PARTIE I : Vers une définition du concept de culture numérique
Chapitre 2 ‐ Définir la culture numérique
2.2 Anthropologie, sociologie, psychologie : articulations et démarcations
2.2.4 L'inscription de la culture dans le champ de la sociologie
Quand le concept de culture est mobilisé au service de questionnements portant sur les caractéristiques relatives aux différents segments d’une société, c’est la sociologie qui prend le relais de l’anthropologie. La paternité de l’implication de la sociologie dans le champ culturel est double. Américains et Européens investissent très tôt ce champ (au début du 20ème siècle) avec des postulats et perspectives distinctes. Alors que les recherches américaines ancrent leurs travaux dans la définition de la culture donnée par Tylor, la sociologie européenne se partage schématiquement entre les travaux français de Durkheim et ceux du sociologue allemand Weber. Durkheim n’évoque pas directement la culture mais la « conscience collective » faite de représentations collectives, d’idéaux, de valeurs et de sentiments communs à tous les individus d’une société. Max Weber (1964), quant à lui, traite explicitement de « phénomènes culturels » et montre que les traits culturels conditionnent le comportement des individus. Il examine en particulier les rapports qui existent entre les appartenances religieuses et le comportement des individus face à l’argent, mettant notamment à jour les liens qui unissent le protestantisme et l’avènement du capitalisme, capitalisme qu’il analyse comme l’une des formes de rationalisation d’une société.
La culture entre ainsi comme champ d’étude dans le périmètre de la sociologie, traversée de paradigmes concurrents et complémentaires. Retenons pour notre propos deux courants majeurs nés au milieu du 20ème siècle : celui des « cultural studies » inaugurés par les travaux de Richard Hoggart, Raymond Williams et d’Edward Thompson d’une part et l’école française représentée par les travaux de Pierre Bourdieu.
Le mouvement anglo‐saxon des cultural studies, né en Angleterre durant les années 1950, renouvelle le rapport de la recherche scientifique à la culture. Il repose sur le postulat de la fonction politique de la culture. Il abandonne la focalisation de l’anthropologie sur les interactions culture‐nation pour s’intéresser à la fonction jouée par les cultures des différents groupes sociaux sur les rapports au pouvoir et à l’ordre social. Marquées « à gauche », d’inspiration teintée d’un marxisme critique, les cultural studies prennent en considération la complexité de l’organisation sociale. Elles recourent à la logique de l’ethnographie habituellement appliquée par l’anthropologie aux sociétés dites primitives.
Elles s’appuient également sur l’analyse critique de la production culturelle et en particulier des œuvres littéraires. Armand Mattelart et Erik Neveu (2003) en situent l’émergence avec la publication par Richard Hoggart en 1957 d’une ethnographie du quotidien des familles ouvrières des Midlands durant la décade des années 1920. La nouveauté de l’approche de Richard Hoggart est qu’il étudie la vie domestique de ces familles et qu’il donne une place importante dans son étude à la façon dont les moyens de communication modernes influencent la culture ouvrière. Après un demi‐siècle d’existence, les cultural studies ont traité d’un très grand nombre de groupes sociaux dans le monde entier, forgé de nombreux concepts et formalisé une grande variété de problématiques. Sont ainsi mis en lumière les ressorts sociaux de sous‐cultures39, analysant leurs modes de vies dans la tension dialectique de continuité ou de rupture avec l’ordre social de la culture dominante, les processus de construction identitaire, la réception des médias, l’altérité déclinée selon les questions de genre ou d’origine, les relations de pouvoir et de résistance au pouvoir, les problématiques culturelles émergentes des changements de régime (alternances politiques, postcolonialisme). La prise en compte des temps courts fait partie des inventions épistémologiques des cultural studies afin de circonscrire l’étude d’un groupe social à un temps donné (le temps d’une période politico‐économique, le temps d’une génération … ).
Foisonnantes et inventives, construites en marge de l’establishment puis progressivement institutionnalisées, parfois critiquées parce qu’oublieuses des acquis scientifiques antérieurs et peu élaborées théoriquement40, elles semblent s’épuiser un peu aujourd’hui.
Elles conservent pourtant une grande audience quant à la sociologie de la culture. Leur renouveau, tracé par Armand Mattelart et Erik Neveu (ibidem), repose sur leur capacité à investir les nouvelles voies ouvertes par toutes les questions relatives aux processus de globalisation et de mondialisationL.
La sociologie de la culture française, quant à elle, est marquée par les travaux de Pierre Bourdieu qui traitent fondamentalement des relations de distribution qui s’observent entre positions sociales et compétences culturelles. La construction de l’argumentation de
39 « Sous‐culture » ne réfère pas ici à une représentation péjorative mais à l’idée de sous‐ensemble, la « culture jeune » par exemple, étant considérée comme une sous‐culture de la culture considérée.
40 Laurent Bazin et Monique Selim évoquent à cet égard, « la déchéance du primat accordé à la théorie » (Bazin & Selim, 2002, p.370)
Bourdieu procède d’une mise en perspective de ses travaux en sociologie de l’éducation et de ceux qu’il a réalisé sur les pratiques culturelles. Pour ce faire, il propose le concept
« d’habitus » qui rend compte de la façon dont l’individu intériorise les normes sociales (1980, pp. 88‐89). Il développe aussi la notion de « distinction » (1979) comme un processus de positionnement social relatif des individus en fonction de leur « capital économique » et de « capital culturel » (cf. Figure n°2, p.56). Il met en évidence le poids des hiérarchies culturelles sur les hiérarchies sociales et le déterminisme des héritages culturels. Pierre Bourdieu est critiqué pour ses analyses qui laissent parfois peu de place aux nuances et sa vision déterministe des processus sociaux. Ses travaux considérés comme majeurs sont repris. Le portrait étroit qu’il dresse des individus enfermés dans leurs catégories et conditions sociales, en particulier, est affiné. Bernard Lahire (1998) l’élargit à la pluralité des postures que chaque individu endosse, faisant de lui « l’homme pluriel » décrit dans son ouvrage éponyme.
Les rapports entre anthropologie et sociologie s’avèrent ainsi réels et féconds mais complexes et l’on peut estimer que l’on ne peut pas étudier le culturel sans le social. Sinon, on court le risque de faire du « culturalisme ». Inversement, étudier les sociétés seulement au travers du prisme de la sociologie expose au « sociologisme » dénoncé par Roger Bastide (Cuche, 2008). On peut postuler de la même manière le risque de « psychologisme » pour qui n’inclurait pas l’appréhension des problématiques culturelles à l’analyse des ressorts des comportements individuels.
Les usages des technologies numériques font l’objet de nombreux travaux de sociologie même si peu se réfèrent directement à la problématique de la culture numérique. Ces travaux peuvent être organisés en trois différentes catégories principales. Les premiers procèdent de l’analyse des transformations induites par les technologies numériques dans le comportement de groupes sociaux spécifiques. C’est par exemple le cas de l’étude de la construction d’un territoire palestinien sur le web (Ben‐David, 2010) ou bien de la recherche de Michael Hardey (2004) sur les modifications de la relation patient‐médecin par la disponibilité d’informations médicales sur internet. Une deuxième catégorie de travaux cherche à appréhender l’impact social de certains équipements ou services numériques. On peut illustrer cette catégorie avec les travaux de Dominique Cardon (2008) sur les nouvelles formes de sociabilité découlant de l’usage des plateformes d’instrumentation de réseaux sociaux. Josiane Jouët (2000, p.492) date les premières études d’usages de ce type au début des années 80 avec l’article de Jean‐Claude Baboulin, Pierre Gaudin et Philippe Mallein intitulé « Le magnétoscope au quotidien, demi‐pouce de liberté ».
Une troisième grande catégorie pose des questions de société et cherche à comprendre le rôle qu’y jouent les technologies. La problématique du débat démocratique fait l’objet de nombreux travaux parmi lesquels on peut citer ceux de Patrice Flichy (2008) qui interroge le rôle d’internet entre chance et menace pour la démocratie ou ceux de Raphaël Kies (2008) qui analyse le forum d’un petit parti politique italien à la recherche des nouveaux rapports à l’engagement politique.