PARTIE II : Culture et instrumentation numérique
Chapitre 1 ‐ Les interactions entre culture et médiation
1.2 La « fracture numérique » comme problématique d’application
1.2.2 Les modèles linéaires en strates
Voilà plusieurs années que l’OCDE ne reconnaît plus l’équipement comme seul indicateur de la fracture numérique, sans doute en raison de l’affaiblissement de son pouvoir discriminant pour une organisation constituée de pays « développés ». Elle fait reposer ces analyses sur une série d’indicateurs qui marquent des étapes dans l’accès au numérique, comme d’autres indicateurs jalonnent pour la plupart des institutions internationales le parcours des pays vers le « développement ». D’une certaine façon, ce nouveau choix d’indicateurs reconnaît la prévalence de la valeur d’usage des technologies (Cerisier & Marchessou, 2001). Ironie amère, ce changement fait naître la crainte que les populations non connectées résiduelles, invisibles des statistiques et sans grand intérêt pour l’économie du numérique, ne soient oubliées des programmes d’équipement, abandonnées au bord des « autoroutes de l’information ». C’est la crainte exprimée par Roxana Morduchowicz (2009), après analyse des données de l’enquête qu’elle a réalisé en 2007 en Argentine sur le modèle de l’étude européenne Mediappro (Bevort & Breda, 2006) et déjà signalée dans la partie précédente.
Quand les conclusions européennes de l’enquête centrent la problématique de la fracture numérique sur les usages, Roxana Morduchowicz montre combien la question des équipements reste entière pour des pays comme le sien dont l’indice de développement est pourtant très élevé. C’est la problématique de l’accès universel à internet qui est posée. Cette question est à l’origine de l’initiative du Président sénégalais Abdoulaye Wade en 2003 lorsqu’il a proposé la création du « Fond mondial de Solidarité Numérique » (FSN) à l’occasion de la première phase du Sommet mondial sur la société de l’information (Sagna, 2006). L’expérience de la téléphonie, encore une fois, est éclairante pour en imaginer les perspectives à court et moyen termes. Reconnu comme un droit pour tous par l’Union Internationale des Télécommunications (UIT), l’accès téléphonique universel se décline sur le terrain en fonction des réalités sociotechniques. Comme le rappelle Olivier Sagna (ibidem, p.16), cela varie en ce qui concerne l’Afrique, de l’objectif de rendre disponible un téléphone pour 500 habitants au Ghana, dans un rayon de 5 kilomètres au Sénégal et à moins de 30 minutes de marche en Afrique du sud.
Illustration n° 8 : Anamorphose relative à l’impact du TGV sur les temps de déplacement, source Reuters (carte réalisée avant l’ouverture de la ligne du TGV est)
Les infrastructures de communication provoquent des anamorphoses dont les conséquences socioéconomiques sont importantes. Ainsi évoque‐t‐on par exemple le désenclavement d’un territoire lors de son raccordement routier ou ferroviaire. C’est un exemple, nous y reviendrons, du fait que les technologies de communication instrumentent notre rapport à l’espace et au temps. L’illustration n°8 montre l’impact de la mise en services des lignes de Train à Grande Vitesse (TGV) sur les temps de circulation en France.
Elle rend compte, en creux, de la façon dont les décisions politiques relatives au développement des infrastructures de communication, ferroviaires en l’occurrence, influent ou souhaitent influer sur le développement socioéconomique des territoires. Les géographes, spécialistes des questions de développement territorial montrent qu’il n’existe pas de relation causale entre le développement des infrastructures de communication et le développement économique. Ainsi, Pascal Bérion et al. (2007, p. 660) précisent‐ils, à partir de différents travaux économétriques que « l’invalidation […] du concept d’effets structurants positifs et automatiques des infrastructures sur le développement économique est fondatrice des recherches développées depuis, notamment en France, à l’égard des autoroutes et des lignes ferroviaires à grande vitesse ». Il est possible que l’économie du numérique soit différente à cet égard. La délocalisation de nombreux téléservices francophones dans les
pays du Maghreb en témoigne (Essadki, 2006). Choisir le pays d’installation d’un hub majeur ou décider du positionnement d’un satellite joue un rôle considérable sur l’accessibilité des technologies. Ces choix qui se jouent souvent au niveau macroscopique dans une logique de maillage régional du monde opèrent aussi de profondes distorsions locales quand les liaisons locales sont défaillantes et accroissent la connectivité des centres sans augmenter celle de la périphérie. C’est ainsi par exemple, que le ciel africain est pratiquement dépourvu de satellites de communication. Il ne représente pas un investissement suffisamment rentable aujourd’hui.
Le modèle de la fracture numérique auquel se réfèrent beaucoup d’institutions internationales comporte trois strates : la première, déjà évoquée, est celle de l’accessibilité technique. La deuxième est relative aux compétences de mises en œuvre des technologies.
Elle repose sur des compétences de différents niveaux, des compétences opératoires de bas niveau aux compétences intermédiaires de la maîtrise des codes et langages à celles de haut niveau relatives aux opérations de planification et de stratégies (Cerisier, Rizza, Devauchelle, & Nguyen, 2008). La maîtrise de l’ensemble des trois niveaux de compétences est requise pour une utilisation finalisée des technologies. Autrement dit, leur mobilisation coordonnée est nécessaire pour parvenir à satisfaire les objectifs que l’on s’est assigné. La distribution de ces compétences, nous y reviendrons, répond à des déterminants sociaux d’âge et des déterminants socioculturels. Le rôle de l’École dans l’acquisition de ces compétences se détermine en fonction du projet que chaque société attribue à son système éducatif. Le dispositif mis en place en France, aujourd’hui déployé de l’école primaire à l’Université, contribue peu à la réduction des inégalités d’origines socioculturelles.
Rappelons qu’il s’agit de certifier les compétences construites par les élèves au travers du Brevet Informatique et Internet (B2i) à l’école (B2i école), au collège (B2i collège) et au lycée (B2i lycée). À l’université, le dispositif s’intitule Certificat Informatique et Internet (C2i) et comporte deux niveaux. Dans l’enseignement scolaire (hors l’université), le dispositif repose sur la validation de compétences figurant dans un référentiel national.
Suivant les instructions officielles, les compétences peuvent être validées par l’ensemble des enseignants des établissements scolaires à la demande des élèves. Les compétences ne font pas l’objet d’activités d’apprentissage spécifiques mais elles sont mises en œuvre à l’occasion des diverses activités réalisées en classe50. Depuis 2006, nous conduisons une étude longitudinale de la validation des compétences du référentiel B2i des élèves des collèges de l’Académie de Poitiers. Nous avons pu montrer que certaines compétences n’étaient pratiquement jamais validées. C’est notamment le cas des compétences relatives au traitement numérique des données, à la modélisation numérique et à la simulation. Nous formulons l’hypothèse que ces compétences ne s’acquièrent pas seulement par l’expérience
50 Pour une présentation plus détaillée du dispositif, on pourra se reporter à l’article Training young people in the use of digital media: the highs and lows of establishing the Information Technology and Internet Proficiency Certificate (B2i) in France (Cerisier, Rizza, Devauchelle, & Nguyen, 2008)
mais qu’elles exigent l’organisation d’activités d’apprentissage spécifiques. Nous avons aussi observé que le nombre des compétences validées par élève dépendait des établissements scolaires fréquentés. Si l’on excepte « l’effet établissement », c’est‐à‐dire le résultat de la politique pédagogique conduite dans chaque Établissement Public Local d’Enseignement (EPLE), on observe une dépendance du nombre de compétences validées aux caractéristiques socioculturelles des bassins de recrutement des établissements. Autrement dit, les élèves issus des catégories socioprofessionnelles (CSP) les plus aisées (CSP+) disposent, selon les données relatives au B2i de plus de compétences que ceux issus des CSP défavorisées (CSP‐). L’interprétation de ces données repose sur la nature certificative plus que formatrice du B2i. Bruno Devauchelle avait montré dès les premières années de la mise en œuvre du B2i que les compétences validées par l’institution scolaire étaient pour l’essentiel construites hors l’École. Notre suivi longitudinal ajoute à cette analyse que l’inégalité des milieux sociaux des élèves se répercute en termes de compétences de maîtrise des technologies numériques. Autrement dit, le dispositif mis en place par l’institution scolaire est égalitaire mais inéquitable. Égalitaire car il propose à tous les élèves le même dispositif de validation des compétences même si toutes les collectivités territoriales ne sont pas en mesure ou ne font pas le choix d’équiper les EPLE de la même façon. Inéquitable car le dispositif ne contribue pas à réduire la fracture numérique.
La question relative aux compétences doit être élargie à l’ensemble des capacités humaines, englobant les questions liées au handicap. C’est cette acception de l’accessibilité qui fait aujourd’hui l’objet de normes dédiées, notamment au travers du consortium World Wide Web Consortium (W3C). Elle fait en France l’objet d’un encadrement légal au travers de la loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Elle stipule notamment dans son article n°47 que « Les services de communication publique en ligne des services de l'Etat, des collectivités territoriales et des établissements publics qui en dépendent doivent être accessibles aux personnes handicapées »51.
Reste une dernière strate qui est culturelle, c’est‐à‐dire celle de l’inscription socioculturelle des usages que l’on fait ou non des technologies. Le thème déjà évoqué des usages des réseaux sociaux en est une illustration. Il souligne que cette inscription culturelle diffère selon les âges, selon les milieux sociaux mais aussi selon les cultures au sens le plus générique de l’anthropologie. Il montre que jouent là tous les processus d’appropriation, des réinterprétations de Margaret Mead au braconnage de Michel de Certeau.
51 Source : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000809647&dateTexte= (document consulté le 5 juin 2011)
Dans le foisonnement déjà signalé des travaux théoriques et empiriques sur la problématique de la fracture numérique, le modèle de Peters (2003) présenté par Sagna (2006) complète le modèle standard.
Modèle standard modèle de Peters Accessibilité matérielle Disponibilité
Accessibilité cognitive Accessibilité Abordabilité Accessibilité culturelle Adaptabilité
Figure n° 6 : Dimensions de la fracture numérique selon les modèles en strates
Ce modèle distingue la problématique des infrastructures de celles des équipements terminaux. Il pose ainsi la question économique d’une autre façon en la renvoyant pour partie au pouvoir d’achat individuel. Il permet de mettre en évidence la problématique de l’articulation du local et du global. Pour en rendre compte, il ajoute une quatrième strate,
« l’abordabilité ». Il décrit par ailleurs la dimension culturelle des usages comme répondant aux processus d’adaptabilité de l’offre à la demande ou au besoin.
Ces modèles en strates, quel que soit le nombre de strates qui les compose, sont linéaires. En ce sens, ils se conforment aux modèles traditionnels mais dépassés de la diffusion de l’innovation (la technologie crée le besoin, donc l’usage). Ils traduisent également une conception du développement fondée sur l’idée libérale qui explique la situation des pays du sud par un « retard » de développement, suivant la logique selon laquelle ce qui est bon pour les pays du Nord le sera pour les pays du Sud. De ce fait, ils sont à la fois porteurs d’une conception à la fois essentialiste et diffusionniste de la culture numérique selon laquelle il existerait une culture numérique unique qu’il conviendrait d’installer partout. Dans un texte qui retrace les théories et les stratégies du développement depuis 1960, Louis Favreau (2004, p. 3) indique que cette conception du développement reste prégnante dans les politiques de coopération internationale même si elles sont réfutées, notamment par la plupart des organisations non gouvernementales agissant dans ce domaine.