’impact du régime de responsabilité sur cette décision) étant donné la stratégie de choix technologique que nous avons défini dans ce présent chapitre. Cette piste de réflexion constitue l’objet d’étude du prochain chapitre de cette thèse.

-——————.Chapitre 4

—————-. Responsabilité en situation ambigüe :

——–... incitations à rechercher —.

1 Introduction

Ce chapitre a pour objet de compléter l’analyse introduite lors du chapitre 3. Dans ce précédent chapitre, nous avons présenté une analyse décrivant le comportement d’une firme, issue d’un secteur à risques, en termes de choix technologique lorsqu’une des tech-nologies disponibles est caractérisée par une ambiguïté relative à sa probabilité d’occur-rence d’un accident. Nous avons défini les différentes stratégies de choix technologique possibles, selon le degré d’optimisme/pessimisme de la firme, et nous avons comparé à cet égard les comportements induits par deux régimes de responsabilité civile : la res-ponsabilité limitée et la resres-ponsabilité illimitée. Dans cette analyse, nous avons supposé que la firme a la possiblité d’investir dans un processus de recherche d’informations supplémentaires afin d’en savoir plus sur la nature du risque inhérent à la nouvelle technologie disponible. Néanmoins, nous avons mené cette analyse en supposant cette décision d’investissement comme étantdonnée et, par conséquent, l’information à dispo-sition de la firme au moment d’effectuer son choix technologique était égalementdonnée. A présent, dans ce chapitre, nous allons étudier le comportement de la firme en termes de décision d’investir (ou non) dans un processus de recherche d’informations supplémentaires, étant donné la stratégie de choix technologique qui s’ensuit (stratégie que nous avons déterminée au cours du chapitre 3).

A notre connaissance, l’étude des incitations à rechercher de l’information dans un contexte de risque technologique a été introduite par Schwartz (1985) et McCardle (1985). L’analyse de Schwartz (1985), que nous avons présentée dans le chapitre 1, s’inspire des travaux de Roberts & Weitzman (1981). Elle porte sur l’optimalité de l’en-gagement dans un processus de recherche d’informations sur la toxicité d’un produit commercialisé, lorsqu’il existe une responsabilité pour défaut de mises en garde adé-quates concernant la toxicité du produit97. La recherche est vue comme séquentielle : à chaque étape du processus de recherche, une information nouvelle permet de réviser le profit espéré (à la hausse ou à la baisse, selon que l’information constitue une “bonne” ou une “mauvaise” nouvelle). La firme continue de rechercher de l’information jusqu’à ce que la réception d’une information nouvelle allant à l’encontre de sa croyance (quant à

la dangerosité du produit) ne lui permette plus de changer d’avis concernant la mise en vente (ou non) du produit. McCardle (1985) adopte une approche similaire (processus de recherche par étapes, et définition d’une règle d’abandon de ce processus) mais la variable inconnue est la profitabilité d’une innovation technique (en dehors de tout cadre de risque d’accident).

Dans le chapitre 1 nous avons également présenté l’analyse de Shavell (1992), qui com-pare des règles de responsabilité civile en termes d’incitations à obtenir de l’information sur un risque technologique. Le processus considéré est simple : la recherche d’informa-tions est composée d’une unique étape et le signal reçu est parfait. Par conséquent, dès qu’elle investit, la firme connaît (l’existence et) la véritable nature du risque. Plus récem-ment, Orset (2010) se penche sur les incitations à rechercher de l’information à propos d’un projet caractérisé par un risque d’accident imparfaitement connu, en supposant que le signal d’information reçu est imparfaitement fiable. Cependant cette étude analyse les choix de l’individu selon différentes préférences qu’il peut avoir à l’égard du présent, et non ses choix selon différentes préférences qu’il peut avoir à l’égard de l’incertitude.

Mise à part l’analyse de Orset (2010), les études précédemment citées ne considèrent pas l’existence de risques imparfaitement connus, pour lesquels aucune distribution ob-jective n’existe. En effet, dans Schwartz (1985) ou Shavell (1992), la situation initiale relève du risque, en ce sens que les ensembles des états de la Nature et des probabilités associées sont clairement établis, de façon objective. L’information nouvelle permet alors d’exclure l’occurrence de certains états de la Nature, “simplifiant” alors le risque auquel le décideur doit faire face. En outre, aucune des études que nous venons de mentionner ne tient compte d’une situation ambigüe (telle que nous l’avons définie au chapitre 3) et des implications possibles d’une telle situation sur la décision des firmes en matière de recherche d’informations (via l’attitude des firmes à l’égard de l’ambiguïté). Or, il n’est pas déraisonnable de supposer que le degré d’optimisme/pessimisme de la firme peut modifier la volonté de cette dernière à s’engager dans un processus, coûteux, de recherche d’informations supplémentaires concernant un risque imparfaitement connu.

Ainsi, dans ce chapitre, nous complétons l’analyse développée dans le chapitre 3 en étudiant l’impact du régime de responsabilité civile sur la décision d’investir (ou non)

dans un processus de recherche d’informations en vue de préciser la véritable nature du risque. Nous conservons alors la même modélisation, inspirée à la fois par les travaux de Jean-Yves Jaffray (Jaffray (1989a), Jaffray (1989c)) concernant la description de l’am-biguïté et du comportement de la firme à son égard, et par le travail de Orset (2010) concernant le processus de recherche d’informations ; l’information permettant de révi-ser les croyances de la firme à propos du risque (et de la profitabilité) de la technologie “ambigüe”. Nous conservons également notre approche visant à comparer les incitations fournies par deux régimes de responsabilité, responsabilité illimitée et responsabilité li-mitée, afin de tenter d’apporter de nouveaux éléments au débat relatif à la pertinence du régime de responsabilité limitée dans l’encadrement des activités à risque. Nous trouvons que le régime de responsabilité illimitée peut fournir des incitations plus importantes à investir dans un processus de recherche d’informations si le montant des dommages est suffisamment élevé, ce régime induisant en outre les comportements les plus stables en matière de choix technologique.

La suite de ce chapitre est organisée de la façon suivante. La section 2 complète l’analyse théorique initiée dans le chapitre 3, tandis que les calculs numériques sont présentés dans la section 3. Nous adressons quelques recommandations pour l’aide à la décision et concluons ce chapitre en section 4.

2 Analyse théorique des incitations à investir en