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Les modèles linéaires en strates

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 85-89)

PARTIE II  : Culture et instrumentation numérique

Chapitre 1  ‐ Les interactions entre culture et médiation

1.2  La « fracture numérique » comme problématique d’application

1.2.2  Les modèles linéaires en strates

Voilà plusieurs années que l’OCDE ne reconnaît plus l’équipement comme seul indicateur de  la fracture numérique, sans doute en raison de l’affaiblissement de son pouvoir discriminant  pour  une  organisation  constituée  de  pays  « développés ».  Elle  fait  reposer  ces  analyses  sur  une série d’indicateurs qui marquent des étapes dans l’accès au numérique, comme d’autres  indicateurs  jalonnent  pour  la  plupart  des  institutions  internationales  le  parcours  des  pays  vers le « développement ». D’une certaine façon, ce nouveau choix d’indicateurs reconnaît la  prévalence  de  la  valeur  d’usage  des  technologies  (Cerisier  &  Marchessou,  2001).  Ironie  amère, ce changement fait naître la crainte que les populations non connectées résiduelles,  invisibles  des  statistiques  et  sans  grand  intérêt  pour  l’économie  du  numérique,  ne  soient  oubliées  des  programmes  d’équipement,  abandonnées  au  bord  des  « autoroutes  de  l’information ».  C’est  la  crainte  exprimée  par  Roxana  Morduchowicz  (2009),  après  analyse  des  données  de  l’enquête  qu’elle  a  réalisé  en  2007  en  Argentine  sur  le  modèle  de  l’étude  européenne Mediappro (Bevort & Breda, 2006) et déjà signalée dans la partie précédente. 

Quand  les  conclusions  européennes  de  l’enquête  centrent  la  problématique  de  la  fracture  numérique  sur  les  usages,  Roxana  Morduchowicz  montre  combien  la  question  des  équipements reste entière pour des pays comme le sien dont l’indice de développement est  pourtant très élevé. C’est la problématique de l’accès universel à internet qui est posée. Cette  question  est  à  l’origine  de  l’initiative  du  Président  sénégalais  Abdoulaye  Wade  en  2003  lorsqu’il  a  proposé  la  création  du  « Fond  mondial  de  Solidarité  Numérique »  (FSN)  à  l’occasion de la première phase du Sommet mondial sur la société de l’information (Sagna,  2006).  L’expérience  de  la  téléphonie,  encore  une  fois,  est  éclairante  pour  en  imaginer  les  perspectives  à  court  et  moyen  termes.  Reconnu  comme  un  droit  pour  tous  par  l’Union  Internationale des Télécommunications (UIT), l’accès téléphonique universel se décline sur  le terrain en fonction des réalités sociotechniques. Comme le rappelle Olivier Sagna (ibidem,  p.16), cela varie en ce qui concerne l’Afrique, de l’objectif de rendre disponible un téléphone  pour  500  habitants  au  Ghana,  dans  un  rayon  de  5  kilomètres  au  Sénégal  et  à  moins  de  30  minutes de marche en Afrique du sud.  

 

Illustration n° 8 : Anamorphose relative à l’impact du TGV sur les temps de déplacement, source Reuters  (carte réalisée avant l’ouverture de la ligne du TGV est) 

Les  infrastructures  de  communication  provoquent  des  anamorphoses  dont  les  conséquences  socioéconomiques  sont  importantes.  Ainsi  évoque‐t‐on  par  exemple  le  désenclavement  d’un  territoire  lors  de  son  raccordement  routier  ou  ferroviaire.  C’est  un  exemple, nous y reviendrons, du fait que les technologies de communication instrumentent  notre  rapport  à  l’espace  et  au  temps.  L’illustration  n°8  montre  l’impact  de  la  mise  en  services des lignes de Train à Grande Vitesse (TGV) sur les temps de circulation en France. 

Elle  rend  compte,  en  creux,  de  la  façon  dont  les  décisions  politiques  relatives  au  développement des infrastructures de communication, ferroviaires en l’occurrence, influent  ou  souhaitent  influer  sur  le  développement  socioéconomique  des  territoires.  Les  géographes, spécialistes des questions de développement territorial montrent qu’il n’existe  pas de relation causale entre le développement des infrastructures de communication et le  développement économique. Ainsi, Pascal Bérion et al. (2007, p. 660) précisent‐ils, à partir  de différents travaux économétriques que « l’invalidation […] du concept d’effets structurants  positifs  et  automatiques  des  infrastructures  sur  le  développement  économique  est  fondatrice  des  recherches  développées  depuis,  notamment  en  France,  à  l’égard  des  autoroutes  et  des  lignes  ferroviaires  à  grande  vitesse ».  Il  est  possible  que  l’économie  du  numérique  soit  différente  à  cet  égard.  La  délocalisation  de  nombreux  téléservices  francophones  dans  les 

pays du Maghreb en témoigne (Essadki, 2006). Choisir le pays d’installation d’un hub majeur  ou décider du positionnement d’un satellite joue un rôle considérable sur l’accessibilité des  technologies. Ces choix qui se jouent souvent au niveau macroscopique dans une logique de  maillage  régional  du  monde  opèrent  aussi  de  profondes  distorsions  locales  quand  les  liaisons  locales  sont  défaillantes  et  accroissent  la  connectivité  des  centres  sans  augmenter  celle de la périphérie. C’est ainsi par exemple, que le ciel africain est pratiquement dépourvu  de  satellites  de  communication.  Il  ne  représente  pas  un  investissement  suffisamment  rentable aujourd’hui. 

Le  modèle  de  la  fracture  numérique  auquel  se  réfèrent  beaucoup  d’institutions  internationales comporte trois strates : la première, déjà évoquée, est celle de l’accessibilité  technique. La deuxième est relative aux compétences de mises en œuvre des technologies. 

Elle repose sur des compétences de différents niveaux, des compétences opératoires de bas  niveau aux compétences intermédiaires de la maîtrise des codes et langages à celles de haut  niveau  relatives  aux  opérations  de  planification  et  de  stratégies  (Cerisier,  Rizza,  Devauchelle, & Nguyen, 2008). La maîtrise de l’ensemble des trois niveaux de compétences  est requise pour une utilisation finalisée des technologies. Autrement dit, leur mobilisation  coordonnée est nécessaire pour parvenir à satisfaire les objectifs que l’on s’est assigné. La  distribution  de  ces  compétences,  nous  y  reviendrons,  répond  à  des  déterminants  sociaux  d’âge  et  des  déterminants  socioculturels.  Le  rôle  de  l’École  dans  l’acquisition  de  ces  compétences se détermine en fonction du projet que chaque société attribue à son système  éducatif.  Le  dispositif  mis  en  place  en  France,  aujourd’hui  déployé  de  l’école  primaire  à  l’Université,  contribue  peu  à  la  réduction  des  inégalités  d’origines  socioculturelles. 

Rappelons  qu’il  s’agit  de  certifier  les  compétences  construites  par  les  élèves  au  travers  du  Brevet  Informatique  et  Internet  (B2i)  à  l’école  (B2i  école),  au  collège  (B2i  collège)  et  au  lycée  (B2i  lycée).  À  l’université,  le  dispositif  s’intitule  Certificat  Informatique  et  Internet  (C2i)  et  comporte  deux  niveaux.  Dans  l’enseignement  scolaire  (hors  l’université),  le  dispositif  repose  sur  la  validation  de  compétences  figurant  dans  un  référentiel  national. 

Suivant les instructions officielles, les compétences peuvent être validées par l’ensemble des  enseignants des établissements scolaires à la demande des élèves. Les compétences ne font  pas  l’objet  d’activités  d’apprentissage  spécifiques  mais  elles  sont  mises  en  œuvre  à  l’occasion  des  diverses  activités  réalisées  en  classe50.  Depuis  2006,  nous  conduisons  une  étude  longitudinale  de  la  validation  des  compétences  du  référentiel  B2i  des  élèves  des  collèges  de  l’Académie  de  Poitiers.  Nous  avons  pu  montrer  que  certaines  compétences  n’étaient  pratiquement  jamais  validées.  C’est  notamment  le  cas  des  compétences  relatives  au traitement numérique des données, à la modélisation numérique et à la simulation. Nous  formulons l’hypothèse que ces compétences ne s’acquièrent pas seulement par l’expérience 

        

50 Pour une présentation plus détaillée du dispositif, on pourra se reporter à l’article Training young people in the use of  digital media: the highs and lows of establishing the Information Technology and Internet  Proficiency  Certificate (B2i) in  France (Cerisier, Rizza, Devauchelle, & Nguyen, 2008) 

mais qu’elles exigent l’organisation d’activités d’apprentissage spécifiques. Nous avons aussi  observé  que  le  nombre  des  compétences  validées  par  élève  dépendait  des  établissements  scolaires  fréquentés.  Si  l’on  excepte  « l’effet  établissement »,  c’est‐à‐dire  le  résultat  de  la  politique  pédagogique  conduite  dans  chaque  Établissement  Public  Local  d’Enseignement  (EPLE),  on  observe  une  dépendance  du  nombre  de  compétences  validées  aux  caractéristiques socioculturelles des bassins de recrutement des établissements. Autrement  dit,  les  élèves  issus  des  catégories  socioprofessionnelles  (CSP)  les  plus  aisées  (CSP+)  disposent, selon les données relatives au B2i de plus de compétences que ceux issus des CSP  défavorisées (CSP‐). L’interprétation de ces données repose sur la nature certificative plus  que formatrice du B2i. Bruno Devauchelle avait montré dès les premières années de la mise  en  œuvre  du  B2i  que  les  compétences  validées  par  l’institution  scolaire  étaient  pour  l’essentiel  construites  hors  l’École.  Notre  suivi  longitudinal  ajoute  à  cette  analyse  que  l’inégalité des milieux sociaux des élèves se répercute en termes de compétences de maîtrise  des  technologies  numériques.  Autrement  dit,  le  dispositif  mis  en  place  par  l’institution  scolaire  est  égalitaire  mais  inéquitable.  Égalitaire  car  il  propose  à  tous  les  élèves  le  même  dispositif de validation des compétences même si toutes les collectivités territoriales ne sont  pas en mesure ou ne font pas le choix d’équiper les EPLE de la même façon. Inéquitable car  le dispositif ne contribue pas à réduire la fracture numérique.  

La question relative aux compétences doit être élargie à l’ensemble des capacités humaines,  englobant  les  questions  liées  au  handicap.  C’est  cette  acception  de  l’accessibilité  qui  fait  aujourd’hui  l’objet  de  normes  dédiées,  notamment  au  travers  du  consortium  World  Wide  Web Consortium (W3C). Elle fait en France l’objet d’un encadrement légal au travers de la  loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes  handicapées.  Elle  stipule  notamment  dans  son  article  n°47  que  « Les  services  de  communication  publique  en  ligne  des  services  de  l'Etat,  des  collectivités  territoriales  et  des  établissements  publics  qui  en  dépendent  doivent  être  accessibles  aux  personnes  handicapées »51

Reste une dernière strate qui est culturelle, c’est‐à‐dire celle de l’inscription socioculturelle  des  usages  que  l’on  fait  ou  non  des  technologies.  Le  thème  déjà  évoqué  des  usages  des  réseaux  sociaux  en  est  une  illustration.  Il  souligne  que  cette  inscription  culturelle  diffère  selon  les  âges,  selon  les  milieux  sociaux  mais  aussi  selon  les  cultures  au  sens  le  plus  générique de l’anthropologie. Il montre que jouent là tous les processus d’appropriation, des  réinterprétations de Margaret Mead au braconnage de Michel de Certeau.  

        

51 Source : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000809647&dateTexte= (document  consulté le 5 juin 2011) 

Dans  le  foisonnement  déjà  signalé  des  travaux  théoriques  et  empiriques  sur  la  problématique  de  la  fracture  numérique,  le  modèle  de  Peters  (2003)  présenté  par  Sagna  (2006) complète le modèle standard. 

Modèle standard  modèle de Peters  Accessibilité matérielle  Disponibilité 

Accessibilité cognitive  Accessibilité    Abordabilité  Accessibilité culturelle  Adaptabilité 

Figure n° 6 : Dimensions de la fracture numérique selon les modèles en strates 

Ce  modèle  distingue  la  problématique  des  infrastructures  de  celles  des  équipements  terminaux.  Il  pose  ainsi  la  question  économique  d’une  autre  façon  en  la  renvoyant  pour  partie  au  pouvoir  d’achat  individuel.  Il  permet  de  mettre  en  évidence  la  problématique  de  l’articulation  du  local  et  du  global.  Pour  en  rendre  compte,  il  ajoute  une  quatrième  strate, 

« l’abordabilité ». Il décrit par ailleurs la dimension culturelle des usages comme répondant  aux processus d’adaptabilité de l’offre à la demande ou au besoin. 

Ces modèles en strates, quel que soit le nombre de strates qui les compose, sont linéaires. En  ce  sens,  ils  se  conforment  aux  modèles  traditionnels  mais  dépassés  de  la  diffusion  de  l’innovation  (la  technologie  crée  le  besoin,  donc  l’usage).  Ils  traduisent  également  une  conception du développement fondée sur l’idée libérale qui explique la situation des pays du  sud par un « retard » de développement, suivant la logique selon laquelle ce qui est bon pour  les  pays  du  Nord  le  sera  pour  les  pays  du  Sud.  De  ce  fait,  ils  sont  à  la  fois  porteurs  d’une  conception à la fois essentialiste et diffusionniste de la culture numérique selon laquelle il  existerait une culture numérique unique qu’il conviendrait d’installer partout. Dans un texte  qui  retrace  les  théories  et  les  stratégies  du  développement  depuis  1960,  Louis  Favreau  (2004,  p.  3)  indique  que  cette  conception  du  développement  reste  prégnante  dans  les  politiques  de  coopération  internationale  même  si  elles  sont  réfutées,  notamment  par  la  plupart des organisations non gouvernementales agissant dans ce domaine.  

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