PARTIE II : Culture et instrumentation numérique
Chapitre 2 ‐ La dimension culturelle de la genèse des usages
2.3 Esquisse d’un modèle culturel de la genèse instrumentale
Notre proposition vise à situer les processus d’ordre culturel par lesquels un individu engage une instrumentation numérique. Elle trouve place dans le cadre de la théorie de l’activité dont elle hérite différents processus relatifs au paradigme socioconstructiviste de l’apprentissage. L’instrument est considéré comme le couplage sujet‐artefact (ou partie d’artefact) en vue de servir l’interaction du sujet à l’objet, que les finalités de cette médiation soient épistémiques ou pragmatiques, et répondant à l’un des 5 registres de médiation proposés par Peraya (sémiocognitif, sensorimoteur, praxéologique, relationnel ou réflexif).
L’instrumentation y est considérée comme la combinaison de la sélection d’un artefact avec
la mise en œuvre d’un schème d’utilisation. La genèse instrumentale (occurrence initiale de l’instrumentation) est comprise comme un apprentissage. Selon nous l’instrumentation est un processus de régulation, et plus précisément d’équilibrage entre l’individu et son milieu.
Celui‐ci articule assimilations et accommodations. Comme le décrit le modèle d’Engeström, le processus se joue à la fois dans une relation du sujet à l’objet mais aussi du sujet au milieu social (l’autre ou les autres). La décision de procéder à l’instrumentation s’inscrit dans une structure cyclique qui la subordonne à la représentation des besoins du sujet. La perception de l’utilité est l’élément central qui décide de l’acceptabilité de l’instrumentation numérique même si l’acceptation viendra en rendre compte ultérieurement dans la réalité des usages.
Le modèle proposé cherche à rendre compte de la façon dont la genèse instrumentale se nourrit des usages réelsL ou potentiels disponibles pour le sujet, en fonction de sa capacité à se les approprier. Il situe la genèse instrumentale à la fois dans l’interaction du sujet et de son milieu et par rapport à l’état des instrumentations qu’il a déjà réalisées. Pour cette raison et par analogie avec le concept de « zone proximale de développement » (ZPD) développé par Lev Vygotsky pour situer les apprentissages possibles d’un individu, notre modèle portera sur la « zone proximale de genèse instrumentale ». La genèse instrumentale apparaît donc comme un apprentissage s’inscrivant dans un processus d’acculturation.
L’élaboration de notre modèle cherche à répondre aux exigences épistémologiques classiques. Selon Stachowiak (1965, rapporté par Dinh et al. , 2006, p.36‐37), un modèle possède trois fonctions. La première est une fonction de représentation. Ici, le modèle est conçu pour représenter la genèse instrumentale comme un processus d’actualisation de potentialités individuelles et sociales. En deuxième lieu, un modèle procède d’une fonction de réduction. Il ne conserve des processus modélisés que les traits pertinents. Dans notre cas, seuls les éléments mobilisés par les processus individuels et sociaux d’instrumentation numérique figurent dans le modèle. Enfin, le modèle a une fonction subjectivante au sens où sa construction répond à un objectif. Dans notre cas, l’objectif est scientifique et vise à fournir de nouveaux éléments de compréhension à la genèse instrumentale.
Nous distinguerons formellement les processus d’utilisation des instruments (ponctuelle) des processus d’usage qui impliquent une dimension sociale (patterns d’action individuels ou socioculturels). En ce sens, l’utilisation ne réfère pas plus strictement à la dimension individuelle que l’usage à la dimension collective ou sociale. L’utilisation peut être considérée comme le couplage ad hoc d’un artefact et d’un schème d’utilisation qui aura vocation à devenir usage s’il s’inscrit dans un ensemble instrumental répondant à une classe d’actions associée à une classe de situations. Pour autant, cette différence nous semble de peu d’importance pour l’élaboration de notre modèle. Nous postulons en effet que la genèse
instrumentale propre à la première utilisation d’un artefact comporte une dimension socioculturelle aussi marquée que l’usage socialement situé et installé57.
Rappelons que Vygotsky (1985) considère deux niveaux de développement. Le premier, qu’il appelle « développement actuel » correspond au degré de développement atteint par les fonctions psychiques et les capacités d’actions autonomes. Le deuxième désigne le niveau potentiel de développement qui dépend à la fois de variables individuelles et des interactions sociales qui augmentent le potentiel de développement. La différence entre ces deux niveaux décrit le potentiel d’apprentissage. Elle est appelée par Vygotsky « zone de développement le plus proche », terminologie qui sera traduite de diverses manières58 avant de se stabiliser en « zone proximale de développement » (ZPD).
Figure n°18 : Zone proximale de développement en situation collective, d’après Lewis (1999)
Selon Robert Lewis (1999), si l’on considère un groupe d’individus engagés conjointement dans une démarche d’apprentissage, on peut observer un recouvrement partiel de leurs zones de développement actuel qu’il nomme « core knowledge : connaissances noyau ». De ce fait, les zones proximales de développement de certains coïncident avec les connaissances noyau d’autres. Ainsi, chaque individu est‐il susceptible de trouver dans le groupe59 l’aide d’un autre individu dont les connaissances noyaux recouvrent partiellement sa propre zone proximale de développement. On peut en déduire que les environnements d’apprentissages conjoints sont favorables aux apprentissages individuels en mettant en jeu des processus d’échafaudage et d’aide mutuels.
L’application de ce concept aux usages instrumentés met en évidence les interactions entre l’individu et son environnement social qui sont constitutives de la genèse instrumentale.
Notre modèle figure les interactions entre l’individu (ses usages actualisés et son potentiel de développement) et son environnement social (ses usages actualisés et son potentiel de
57 Pour cette raison et par commodité langagière, les termes « utilisation » et « usage » seront parfois employés indifféremment, sans respecter formellement la distinction qui vient d’être établie.
58 « zone de développement potentiel », « aire de développement potentiel »
59 Faisant référence à des environnements d’apprentissages conjoints, Lewis préfère le terme de « communauté » à celui de
« groupe ».
Au plan individuel
Connaissance noyau
Zone proximale de développement
développement). Le modèle que nous proposons est isomorphe à celui proposé par lev Vygotsky de la ZPD et aux prolongements que Robert Lewis lui a donnés quant aux apprentissages en situation collective. Il en reprend la structure et les principes de fonctionnement. Il le déplace de la question générique des apprentissages à celle de la genèse instrumentale qu’il considère comme une classe particulière d’apprentissages.
Sur ce schéma figure en rouge (en bas et de grande taille) la sphère sociale que l’on peut considérer comme l’ensemble des activités instrumentées réalisées par une communauté donnée (aires n°1, 4 et 7) et l’ensemble de celles qu’il lui est possible de développer, c’est‐à‐
On observe, selon un principe analogue à celui décrit par Robert Lewis (1999), des superpositions qui traduisent des interactions entre l’individu (usages actuels et zone proximale de développement) et la sphère sociale (usages sociaux et zone proximale de développement).
Un tableau de contingence rend compte des 9 aires qui viennent d’être situées et qui toutes une échelle plus vaste. On retrouve ici les patterns d’action culturels, du moins le sous‐
ensemble correspondant à tous les couplages d’artefacts numériques et schèmes d’usages actualisés par le sujet et donc disponibles pour lui. C’est là que se sélectionnent les artefacts et s’actualisent leurs schèmes d’usage en fonction des éléments disponibles dans la zone proximale de développement (aires n°4, 5 et 6). L’actualisation individuelle peut se conformer aux usages sociaux ou en diverger ce qui peut alimenter le potentiel social en retour. Elle emprunte notamment à la vicariance.
2Interactions des usages individuels avec le potentiel social
Les usages individuels, lorsqu’ils sont singuliers et font l’objet de différentes formes de mise à disposition, sont susceptibles d’acquérir une visibilité sociale et d’alimenter le potentiel social. Le sujet participe à la potentialisation des usages sociaux. Concrètement, on observe aussi bien la situation de l’invention stricto sensu que la contribution au passage d’un usage d’une sphère sociale à une autre. Dans le premier cas, le sujet est l’inventeur et dans le deuxième il est le passeur. On peut lire cette dernière situation au regard du modèle d’acculturation de Berry (1997), avec un sujet porteur individuel de pratiques émanant des
patterns socioculturels d’action de sa communauté d’origine (non figurée dans le schéma et le tableau qui précèdent) et les partageant avec sa communauté d’accueil.
Quelle qu’en soit la raison, cette mise à disposition sociale des usages est susceptible de participer à l’évolution des pratiques culturelles, à l’échelle d’un groupe ou d’une société. On se rappelle la définition donnée par Margaret Mead (1963) considérant que l’évolution culturelle est la résultante de l’ensemble des réinterprétations individuelles. On peut seulement y ajouter l’importance des interactions d’un groupe social à un autre ou d’une culture à une autre pour alimenter ce processus de potentialisation sociale.
3Usages individuels sans interaction avec la sphère sociale
Les usages individuels peuvent également se situer hors de la zone des usages sociaux. Le sujet a développé des usages divergents de ce que lui suggèrent les patterns socioculturels de son milieu, usages qu’il ne partage pas avec autrui ou qui n’entrent pas dans le champ de potentialisation sociale (pratiques trop éloignées des patterns socioculturels, pratiques inacceptables). Notons, que ce qui peut migrer d’un espace à un autre peut aussi bien être un artefact qu’un schème d’utilisation ou les deux. On peut ainsi observer dans ces migrations des catachrèses comme, par exemple, lorsqu’un artefact développé pour écouter de la musique (lecteur MP3), est intégré à un dispositif d’apprentissage des langues.
4Interactions du potentiel individuel avec les usages sociaux
Le potentiel individuel est à la fois fait du potentiel de transformation des schèmes déjà disponibles et des apports à la zone proximale de développement. Selon les théories constructivistes et socioconstructivistes, la potentialisation se produit par l’expérience matérielle (interactions ego‐objet) ou l’expérience sociale (interactions alter‐ego‐objet).
Tous les acquis des usages sociaux ne pourront faire l’objet d’une potentialisation qui exige à la fois une structure d’accueil (des schèmes compatibles) et une acceptabilité suffisante pour faire l’objet d’une sélection par l’individu. Ce sont les usages sociaux qui représentent la plus grande source de potentialisation avec des processus aux logiques différentes selon le type d’usage et la nature des groupes sociaux impliqués. C’est ici que se jouent les processus d’héritage et de transmission des patterns culturels. C’est ici que la culture fournit un cadre à l’action (Bateson, 1977). Monique Linard (1996) rappelle l’importance de « ces autres [qui] sont ses premières sources d’information mais aussi les modèles contraignants qui vont influencer de manière décisive la mise en forme et la mise en sens de son expérience ».
C’est également la question de toutes les techniques et processus de potentialisation qui est posée. Certains sont délibérés (formation, publicité, discours argumentaires politiques ou autres … ) et d’autres non (effets de mode, potentialisation des processus identitaires … ).
Les modes de sélection par lesquels le sujet opère l’ouverture de son potentiel individuel aux usages sociaux recourent aux modalités décrites par le socioconstructivisme et en
particulier à la vicariance et au conflit sociocognitif. La sélection par un nombre significatif d’individus d’un même usage instrumenté relève des processus de l’innovation et se prête aux analyses dont les modèles sont fournis par les théories de l’innovation. On voit par exemple comment les agents humains ou non humains de la théorie de la traduction peuvent contribuer à ce que les usages sociaux impactent le potentiel individuel.
5Interactions du potentiel individuel avec le potentiel social
Le potentiel individuel s’alimente non seulement des usages sociaux réels mais aussi du potentiel social dont il est un sous‐ensemble. Revenant aux métaphores biologiques, on peut y voir le terrain favorable d’une fertilisation croisée, ce qui est potentiel pour l’individu pouvant le devenir pour la communauté et réciproquement. Le langage, élément central de la culture y joue un rôle important comme pour la plupart des types d’interactions.
6Potentiel individuel sans interaction avec la sphère sociale
Le potentiel individuel, on l’a vu (4) ne doit pas tout à la sphère sociale. Il se construit également des interactions non sociales que le sujet entretient avec les objets de son milieu.
Des processus précurseurs de l’apprentissage, comme le conflit cognitif qui marque les dissonances cognitives que le sujet produit dans sa relation à l’objet, assurent la potentialisation non sociale.
7Usages sociaux sans interaction avec la sphère individuelle
Les usages sociaux actualisés n’impliquent pas obligatoirement une potentialisation individuelle. De même la sphère individuelle (usages et potentiels) peut rester sans écho dans la sphère socioculturelle.
8Potentiel social sans interaction avec la sphère individuelle
De même que les usages sociaux avérés, le potentiel social peut ne rien proposer qui fasse l’objet d’une sélection par l’individu. Réciproquement, comme on l’a vu s’agissant des usages sociaux, il est fréquent que les usages réels et potentiels individuels n’aient aucun écho dans l’élaboration du potentiel social.
9Espace hors sphères individuelle et sociale
L’espace hors sphères individuelle et sociale matérialise les autres sphères individuelles et sociales qui ne sont pas représentées et qui suggèrent l’ensemble des autres interactions entre individus et entre individus et autres sphères socioculturelles.