PARTIE III : Les adolescents français, l’École et la culture numérique
Chapitre 4 ‐ Le numérique et les jeunes, une dynamique culturelle
4.1 La culture de l’individu (rang A)
4.1.2 Médiation sensorimotrice (Cellule A2)
La médiation opérée par les technologies numériques dans notre rapport aux autres et au monde se traduit par des modifications aussi bien sensorielles que motrices, modifications susceptibles d’altérer comme d’enrichir les processus de construction de la culture individuelle des jeunes et leur produit.
Des changements de gestuelle
Le visage caché derrière l’écran d’un ordinateur qui se refuse au contact visuel ; le regard subreptice qui se détourne vers l’écran du Smartphone alors que l’on est pourtant engagé dans un échange en face à face ; l’impossibilité de quitter des yeux l’action qui se déroule à l’écran de l’ordinateur tout en engageant une conversation ; le pouce qui s’agite fébrilement
… Quel adulte, parent et/ou enseignant n’a pas vécu mille fois ces scènes ? Peut‐être en aura été lui même l’acteur principal tellement cette évolution des comportements est pour tous corrélée aux caractéristiques techniques des artefacts que nous instrumentons, soit au cadre qu’ils imposent à l’élaboration de nos schèmes d’utilisation.
Il existe manifestement une gestuelle propre à la culture numérique, comme il existe une gestuelle de la culture de l’écrit. La culture de l’individu se construit partiellement devant des écrans et, le plus souvent, de claviers. Olivier Donnat souligne cette prégnance des écrans dans son rapport sur les pratiques culturelles des français à l’ère du numérique (Donnat, 2009). Les interfaces par lesquelles les jeunes construisent leur culture valorisent ou dévalorisent les différents registres sensoriels. Priorité est donnée aux images, incluant mais de façon minoritaire les images d’écrit (les textes) et valorisant de plus en plus l’image animée et sonore à l’image fixe. L’information s’affiche à l’écran sous forme d’images et, de plus en plus c’est aussi l’image qui fait office de support pour la saisie des informations par les utilisateurs (interfaces graphiques, hypermédias, claviers virtuels … ).
Les autres sens restent peu ou pas sollicités (sens kinesthésique, odorat, goût). L’évolution des performances des technologies permet un enrichissement progressif des canalités de la communication. Les échanges audiovisuels synchrones ont succédé aux messageries textuelles asynchrones. Les interfaces haptiques et l’affichage de l’image en trois dimensions rapprochent encore plus les conditions de la téléprésence de celles de la coprésence. Jean‐
Louis Weissberg (2000) définit cette évolution comme une augmentation du « coefficient charnel » dans la communication médiatisée. Il estime que « l’enjeu n’est plus seulement communicationnel mais relationnel. Il ne s’agit plus de transmettre des informations mais de créer les conditions d’un partage mutuel d’un univers » (ibidem). Les adolescents de notre recherche affichent un engouement certain et l’habileté de l’expérience pour la mise en
œuvre de ces interfaces, ce dont ils font preuve en envoyant un SMS d’un pouce expert ou en réalisant des prouesses avec une console de jeu.
La virtualisation de l’engagement corporel
Lors de l’édition 2010 du campus européen d’été que le département Ingénierie des Médias pour l’Éducation organise chaque année79, Sophie Lavaud‐Forest (2011), plasticienne et enseignante‐chercheure a présenté une installation destinée à l’appréhension du concept de
« tableau scénique » du peintre Wassily Kandinsky selon un principe d’exploration virtuelle de son œuvre : « Jaune‐Rouge‐Bleu ». Pour ce faire, elle s’appuie sur les travaux de Francisco F. Varela (1993) qui montrent que l’immersion engage autant le mouvement du corps que celui de l’esprit. Même si, comme le signale Sophie Lavaud‐Forest, certains chercheurs font remonter l’histoire des technologies immersives aux confins de l’humanité avec les grottes ornées de peintures pariétales, les technologies dont l’usage se démocratise aujourd’hui proposent des procédés immersifs bien plus probants. Les adolescents en ont souvent une pratique importante, notamment au travers des jeux de console mais pas seulement. Les applications de toutes sortes, fonctionnant sur la plupart des plateformes matérielles, y compris les Smartphones, recourent de plus en plus à l’immersion et à la réalité augmentée.
Les adolescents y sont soumis à des situations qui impliquent l’engagement réel bien que virtuel, corporel autant que cognitif. D’une certaine manière, les possibilités d’un réel engagement corporel augmentent. Le recours croissant aux procédés de simulation en témoigne. Parallèlement, cet engagement se virtualise. L’engagement virtuel n’empêche pas l’engagement réel et les exemples d’engagements en situation virtuelle qui s’actualisent sont nombreux. Cela va de l’apprentissage de la conduite automobile avec des simulateurs qui permettent d’apprendre à réagir à des situations d’urgence à l’expérimentation des relations amoureuses. Le problème, finalement, n’est pas tant la virtualisation de l’engagement mais la difficulté qu’il y a à restituer à chacune des deux situations ses lois propres et celle qui consiste à négocier toutes les formes de transpositions des comportements. L’erreur de trajectoire ou l’excès de vitesse qui restera sans conséquences irrémédiables dans un univers virtuel aura un tout autre impact dans la vie réelle. De même la rhétorique de la communication en réseau pourra se révéler dévastatrice en face à face.
La multiplication des écrans
Rappelons‐nous que les téléphones portables dont la distribution à grande échelle date à peine de 20 ans ne disposent d’un véritable écran, où l’on peut afficher autre chose que quelques lignes de textes, que depuis peu. Rappelons‐nous aussi que ces deux décennies ont suffi pour que ces mêmes écrans envahissent notre environnement technique. Il n’est guère d’outil qui ne dispose de son ou de ses écrans, du four qui affiche les paramètres de cuisson à la voiture qui fournit toutes sortes de données sur l’évolution du véhicule dans son milieu.
79 http://ll.univ‐poitiers.fr/dime/spip.php?rubrique12 (site consulté le 22 février 2011)
La construction de la culture des jeunes passe ainsi par d’autres canaux que celle de leurs aînés. Elle peut en être affectée. De nombreux exemples l’attestent.
Les modifications des pratiques langagières en sont un des plus probants. À partir d’un corpus dont il donne des exemples80, Jacques Anis (2003) en analyse minutieusement les procédés (réduction graphique, variantes phonétiques, effets typographiques … ). Il montre que tous ces écarts à la norme orthographique concourent aux quatre propriétés de ce qu’il qualifie « d’écrit de réseau ». Il s’agit tout d’abord de textes bruts au sens où ils ne font l’objet d’aucune relecture. Les productions textuelles rejettent le formalisme généralement associé à l’écrit pour lui substituer la familiarité de l’oral. Elles valorisent l’expressivité des sentiments. Enfin, elles poursuivent un but socialisant par le partage de codes communs et l’importance de la fonction phatique.
Si l’on en identifie aisément l’origine (les caractéristiques des interfaces et l’objectif de rapidité), si les linguistes disposent des cadres théoriques qui permettent de rendre compte de ces transformations, il est plus difficile de les évaluer. Enrichissement pour ceux qui évoquent la création d’un nouveau registre niveau de langue qui vient s’ajouter à ceux qui préexistaient au service de situations de communication bien spécifiques. Appauvrissement pour les autres qui redoutent qu’il ne s’agisse pas d’un registre complémentaire mais de substitution.
S’agissant des usages scolaires, ces évolutions du registre sensorimoteur de la médiation instrumentale modifient à la fois la nature des activités d’apprentissage et le comportement des élèves. On observe par exemple comment des changements de canalités des informations proposées, facilitent certains apprentissages. C’est ainsi, par exemple, que l’affichage du spectre sonore des productions orales aide à entendre et s’entendre pour les apprentissages phonologiques. À condition de disposer de logiciels performants et de mettre en œuvre des pratiques pédagogiques adaptées, Alain Cazade (1999) montre l’intérêt que présente ce changement de canalité pour les apprentissages phonétiques.
Pour une partie d’entre eux, les jeunes rejettent les documents textuels trop longs qui exigent une attention soutenue. Dans un rapport de recherche rédigé pour le ministère de la Culture et des Communications du Québec, Gilles Pronovost et Chantal Royer (2006) montrent que seule une minorité d’adolescents lit des livres, les autres les trouvant « trop longs » alors que tous multiplient les supports de lecture de documents courts (Bandes dessinées, sites web … ). Il y a là un véritable changement de comportement partiellement imputable aux évolutions de la médiation sensorimotrice. Ecrans et exposition au flux
80 Exemple d’un message SMS échangé entre deux collégiens et rapporté par Jacques Anis : « COUCOU ROMAIN !JEC KE TU ME MENT !JE C KE SARAH NE PE PA ME BLERE ESKE 2M1 TU LUI 2MANDE POURKOI L ME FAI LA GUEULE ?SARAH TE LE DIRA A TOI !L PARLE 2 MOI EN COUR »
d’informations ne conviennent pas à l’usage du document textuel qui exige un investissement temporel important.
Les évolutions de la médiation sensorimotrice permise par les technologies numériques soulèvent la question de l’existence d’une sorte d’isomorphisme entre elles et la culture de l’individu. La encore, les unités de temps, de lieu et d’action ont été rompues. Le « temps long » de la lecture du livre, lu au calme, a fait place à la consultation de documents réticulaires à la structure complexe et au contenu fragmenté, en des lieux multiples et avec des instruments divers. La psychologie cognitive montre que la lecture des documents hypertextuels requiert des compétences nouvelles que tous les lecteurs ne maîtrisent pas.
Elle montre aussi que l’introduction d’images dans les documents, qu’elles soient fixes ou animées complique encore la lecture alors qu’elles sont souvent présentées comme des aides à la compréhension. Dans un article de synthèse des travaux de recherche sur cette question, Jean‐François Rouet (2003, p. 24) conclut que « la lecture de réseaux hypertextes n'est pas en soi porteuse d'une meilleure compréhension des contenus. Les expériences comparant versions hypertexte et linéaire des mêmes contenus donnent des résultats mitigés. Pour des tâches simples de lecture‐compréhension, les résultats sont jusqu'ici en faveur des textes imprimés ». Dans le même temps les travaux ne disent rien de l’impact de ces nouvelles façons de lire sur la « culture de l’individu ». Alvin Tofler (rapporté par Michel Mirabail, 1991, p.16) évoque à ce sujet la « culture éclatée », comme « une « mosaïque » faite de bric et de broc, qui ne trouve pas place dans nos fichiers mentaux préétablis. Elle relève donc d’un certain « tohu‐bohu » qui préside, comme on le sait, à la genèse de nouveaux mondes. La particularité de cette genèse est d’être à l’image de chaque homme, appelé à donner du sens à ses propres « chaînes d’idées », à partir d’un matériel disloqué. Au lieu donc de recevoir passivement notre modèle mental de la réalité, nous sommes, à présent, contraints à l’inventer et à le réinventer constamment. Ce qui chez Toffler est un constat somme toute assez positif devient une crainte sous la plume de Nicolas Carr. Célèbre pour ses essais iconoclastes, il soutient dans son dernier ouvrage (The Shallows : What the internet is doing to our brains, 2010) la thèse selon laquelle les internautes assidus deviendraient de mauvais lecteurs (de livres). Au‐delà de ce que disent les travaux scientifiques sur les processus de lecture‐
compréhension des nouvelles formes de document se profilent de nouveaux comportements, marqués par une médiation sensorimotrice différente. La structure des documents, leur matérialité et même leurs contenus ont changé et posent la question de la culture de l’individu autrement que par un jugement normatif, tel que celui émis par Nicolas Carr. Des travaux comme ceux de Gilles Pronovost et Chantal Royer (2006) s’inscrivent dans cette perspective d’étude, en prêtant une attention aux modifications comportementales.
Pour les jeunes de notre étude, internet, c’est « plus pratique et plus facile que les livres »,
« on peut rechercher plus de choses », c’est « plus rapide », « en deux clics c’est fait » et d’ailleurs, « on n’a pas vraiment le temps pour chercher dans les livres » (Eden). Pour certains d’entre eux, on note une certaine prudence. Parfois, « l’information n’est pas complète » et
« n’est pas totalement juste à certains points » (Dilan). D’ailleurs, conclut un collégien, « c’est dommage que les livres comme les dictionnaires sont un peu mangés par internet » (Denitz).
4.1.3 Médiation praxéologique (cellule A3)
Les technologies numériques modifient‐elles les conditions de l’action. C’est une banalité de le dire. Encore faut‐il caractériser ces transformations.
Reterritorialisation virtuelle de l’action (de formation, d’enseignement et d’apprentissage)
L’institution scolaire est un exemple très explicite de territorialisation de l’École. Hors de l’École, un jeune est un jeune, à l’École il devient un élève. Les enseignants agissent à l’intérieur du périmètre scolaire et les parents à l’extérieur. Le territoire de l’École dans sa forme scolaire traditionnelle trace ainsi des frontières qui définissent qui fait quoi, où et quand. La classique mais heuristique comparaison de cette forme scolaire avec le théâtre classique (unités de temps, de lieu et d’action) n’a jamais été parfaite qu’observée à distance.
Pourtant, si les devoirs à la maison, les cahiers de vacances ont toujours constitué des écarts à ce modèle, ils n’étaient que les exceptions qui confirment la règle, les anomalies qui rendent la norme plus forte et visible. Les déclarations des jeunes et leurs pratiques de même que les discours et les actes des enseignants montrent combien les technologies numériques déstabilisent la forme scolaire. Des usages privés du téléphone mobile en classe (en septembre 2009, 29% des collégiens et 58% des lycéens déclarent l’utiliser en classe81) aux travaux de groupe auto‐organisés en soirée par les élèves pour réaliser les devoirs à la maison (déclaration fréquente des adolescents de notre étude), les technologies numériques sont mobilisées pour transcender les impératifs de lieu et d’espace. Cet impact des technologies que l’on peut qualifier de « quasi‐effet » tellement il est systématique, est assez bien connu, très documenté et se vérifie dans tous les groupes sociaux et toutes les catégories d’âges. Procédant à une analyse des caractéristiques du « temps électronique », Philippe Naccache et Bertrand Urien (2006, pp. 6‐7), listent six dimensions des transformations qu’il opère sur nos comportements et nos activités. Ces auteurs relèvent en premier lieu « l’éviction des bornes traditionnelles des temps sociaux » et notamment celles qui séparent le temps professionnel et le temps personnel pour les adultes ou bien le temps scolaire et le temps non scolaire pour les adolescents. Ils évoquent également la désynchronisation du temps électronique avec les repères naturels du temps (jour/nuit par exemple), la compression des distances temporelles (temps indépendant de la distance), la création d’une fracture temporelle qui marque la possibilité pour un individu d’être rythmé sur une zone temporelle distincte de celle dans laquelle il réside, la possibilité de manipuler le temps le l’horloge (regarder les informations télévisées en décalé par exemple) et
81 Source : Enquête TNS‐SOFRES, http://www.tns‐sofres.com/_assets/files/2009.10.06‐ados‐mobiles.pdf (document consulté le 13 juin 2011)