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Médiation sensorimotrice (Cellule A2)

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 171-175)

PARTIE III  : Les adolescents français, l’École et la culture numérique

Chapitre 4  ‐ Le numérique et les jeunes, une dynamique culturelle

4.1  La culture de l’individu (rang A)

4.1.2  Médiation sensorimotrice (Cellule A2)

La médiation opérée par les technologies numériques dans notre rapport aux autres et au  monde se traduit par des modifications aussi bien sensorielles que motrices, modifications  susceptibles  d’altérer  comme  d’enrichir  les  processus  de  construction  de  la  culture  individuelle des jeunes et leur produit.  

Des changements de gestuelle 

Le  visage  caché  derrière  l’écran  d’un  ordinateur  qui  se  refuse  au  contact  visuel ;  le  regard  subreptice  qui  se  détourne  vers  l’écran  du  Smartphone  alors  que  l’on  est  pourtant  engagé  dans un échange en face à face ; l’impossibilité de quitter des yeux l’action qui se déroule à  l’écran de l’ordinateur tout en engageant une conversation ; le pouce qui s’agite fébrilement 

… Quel adulte, parent et/ou enseignant n’a pas vécu mille fois ces scènes ? Peut‐être en aura  été lui même l’acteur principal tellement cette évolution des comportements est pour tous  corrélée aux caractéristiques techniques des artefacts que nous instrumentons, soit au cadre  qu’ils imposent à l’élaboration de nos schèmes d’utilisation. 

Il  existe  manifestement  une  gestuelle  propre  à  la  culture  numérique,  comme  il  existe  une  gestuelle  de  la  culture  de  l’écrit.  La  culture  de  l’individu  se  construit  partiellement  devant  des  écrans  et,  le  plus  souvent,  de  claviers.  Olivier  Donnat  souligne  cette  prégnance  des  écrans  dans  son  rapport  sur  les  pratiques  culturelles  des  français  à  l’ère  du  numérique  (Donnat, 2009). Les interfaces par lesquelles les jeunes construisent leur culture valorisent  ou dévalorisent les différents registres sensoriels. Priorité est donnée aux images, incluant  mais de façon minoritaire les images d’écrit (les textes) et valorisant de plus en plus l’image  animée et sonore à l’image fixe. L’information s’affiche à l’écran sous forme d’images et, de  plus en plus c’est aussi l’image qui fait office de support pour la saisie des informations par  les utilisateurs (interfaces graphiques, hypermédias, claviers virtuels … ).  

Les autres sens restent peu ou pas sollicités (sens kinesthésique, odorat, goût). L’évolution  des performances des technologies permet un enrichissement progressif des canalités de la  communication.  Les  échanges  audiovisuels  synchrones  ont  succédé  aux  messageries  textuelles asynchrones. Les interfaces haptiques et l’affichage de l’image en trois dimensions  rapprochent encore plus les conditions de la téléprésence de celles de la coprésence. Jean‐

Louis  Weissberg  (2000)  définit  cette  évolution  comme  une  augmentation  du  « coefficient  charnel »  dans  la  communication  médiatisée.  Il  estime  que  « l’enjeu  n’est  plus  seulement  communicationnel mais relationnel. Il ne s’agit plus de transmettre des informations mais de  créer  les  conditions  d’un  partage  mutuel  d’un  univers »  (ibidem).  Les  adolescents  de  notre  recherche  affichent  un  engouement  certain  et  l’habileté  de  l’expérience  pour  la  mise  en 

œuvre de ces interfaces, ce dont ils font preuve en envoyant un SMS d’un pouce expert ou en  réalisant des prouesses avec une console de jeu.  

La virtualisation de l’engagement corporel 

Lors de l’édition 2010 du campus européen d’été que le département Ingénierie des Médias  pour  l’Éducation  organise  chaque  année79,  Sophie  Lavaud‐Forest  (2011),  plasticienne  et  enseignante‐chercheure a présenté une installation destinée à l’appréhension du concept de 

« tableau scénique » du peintre Wassily Kandinsky selon un principe d’exploration virtuelle  de son œuvre : « Jaune‐Rouge‐Bleu ». Pour ce faire, elle s’appuie sur les travaux de Francisco  F. Varela (1993) qui montrent que l’immersion engage autant le mouvement du corps que  celui de l’esprit. Même si, comme le signale Sophie Lavaud‐Forest, certains chercheurs font  remonter l’histoire des technologies immersives aux confins de l’humanité avec les grottes  ornées  de  peintures  pariétales,  les  technologies  dont  l’usage  se  démocratise  aujourd’hui  proposent des procédés immersifs bien plus probants. Les adolescents en ont souvent une  pratique  importante,  notamment  au  travers  des  jeux  de  console  mais  pas  seulement.  Les  applications  de  toutes  sortes,  fonctionnant  sur  la  plupart  des  plateformes  matérielles,  y  compris les Smartphones, recourent de plus en plus à l’immersion et à la réalité augmentée.  

Les  adolescents  y  sont  soumis  à  des  situations  qui  impliquent  l’engagement  réel  bien  que  virtuel,  corporel  autant  que  cognitif.  D’une  certaine  manière,  les  possibilités  d’un  réel  engagement  corporel  augmentent.  Le  recours  croissant  aux  procédés  de  simulation  en  témoigne. Parallèlement, cet engagement se virtualise. L’engagement virtuel n’empêche pas  l’engagement réel et les exemples d’engagements en situation virtuelle qui s’actualisent sont  nombreux.  Cela  va  de  l’apprentissage  de  la  conduite  automobile  avec  des  simulateurs  qui  permettent d’apprendre à réagir à des situations d’urgence à l’expérimentation des relations  amoureuses. Le problème, finalement, n’est pas tant la virtualisation de l’engagement mais  la  difficulté  qu’il  y  a  à  restituer  à  chacune  des  deux  situations  ses  lois  propres  et  celle  qui  consiste  à  négocier  toutes  les  formes  de  transpositions  des  comportements.  L’erreur  de  trajectoire  ou  l’excès  de  vitesse  qui  restera  sans  conséquences  irrémédiables  dans  un  univers  virtuel  aura  un  tout  autre  impact  dans  la  vie  réelle.  De  même  la  rhétorique  de  la  communication en réseau pourra se révéler dévastatrice en face à face.  

La multiplication des écrans 

Rappelons‐nous  que  les  téléphones  portables  dont  la  distribution  à  grande  échelle  date  à  peine  de  20  ans  ne  disposent  d’un  véritable  écran,  où  l’on  peut  afficher  autre  chose  que  quelques lignes de textes, que depuis peu. Rappelons‐nous aussi que ces deux décennies ont  suffi pour que ces mêmes écrans envahissent notre environnement technique. Il n’est guère  d’outil qui ne dispose de son ou de ses écrans, du four qui affiche les paramètres de cuisson  à la voiture qui fournit toutes sortes de données sur l’évolution du véhicule dans son milieu. 

        

79 http://ll.univ‐poitiers.fr/dime/spip.php?rubrique12 (site consulté le 22 février 2011) 

La construction de la culture des jeunes passe ainsi par d’autres canaux que celle de leurs  aînés. Elle peut en être affectée. De nombreux exemples l’attestent. 

Les  modifications  des  pratiques  langagières  en  sont  un  des  plus  probants.  À  partir  d’un  corpus  dont  il  donne  des  exemples80,  Jacques  Anis  (2003)  en  analyse  minutieusement  les  procédés (réduction graphique, variantes phonétiques, effets typographiques … ). Il montre  que tous ces écarts à la norme orthographique concourent aux quatre propriétés de ce qu’il  qualifie « d’écrit de réseau ». Il s’agit tout d’abord de textes bruts au sens où ils ne font l’objet  d’aucune relecture. Les productions textuelles rejettent le formalisme généralement associé  à  l’écrit  pour  lui  substituer  la  familiarité  de  l’oral.  Elles  valorisent  l’expressivité  des  sentiments. Enfin, elles poursuivent un but socialisant par le partage de codes communs et  l’importance de la fonction phatique.   

Si  l’on  en  identifie  aisément  l’origine  (les  caractéristiques  des  interfaces  et  l’objectif  de  rapidité), si les linguistes disposent des cadres théoriques qui permettent de rendre compte  de  ces  transformations,  il  est  plus  difficile  de  les  évaluer.  Enrichissement  pour  ceux  qui  évoquent la création d’un nouveau registre niveau de langue qui vient s’ajouter à ceux qui  préexistaient au service de situations de communication bien spécifiques. Appauvrissement  pour  les  autres  qui  redoutent  qu’il  ne  s’agisse  pas  d’un  registre  complémentaire  mais  de  substitution. 

S’agissant  des  usages  scolaires,  ces  évolutions  du  registre  sensorimoteur  de  la  médiation  instrumentale modifient à la fois la nature des activités d’apprentissage et le comportement  des  élèves.  On  observe  par  exemple  comment  des  changements  de  canalités  des  informations  proposées,  facilitent  certains  apprentissages.  C’est  ainsi,  par  exemple,  que  l’affichage du spectre sonore des productions orales aide à entendre et s’entendre pour les  apprentissages  phonologiques.  À  condition  de  disposer  de  logiciels  performants  et  de  mettre  en  œuvre  des  pratiques  pédagogiques  adaptées,  Alain  Cazade  (1999)  montre  l’intérêt que présente ce changement de canalité pour les apprentissages phonétiques. 

Pour  une  partie  d’entre  eux,  les  jeunes  rejettent  les  documents  textuels  trop  longs  qui  exigent une attention soutenue. Dans un rapport de recherche rédigé pour le ministère de la  Culture  et  des  Communications  du  Québec,  Gilles  Pronovost  et  Chantal  Royer  (2006)  montrent que seule une minorité d’adolescents lit des livres, les autres les trouvant « trop  longs »  alors  que  tous  multiplient  les  supports  de  lecture  de  documents  courts  (Bandes  dessinées, sites web … ). Il y a là un véritable changement de comportement partiellement  imputable  aux  évolutions  de  la  médiation  sensorimotrice.  Ecrans  et  exposition  au  flux 

        

80 Exemple d’un message SMS échangé entre deux collégiens et rapporté par Jacques Anis : «  COUCOU ROMAIN !JEC KE TU  ME MENT !JE C KE SARAH NE PE PA ME BLERE ESKE 2M1 TU LUI 2MANDE POURKOI L ME FAI LA GUEULE ?SARAH TE LE DIRA  A TOI !L PARLE 2 MOI EN COUR »  

d’informations  ne  conviennent  pas  à  l’usage  du  document  textuel  qui  exige  un  investissement temporel important. 

Les  évolutions  de  la  médiation  sensorimotrice  permise  par  les  technologies  numériques  soulèvent la question de l’existence d’une sorte d’isomorphisme entre elles et la culture de  l’individu.  La  encore,  les  unités  de  temps,  de  lieu  et  d’action  ont  été  rompues.  Le  « temps  long »  de  la  lecture  du  livre,  lu  au  calme,  a  fait  place  à  la  consultation  de  documents  réticulaires à la structure complexe et au contenu fragmenté, en des lieux multiples et avec  des  instruments  divers.  La  psychologie  cognitive  montre  que  la  lecture  des  documents  hypertextuels  requiert  des  compétences  nouvelles  que  tous  les  lecteurs  ne  maîtrisent  pas. 

Elle montre aussi que  l’introduction d’images dans les documents, qu’elles soient fixes ou  animées  complique  encore  la  lecture  alors  qu’elles  sont  souvent  présentées  comme  des  aides  à  la  compréhension.  Dans  un  article  de  synthèse  des  travaux  de  recherche  sur  cette  question, Jean‐François Rouet (2003, p. 24) conclut que « la lecture de réseaux hypertextes  n'est  pas  en  soi  porteuse  d'une  meilleure  compréhension  des  contenus.  Les  expériences  comparant  versions  hypertexte  et  linéaire  des  mêmes  contenus  donnent  des  résultats  mitigés.  Pour  des  tâches  simples  de  lecture‐compréhension,  les  résultats  sont  jusqu'ici  en  faveur des textes imprimés ». Dans le même temps les travaux ne disent rien de l’impact de  ces nouvelles façons de lire sur la « culture de l’individu ». Alvin Tofler (rapporté par Michel  Mirabail, 1991, p.16) évoque à ce sujet la « culture éclatée », comme « une « mosaïque » faite  de bric et de broc, qui ne trouve pas place dans nos fichiers mentaux préétablis. Elle relève donc  d’un certain « tohu‐bohu » qui préside, comme on le sait, à la genèse de nouveaux mondes. La  particularité de cette genèse est d’être à l’image de chaque homme, appelé à donner du sens à  ses  propres  « chaînes  d’idées »,  à  partir  d’un  matériel  disloqué.  Au  lieu  donc  de  recevoir  passivement notre modèle mental de la réalité, nous sommes, à présent, contraints à l’inventer  et à le réinventer constamment. Ce qui chez Toffler est un constat somme toute assez positif  devient  une  crainte  sous  la  plume  de  Nicolas  Carr.  Célèbre  pour  ses  essais  iconoclastes,  il  soutient  dans  son  dernier  ouvrage  (The Shallows : What the internet is doing to our brains,  2010) la thèse selon laquelle les internautes assidus deviendraient de mauvais lecteurs (de  livres).  Au‐delà  de  ce  que  disent  les  travaux  scientifiques  sur  les  processus  de  lecture‐

compréhension  des  nouvelles  formes  de  document  se  profilent  de  nouveaux  comportements,  marqués  par  une  médiation  sensorimotrice  différente.  La  structure  des  documents, leur matérialité et même leurs contenus ont changé et posent la question de la  culture de l’individu autrement que par un jugement normatif, tel que celui émis par Nicolas  Carr. Des travaux comme ceux de Gilles Pronovost et Chantal Royer (2006) s’inscrivent dans  cette  perspective  d’étude,  en  prêtant  une  attention  aux  modifications  comportementales. 

Pour  les  jeunes  de  notre  étude,  internet,  c’est  « plus  pratique  et  plus  facile  que  les  livres », 

« on  peut  rechercher  plus  de  choses »,  c’est  « plus  rapide »,  « en  deux  clics  c’est  fait »  et  d’ailleurs, « on n’a pas vraiment le temps pour chercher dans les livres » (Eden). Pour certains  d’entre  eux,  on  note  une  certaine  prudence.  Parfois,  «  l’information n’est pas complète »  et 

« n’est pas totalement juste à certains points » (Dilan). D’ailleurs, conclut un collégien, « c’est  dommage que les livres comme les dictionnaires sont un peu mangés par internet » (Denitz).    

4.1.3 Médiation praxéologique (cellule A3)   

Les technologies numériques modifient‐elles les conditions de l’action. C’est une banalité de  le dire. Encore faut‐il caractériser ces transformations. 

Reterritorialisation virtuelle de l’action (de formation, d’enseignement  et d’apprentissage) 

L’institution  scolaire  est  un  exemple  très  explicite  de  territorialisation  de  l’École.  Hors  de  l’École,  un  jeune  est  un  jeune,  à  l’École  il  devient  un  élève.  Les  enseignants  agissent  à  l’intérieur du périmètre scolaire et les parents à l’extérieur. Le territoire de l’École dans sa  forme  scolaire  traditionnelle  trace  ainsi  des  frontières  qui  définissent  qui  fait  quoi,  où  et  quand.  La  classique  mais  heuristique  comparaison  de  cette  forme  scolaire  avec  le  théâtre  classique (unités de temps, de lieu et d’action) n’a jamais été parfaite qu’observée à distance. 

Pourtant, si les devoirs à la maison, les cahiers de vacances ont toujours constitué des écarts  à  ce  modèle,  ils  n’étaient  que  les  exceptions  qui  confirment  la  règle,  les  anomalies  qui  rendent  la  norme  plus  forte  et  visible.  Les  déclarations  des  jeunes  et  leurs  pratiques  de  même  que  les  discours  et  les  actes  des  enseignants  montrent  combien  les  technologies  numériques déstabilisent la forme scolaire. Des usages privés du téléphone mobile en classe  (en septembre 2009, 29% des collégiens et 58% des lycéens déclarent l’utiliser en classe81)  aux travaux de groupe auto‐organisés en soirée par les élèves pour réaliser les devoirs à la  maison (déclaration fréquente des adolescents de notre étude), les technologies numériques  sont  mobilisées  pour  transcender  les  impératifs  de  lieu  et  d’espace.  Cet  impact  des  technologies que l’on peut qualifier de « quasi‐effet » tellement il est systématique, est assez  bien  connu,  très  documenté  et  se  vérifie  dans  tous  les  groupes  sociaux  et  toutes  les  catégories  d’âges.  Procédant  à  une  analyse  des  caractéristiques  du  « temps  électronique »,  Philippe  Naccache  et  Bertrand  Urien  (2006,  pp.  6‐7),  listent  six  dimensions  des  transformations qu’il opère sur nos comportements et nos activités. Ces auteurs relèvent en  premier  lieu  « l’éviction  des  bornes  traditionnelles  des  temps  sociaux »  et  notamment  celles  qui séparent le temps professionnel et le temps personnel pour les adultes ou bien le temps  scolaire  et  le  temps  non  scolaire  pour  les  adolescents.  Ils  évoquent  également  la  désynchronisation du temps électronique avec les repères naturels du temps (jour/nuit par  exemple), la compression des distances temporelles (temps indépendant de la distance), la  création d’une fracture temporelle qui marque la possibilité pour un individu d’être rythmé  sur une zone temporelle distincte de celle dans laquelle il réside, la possibilité de manipuler  le  temps  le  l’horloge  (regarder  les  informations  télévisées  en  décalé  par  exemple)  et 

        

81 Source : Enquête TNS‐SOFRES, http://www.tns‐sofres.com/_assets/files/2009.10.06‐ados‐mobiles.pdf (document  consulté le 13 juin 2011) 

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